B. LE CICID DE FÉVRIER 2018 A APPORTÉ UN CADRAGE NÉCESSAIRE, QUI TARDE TOUTEFOIS À ÊTRE TRADUIT DANS UNE LOI DE PROGRAMMATION RENOUVELÉE

1. Le CICID de février 2018 a fixé les priorités de l'aide publique au développement de la France

Fortement interministérielle, l'aide au développement menée par la France apparaît très éclatée. Si la dispersion des instruments budgétaires, résulte directement des critères de comptabilisation de l'aide publique au développement définis par l'OCDE, les rapporteurs spéciaux constatent qu'elle nuit à l'élaboration d'une vision exhaustive de cette politique publique, ce qui rend l'appréciation de son pilotage d'autant plus difficile .

Ce constat a été relayé par le cabinet du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, lors de son audition par les rapporteurs spéciaux, qui a fait état d'un pilotage longtemps guidé par des objectifs de moyens, plutôt que de résultats .

Dans cette perspective, les rapporteurs spéciaux considèrent que les conclusions du CICID du 8 février 2018 constituent un tournant, dans la mesure où elles définissent le « cap » de l'aide publique au développement pour les prochaines années.

Outre la trajectoire budgétaire visant à atteindre le ratio de 0,55 % du RNB en 2022, le CICID de 2018 a mis l'accent sur plusieurs éléments fondamentaux de l'aide publique au développement, dont notamment :

- la définition de cinq priorités politiques sur lesquelles l'aide publique au développement de la France doit être concentrée, à savoir la santé, l'éducation, l'égalité entre les femmes et les hommes, le climat, et répondre aux situations de fragilité et de crise ;

- le renforcement de la composante « dons » de notre aide publique au développement ;

- l'accroissement de la part de l'aide bilatérale ;

- l'accroissement de l'aide humanitaire , avec l'objectif d'atteindre un montant de 500 millions d'euros en 2022 ;

- un accroissement de la part de l'aide publique au développement transitant par les ONG et les collectivités territoriales ;

- la définition de priorités géographiques en définissant 19 pays prioritaires 17 ( * ) , dont 18 en Afrique.

Les rapporteurs saluent l'effort de clarification des priorités de l'aide publique au développement de la France qui, au regard de son intervention dans de nombreux pays du monde, a pu faire l'objet de critiques quant à une dispersion trop importante de ses moyens, entraînant un risque de « saupoudrage » régulièrement dénoncé.

2. Le projet de loi de programmation : l'Arlésienne ?

Depuis 2018 est prévu un projet de loi de programmation relative au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales , qui devrait remplacer la dernière loi d'orientation de 2014 18 ( * ) . Outre la programmation budgétaire esquissée par le CICID de 2018, le projet de loi a vocation à redéfinir l'architecture du pilotage de la politique de développement, et notamment l'articulation entre les ministères de l'Europe et des affaires étrangères (MEAE), de l'économie, des finances et de la relance, ainsi que l'AFD qui constitue l'opérateur pivot de l'État.

Plusieurs fois annoncé, l'examen de ce projet de loi au Parlement n'a eu de cesse d'être repoussé depuis lors.

Toutefois, lors de son audition , il a été indiqué aux rapporteurs spéciaux que le texte devait être présenté dans les prochains jours en Conseil des ministres . Initialement prévue le 18 mars dernier, sa présentation en Conseil des ministres avait été reportée en raison de la crise sanitaire. Les conséquences de celle-ci ont nécessité un ajustement de la trajectoire budgétaire, et le projet de loi a fait l'objet d'une nouvelle saisine du Conseil économique, social et environnemental (CESE) et du Conseil d'État.

3. Une stratégie dans les « très grands émergents » qui interroge au regard des priorités affichées

L'examen à venir du projet de loi de programmation s'inscrit dans un contexte de fortes attentes quant à la définition d'un pilotage stratégique et politique de l'aide publique au développement, notamment au regard des priorités géographiques de celle-ci.

En effet, si le CICID du 8 février 2018 a défini clairement la liste des 19 pays prioritaires de l'aide publique au développement de la France, en 2018, seuls cinq d'entre eux figurent parmi les vingt premiers bénéficiaires .

Principaux bénéficiaires de l'aide publique au développement totale de la France en 2018

(en millions d'euros)

Rang

Pays

Montant

1

Inde

414

2

Colombie

385

3

Turquie

346

4

Cameroun

317

5

Côte d'Ivoire

294

6

Éthiopie

256

7

Indonésie

253

8

Bangladesh

221

9

Sénégal

220

10

Nigéria

218

11

Maroc

166

12

Kenya

156

13

Burkina Faso

144

14

Syrie

130

15

Géorgie

129

16

Mali

124

17

Tchad

124

18

Cuba

117

19

RDC

116

20

Tanzanie

113

NB : les montants présentés additionnent l'aide publique bilatérale et l'aide publique multilatérale imputée. Il s'agit de l'aide publique totale, soit celle comptabilisée pour les dons et les prêts.

Source : document de politique transversale annexé au projet de loi de finances pour 2021, à partir des données de l'OCDE

S'agissant de la Turquie, les informations transmises aux rapporteurs spéciaux indiquent, qu'en 2019, la Turquie se place à la 23 ème place parmi les bénéficiaires de l'aide bilatérale de la France , pour un montant de 66 million d'euros, soit une perte de treize places par rapport à 2018 . Cette diminution résulte principalement par la baisse de la contribution de la France à la « Facilité de l'Union européenne  en faveur des réfugiés en Turquie ». En revanche, les données relatives à l'aide multilatérale ne sont pas encore connues pour l'année 2019 .

