B. UNE MISE EN oeUVRE D'AUTANT PLUS INCERTAINE QUE LES OBJECTIFS FIXÉS MANQUENT PARFOIS DE PRÉCISION OU DE RÉALISME
1. Une stratégie qui manque de précision pour chacun des quatre domaines prioritaires choisis
Si la commission des affaires économiques salue l'ambition et la diversité des objectifs fixés par la Commission européenne, elle regrette également l'absence d'étude d'impact formelle préalable à la fixation de tels objectifs et dont les conclusions auraient pu permettre d'en préciser la portée.
La commission des affaires économiques regrette également que la question du financement ne soit pas directement abordée . Alors que la Commission européenne estime que 120 milliards d'euros d'investissements seront nécessaires pour atteindre les objectifs fixés d'ici 2030, les incertitudes demeurent quant à la répartition de ces investissements au sein de l'Union européenne.
Face à l'approximation de certains objectifs, la commission des affaires économiques a adopté plusieurs amendements visant à les préciser.
a) Sur les compétences numériques
Sur le volet relatif aux compétences numériques, l'amendement n° 14 du rapporteur, M. Patrick Chaize, précise que la formation des 20 millions de spécialistes des TIC concerne l'ensemble des emplois nécessaires, qualifiés et intermédiaires, pour permettre de pourvoir des emplois sur l'ensemble de la chaîne de valeur numérique .
Cet amendement précise également que les efforts de formation des États membres doivent s'articuler avec les grandes priorités technologiques, économiques et industrielles fixées par l'Union européenne en matière numérique. Alors que des investissements supplémentaires sont déployés afin de constituer des filières économiques européennes de la cybersécurité et de l'informatique en nuage ( cloud ), il serait regrettable de ne pas disposer, au sein des ?États membres, des compétences nécessaires pour consolider ces deux filières.
Selon les récents travaux de la délégation aux entreprises du Sénat 9 ( * ) , il existe une véritable pénurie mondiale des ressources et compétences en matière de cybersécurité, estimée à 4 millions de postes non pourvus en 2020, tandis que 78 % des décideurs informatiques mondiaux peinent à recruter des personnes disposant des compétences nécessaires pour répondre aux besoins du marché. En France, chaque année, le nombre de postes non pourvus dans le domaine de la cybersécurité est ainsi estimé entre 7 000 et 15 000.
Par conséquent, les efforts et les investissements des États membres doivent permettre de répondre aux besoins de recrutement et de formation dans ces deux filières stratégiques pour l'avenir numérique de l'Union européenne.
Par ailleurs, la commission a également adopté l'amendement n° 11 de M. Franck Montaugé et de de plusieurs de ses collègues , visant à préciser que la formation aux compétences numériques doit d'appuyer sur des outils « neutres » de formation.
En effet, les récents travaux menés par la commission des affaires économiques sur la souveraineté numérique 10 ( * ) ont montré que les grandes entreprises américaines du numérique s'investissent depuis plusieurs années dans la formation des métiers de l'informatique, en particulier pour les métiers de l'informatique en nuage ( cloud computing ). Les investissements des GAFAM prennent notamment la forme de certifications professionnelles destinées à acquérir des compétences logicielles spécifiques et propres à chaque entreprise . De telles certifications sont devenues incontournables et soulignent le manque de formations nationales et indépendantes, à tous les niveaux, pour développer de telles compétences.
b) Sur les infrastructures numériques
Sur le volet relatif aux infrastructures numériques, l'amendement n° 15 du rapporteur contribue à mieux articuler l'objectif de production industrielle de semi-conducteurs avec les dispositions prévues par la proposition de règlement européen établissant un cadre de mesures pour renforcer l'écosystème européen de semi-conducteurs ( Chips Act ) 11 ( * ) .
Dans la mesure où la transition numérique de l'Union européenne est aussi une transition industrielle, les États membres doivent sécuriser leurs approvisionnements de composants électroniques et matériaux nécessaires à la construction des infrastructures et biens numériques, au besoin en constituant des stocks stratégiques. Pour répondre à ses besoins, l'Union européenne doit soutenir le développement d'une filière industrielle compétitive, mais également poursuivre un objectif de souveraineté industrielle et numérique, qui justifie de pouvoir, lorsque la situation l'exige, répondre à ses propres commandes en priorité.
Par conséquent, les efforts et les investissements des États membres doivent poursuivre un double objectif de compétitivité et de souveraineté économique permettant aux États membres d'assurer en priorité leur propre transition numérique.
Par ailleurs, l'amendement n° 5 de M. Montaugé et de plusieurs de ses collègues a également été adopté , précisant que des investissements dédiés doivent être prévus pour l'implantation de centres de données et le développement de solutions logicielles européennes.
En effet, les récents travaux de la commission des affaires économiques sur la souveraineté numérique 12 ( * ) insistent sur la nécessité de bâtir une souveraineté logicielle européenne.
