LA QUESTION DE LA JUSTICE TRANSITIONNELLE
L'idée que les crimes de masse commis contre les populations civiles appellent une réponse judiciaire spécifique n'est pas nouvelle. A l'époque moderne, on retrouve ainsi cette idée dans l'organisation des grands procès des responsables nazis ou japonais après la seconde Guerre mondiale (procès de Nuremberg et de Tokyo).
On la retrouve ensuite dans plusieurs pays dans lesquels la démocratie remplace la dictature militaire, avec des procès des principaux responsables des juntes (en Grèce en 1975, en Argentine en 1983).
On en retrouve enfin des versions récentes plus développées, comme, par exemple, la Commission « Vérité et réconciliation » en Afrique du Sud, mise en place en 1995 pour permettre au pays de tourner la page douloureuse de l'apartheid.
Dans tous ces exemples, on voit que l'idée est la reconnaissance des crimes et la désignation des principaux responsables, pour éviter leur occultation et la perpétuation de l'injustice faite aux victimes.
Il ne s'agit pas de régler les comptes du passé, et de prévoir une vengeance ou une revanche, mais bien au contraire de permettre les conditions du vivre ensemble, pour l'avenir. C'est un point important, qui explique à la fois l'intérêt que l'Union européenne porte à ce sujet, et la proposition de résolution qui nous est soumise : la justice transitionnelle vise en même temps le passé, le présent et l'avenir.
Le passé, car il s'agit de nommer les crimes pour ce qu'ils sont, de les établir de façon claire et précise pour éviter qu'ils ne soient plus tard niés ou contestés.
Le présent, car il faut permettre le retour chez elles des populations persécutées. Or cet objectif, déjà ardu, sera presque impossible à atteindre si ces populations ne peuvent avoir confiance dans une forme de justice et être assurées que leurs droits seront reconnus et respectés.
L'avenir, enfin, car comment imaginer que l'Irak puisse se reconstruire pacifiquement s'il n'est pas rendu justice des exactions passées ?
Reconnaître les victimes et ce qu'elles ont subi, c'est aussi réaffirmer leur légitimité à vivre dans leur pays, à retrouver leurs maisons qui ont souvent été détruites ou occupées par d'autres après leur fuite.
QUELLE JUSTICE POUR LES CRIMES DE L'ETAT ISLAMIQUE ?
Plusieurs voies pouvaient être imaginées pour l'incrimination et le jugement des innombrables crimes de l'Etat islamique en Irak. Certaines apparaissent pourtant aujourd'hui hors de portée.
L'IMPOSSIBILITÉ DU RECOURS À LA COUR PÉNALE INTERNATIONALE
Institution permanente mise en place par un traité intitulé Statut de Rome de la Cour pénale internationale, entré en vigueur le 1 er juillet 2002, la Cour pénale internationale (CPI) est compétente, sous certaines conditions, pour juger des génocides, des autres crimes contre l'humanité, des crimes de guerre et des crimes d'agression. Sa compétence est conditionnée à la réunion de conditions, découlant essentiellement du fait de savoir si le pays concerné a ratifié ou non le traité.
La CPI est ainsi compétente :
- Si le pays dans lequel le crime a été commis a reconnu sa compétence en ratifiant le Statut de Rome. Ce n'est pas le cas de l'Irak 1 ( * ) , et la CPI n'est donc pas compétente pour les crimes qui y ont été commis ;
- Si l'auteur du crime est un ressortissant d'un pays ayant ratifié le Statut de Rome. Cette condition n'est a priori pas remplie dans le cas des crimes commis par Daech en Irak, dans la mesure où l'essentiel des cadres de cette organisation djihadiste en Irak sont ou étaient irakiens. Il est intéressant de noter que certains combattants de l'Etat islamique sont des étrangers, dont certains ressortissants de pays ayant ratifié le Statut ;
- Si elle est directement saisie par le Conseil de Sécurité des Nations Unies (CSNU).
L'option du recours à la CPI, outre que celui-ci est par nature très complexe, n'est donc pas ouverte, du fait que l'Irak n'est pas partie au Statut de Rome de la CPI et ne reconnait donc pas sa compétence.
Outre ces trois cas alternatifs de compétence de la CPI, cette institution respecte le principe de subsidiarité, c'est-à-dire qu'elle ne peut exercer sa compétence que si le pays concerné n'a pas la volonté ou la possibilité juridique de poursuivre le crime. L'impossibilité du pays concerné de poursuivre le crime peut tenir, notamment, à ce que la qualification n'existe pas dans son droit national. C'est précisément le cas en ce qui concerne l'Irak, puisque le droit pénal irakien ne comprend pas les notions de génocide, de crime contre l'humanité ou de crime de guerre .
LA DIFFICULTÉ, POUR L'HEURE, DE L'INSTRUCTION PAR LE SYSTÈME PÉNAL IRAKIEN
Les investigations, l'instruction et le jugement des crimes de Daech en Irak se heurtent à des difficultés juridiques, pratiques et politiques :
- sur le plan juridique , comme cela a été vu, le droit irakien ne permet pas de poursuivre des crimes qui ne sont pas définis dans son droit pénal ;
- sur le plan pratique , à supposer que la difficulté juridique aurait été résolue, la fragilité de l'Etat irakien rend à la fois difficile de mobiliser les moyens d'investigation et d'instruction nécessaires, et d'accorder aux personnes qui en seraient en charge les formations indispensables au traitement de ces crimes d'une nature particulière ;
- sur le plan politique , le jugement des crimes commis et la poursuite de leurs auteurs sont d'autant plus délicats qu'il existe un risque, dans le paysage national fragmenté de l'Irak, que ces procédures soient frappées du soupçon de finalité politique ou partisane.
LA MISE EN PLACE D'UN DISPOSITIF SPÉCIFIQUE
Dans la mesure où les voies de la procédure pénale nationale ou de la CPI semblent fermées, il y a lieu de considérer la mise en place, en plein accord avec les autorités irakiennes et dans le respect de la souveraineté de ce pays, d'un dispositif spécifique.
A ce titre, le Cambodge fournit un exemple utile. Dans ce pays, trois tribunaux spéciaux, composés majoritairement de juges cambodgiens, mais aussi de juges étrangers spécialisés, ont été mis en place pour juger les crimes de masse commis pendant le génocide.
De fait, les autorités irakiennes participent déjà à une forme de coopération internationale en la matière : l'Irak s'est fortement impliqué dans l'élaboration du Plan d'action de Paris de septembre 2015 en faveur des victimes de violences ethniques et religieuses au Moyen-Orient.
En outre, la résolution 2379 (2017) du CSNU du 21 septembre 2017, adoptée à l'unanimité du Conseil de Sécurité, en réaffirmant la souveraineté de l'Irak, établit une équipe d'enquête chargée de recueillir les preuves et les faits permettant d'aider la justice irakienne à poursuivre les auteurs des crimes et persécutions commises par l'Etat islamique.
* 1 Pour l'heure, 123 pays sur 193 ont ratifié le Statut de Rome.