Ce déséquilibre entre les priorités géographiques de la France et les principaux bénéficiaires de son aide publique au développement résulte, en partie, de l'appétence de la France pour les prêts , au détriment des dons, l'encourageant à investir dans des pays à revenus intermédiaires plutôt que dans les pays les moins avancés (PMA) qui ne peuvent souscrire de prêts. Ainsi, la part des PMA dans l'aide publique totale - bilatérale et multilatérale - représentait seulement 26 % en 2018. Depuis 2014, la part de l'aide à destination des pays à revenu intermédiaire représente plus de la moitié de l'aide totale (52 % en moyenne entre 2014 et 2018) 19 ( * ) .

Par conséquent, les rapporteurs spéciaux s'interrogent sur la stratégie de l'aide publique au développement de la France à destination des « très grands émergents » 20 ( * ) (TGE), pour lesquels l'accès à l'aide publique internationale n'apparaît plus comme une nécessité.

Les auditions menées par les rapporteurs spéciaux ont toutefois mis en lumière le fait que la comptabilisation de certains flux financiers à destination de ces pays en tant qu'aide publique au développement pouvait être questionnée . Par exemple, la moitié de l'aide bilatérale adressée à la Chine correspond aux frais d'écolage des étudiants chinois en France (67 millions d'euros sur les 121 millions d'euros au total) 21 ( * ) .

De plus, l'intervention dans ces pays ne doit en principe faire l'objet d'aucun coût financier pour l'État , conformément au CICID du 13 juillet 2013. Ce principe a été intégré dans la loi de 2014 22 ( * ) qui prévoit que « le partenariat avec les « très grands émergents », qui mobilisera les acteurs français dans leur diversité, est essentiel pour renforcer le dialogue et préparer ensemble les négociations internationales sur les enjeux partagés. Il se fera sans coût financier pour l'État (hors expertise technique) ».

Pourtant, les données transmises aux rapporteurs spéciaux font état d'un effort financier de l'État à destination des TGE s'élevant à 44 millions d'euros en 2019 23 ( * ) , dont 19,1 millions d'euros pour des crédits d'assistance technique, donc permis par les dispositions de la loi de 2014, mais également :

- 14 millions d'euros résultant d'un prêt concessionnel ;

- 11 millions d'euros de dons, dont la moitié destinée à la lutte contre la déforestation en Amazonie.

Les auditions menées par les rapporteurs spéciaux ont rappelé que le mandat d'intervention de l'AFD dans ces pays vise à soutenir la croissance verte, et le développement durable de ces pays , dans ses composantes économique, sociale et environnementale, et à créer des liens économiques entre la France et ces États. En tant que société de financement, il convient de noter que l'activité de l'AFD dans ces pays contribue évidemment à la diversification des risques de son portefeuille.

Dans cette perspective, les engagements de l'AFD ont rapidement augmenté ces dernières années, et ont atteint 2,01 milliards d'euros en 2019 , soit un doublement depuis 2015 , et une hausse de 30 % par rapport à 2018. Le rebond des autorisations de financement entre 2018 et 2019 résulte d'une hausse de l'activité de l'AFD au Brésil, qui s'est établie à 396 millions d'euros, contre 19 millions d'euros en 2018.

Les rapporteurs spéciaux reconnaissent que l'intervention dans les TGE permet d'entretenir des liens économiques et diplomatiques avec la société civile et participe de la stratégie d'influence de la France. Toutefois, ces interventions doivent s'inscrire en parfaite adéquation avec les priorités diplomatiques de la France, au risque de nuire à la cohérence de l'action extérieure de notre pays.

À ce titre, les rapporteurs spéciaux saluent la réflexion en cours au sein du Gouvernement sur les conditions de mobilisation de l'aide publique au développement destinée à la Turquie . En effet, le secrétaire d'État chargée des affaires européennes, Clément Beaune, a annoncé une révision à venir de la « politique française et européenne de prêts à la Turquie, parmi d'autres instruments de réponse, dans les prochains mois » 24 ( * ) .


* 17 Bénin, Burkina Faso, Burundi, Djibouti, Éthiopie, Gambie, Guinée, Haïti, Madagascar, Mali, Mauritanie, Niger, République centrafricaine, République démocratique du Congo, Sénégal, Tchad et Togo.

* 18 Loi n° 2014-773 du 7 juillet 2014 d'orientation et de programmation relative à la politique de développement et de solidarité internationale.

* 19 Réponse au questionnaire budgétaire.

* 20 La liste des très grands émergents a été définie par lettre des ministres de tutelle de l'AFD le 28 juillet 2014 et comprend l'Afrique du sud, le Brésil, la Chine, l'Inde, l'Indonésie, le Mexique, et la Turquie.

* 21 Données transmises par la direction générale de la mondialisation.

* 22 Préambule de l'annexe de la loi n° 2014-773 du 7 juillet 2014 d'orientation et de programmation relative à la politique de développement et de solidarité internationale.

* 23 Données transmises par l'AFD aux rapporteurs spéciaux.

* 24 Compte rendu de la séance publique en date du 28 octobre 2020.

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