La localisation des infrastructures numériques sur le territoire de l'Union européenne et le développement de solutions logicielles européennes sont les deux revers d'une même médaille, celle de la souveraineté numérique européenne. En effet, la souveraineté logicielle de l'Union est primordiale, non seulement au regard des enjeux économiques et de compétitivité, mais aussi pour mieux se prémunir des lois extraterritoriales américaines.
c) Sur la transformation numérique des entreprises
Sur le volet relatif à la transition numérique des entreprises, l'amendement n° 16 du rapporteur précise que l'amélioration du financement des entreprises innovantes à forte croissance devrait s'effectuer à tous les niveaux de leur développement .
Selon les récents travaux menés par la mission d'information du Sénat relative à l'excellence de la recherche française et à la pénurie de champions industriels 13 ( * ) , le continuum de financement des écosystèmes français et européens présente des lacunes importantes qui peuvent être préjudiciables car elles ne permettent pas à l'Union européenne et à ses États membres de bénéficier des retombées économiques des entreprises innovantes qu'ils ont parfois financées.
En effet, les bénéfices tirés des brevets, inventions et innovations françaises et européennes tendent à profiter davantage à des sociétés étrangères capables de mobiliser massivement des capitaux pour commercialiser ces innovations et les développer à plus grande échelle.
Si des efforts significatifs ont été faits pour soutenir la création et l'amorçage de sociétés numériques innovantes, l'absence de fonds de croissance capables de mobiliser rapidement des volumes élevés d'investissement contribue à la « fuite des pépites technologiques » françaises et européennes, y compris dans les domaines des TIC.
Il est également indispensable d'assurer le dernier maillon de la chaîne de financement que représente la cotation boursière des sociétés innovantes, en permettant notamment aux 26 licornes françaises d'être cotées et de se financer auprès de systèmes boursiers français et européens. Au regard de la croissance des entreprises technologiques et numériques au sein de l'Union européenne et de la hausse du nombre de licornes, le moment semble venu de créer un écosystème boursier européen capable d'accompagner et d'assurer la cotation de ces sociétés sur les marchés européens de capitaux (Nasdaq européen).
Par conséquent, les efforts et les investissements des États membres doivent concerner tous les niveaux de financement et de développement des entreprises innovantes en forte expansion.
d) Sur la numérisation des services publics
Sur le volet relatif à la numérisation des services publics, l'amendement n° 17 du rapporteur rappelle la nécessité, pour la Commission européenne et les États membres, de faire des efforts pour favoriser l'inclusion numérique et la lutte contre l'illectronisme afin d'améliorer l'accès de tous aux services publics .
À cet égard, la mission d'information du Sénat menée sur ce sujet est particulièrement éclairante et frappante : en France, 14 millions de personnes ne maîtrisent pas les outils et technologies numériques, et trois personnes sur cinq se déclarent incapables de réaliser des démarches administratives en ligne 14 ( * ) . La numérisation des services publics doit avant tout favoriser leur accessibilité et contribuer à une transition numérique inclusive et au bénéfice du plus grand nombre.
2. Une stratégie qui manque de réalisme notamment en matière de connectivité et de télécommunications
La commission des affaires économiques estime que l'adoption d'un tel programme d'action ambitieux est bienvenue, mais certains objectifs apparaissent parfois difficilement réalisables ou peu pertinents.
Cela est notamment le cas de l'objectif de connectivité qui vise la couverture, par la 5G, de toutes les zones habitées d'ici 2030 et l'accès, pour tous les foyers européens, à un réseau en gigabit (1 000Mbit/seconde). D'une part, une telle généralisation de la 5G serait contraire au principe de neutralité technologique.
D'autre part, elle semble difficilement atteignable pour l'ensemble des États membres, en particulier dans les zones peu denses, montagneuses et difficilement accessibles. Si un tel objectif correspond à l'ambition du plan France Très Haut Débit en France, le déploiement de la 5G, pour les usages particuliers, s'est accéléré.
Toutefois, en matière de télécommunications et de connectivité, il est plus important de garantir un service de qualité, et à un tarif raisonnable, à l'ensemble de la population européenne, le choix de la technologie pouvant être différent selon les États membres car relevant aussi de choix politiques.
En conséquence, l'amendement n° 15 du rapporteur permet de préciser ce point et de remplacer l'objectif de connectivité par un objectif de qualité de service .
Par ailleurs, l'amendement n° 4 de M. Montaugé et de plusieurs de ses collègues a également été adopté , précisant que la stratégie globale de l'Union européenne en matière numérique doit veiller à la réduction des inégalités de connectivité et de la « fracture numérique ».
* 9 https://www.senat.fr/notice-rapport/2020/r20-678-notice.html
* 10 http://www.senat.fr/notice-rapport/2021/r21-755-notice.html
* 11 https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/ ?uri=CELEX %3A52022PC0046
* 12 http://www.senat.fr/notice-rapport/2021/r21-755-notice.html
* 13 https://www.senat.fr/notice-rapport/2021/r21-655-notice.html
* 14 https://www.senat.fr/notice-rapport/2019/r19-711-notice.html