COMPTE RENDU DE L'AUDITION
DE M. GÉRALD DARMANIN,
MINISTRE DE L'INTÉRIEUR ET DES OUTRE-MER
M. François-Noël Buffet, président. - Merci, monsieur le ministre, d'être avec nous cet après-midi pour aborder, en présence du rapporteur Philippe Bas, les deux textes que vous soumettez au Parlement. Le premier, de nature organique, concerne le report du renouvellement général des membres du congrès et des assemblées de province de la Nouvelle-Calédonie ; le second, de nature constitutionnelle, a trait à la modification du corps électoral pour les élections au congrès et aux assemblées de province de la Nouvelle-Calédonie.
Le rapporteur du premier premier texte présentera demain matin à la commission son rapport, commission qui désignera, ce même jour, le rapporteur sur le second texte. Il y'a près de deux ans, le Sénat a rendu un rapport d'information consacré à l'avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie aux termes duquel il a émis un certain nombre de recommandations. Dans l'intervalle, la situation sur place s'est apaisée et les projets commencent à avancer de manière assez concrète. Je souligne, monsieur le ministre, toute l'attention qu'accorde la commission des lois du Sénat à ce dossier particulièrement important, à la fois pour nos concitoyens de Nouvelle-Calédonie, mais aussi pour la République et pour notre pays.
M. Gérald Darmanin, ministre de l'intérieur et des outre-mer. - Je suis ravi de pouvoir évoquer avec vous ce beau territoire de la Nouvelle-Calédonie, dont les évolutions politiques et institutionnelles sont suivies par le Sénat avec une attention particulière.
Avant de présenter les deux textes - l'un constitutionnel, l'autre organique - que le Président de la République a souhaité vous soumettre dans le prolongement de son déplacement en Nouvelle-Calédonie quelques mois plus tôt, je commencerai par rappeler les objectifs politiques que nous cherchons à atteindre.
À la suite de l'accord de Nouméa, la Nouvelle-Calédonie a connu trois référendums d'autodétermination successifs au cours du premier mandat du Président de la République. Par trois fois, les Calédoniens - certes, avec des scores serrés - ont rejeté l'indépendance. L'accord de Nouméa prévoyait expressis verbis que les différentes parties devaient se réunir si le « non » l'emportait à trois reprises afin de constater la situation ainsi créée, sans précisions supplémentaires quant à la suite du processus.
Ces trois référendums clos, la Nouvelle-Calédonie reste française en droit, mais le territoire, qui bénéficie d'une très large autonomie économique, fiscale et sociale, est toujours traversé par des oppositions politiques et idéologiques. La question de l'indépendance reste très prégnante et ne pouvait être ignorée par le Gouvernement, sous peine de faire preuve de mépris et de recréer les conditions susceptibles de créer les événements dramatiques que la République a malheureusement connus par le passé.
Dans le même temps, le Gouvernement n'entendait pas organiser un énième référendum, qui se serait inscrit dans une logique visant à faire voter les électeurs jusqu'à ce qu'ils répondent « oui », dans la mesure où une telle option n'était pas prévue par l'accord de Nouméa et où le choix souverain des Calédoniens de rester Français devait être respecté.
Je me suis rendu à de nombreuses reprises en Nouvelle-Calédonie et le Gouvernement a tenu moult réunions - bilatérales, trilatérales ou en aparté - avec les représentants du territoire. J'ai pu porter ce dossier durant les mandats de Jean Castex et d'Élisabeth Borne, en lien avec Sébastien Lecornu pour la première partie du quinquennat. Nous avons proposé aux Calédoniens, qu'ils soient indépendantistes ou non, de pouvoir écrire un nouvel accord qui ancrerait évidemment la Nouvelle-Calédonie dans la République, mais qui prendrait également en compte une série d'évolutions institutionnelles.
En préalable, je souligne la complexité de l'organisation de la Nouvelle-Calédonie, qui découle d'une histoire ancienne et se base sur une répartition du pouvoir spécifique, avec des provinces qui sont l'équivalent des régions métropolitaines, mais dont les pouvoirs sont bien plus larges, notamment en matière économique. Cette structuration particulière complexifie les politiques publiques menées, alors que le territoire fait face à des défis d'ampleur, qu'il s'agisse du réchauffement climatique, d'enjeux économiques liés au nickel ou encore d'égalité des chances.
Cinq institutions régissent en effet ce territoire peuplé de 300 000 habitants : un congrès, un gouvernement et trois provinces, auxquels s'ajoutent des communes. Chaque province dispose, par exemple, de son propre code de l'environnement, alors que les enjeux environnementaux dépassent probablement leur périmètre géographique, ce qui rend parfois complexes les politiques de lutte contre le réchauffement climatique.
Outre la question institutionnelle, la question plus politique de la citoyenneté calédonienne - reconnue par la Constitution - est posée. Le fait que les Calédoniens sont à la fois Français et Calédoniens induit une problématique électorale qui est l'objet des textes que nous vous présentons.
Trois listes électorales coexistent. La première, commune, est utilisée pour les élections présidentielle et législatives dans le cadre d'un suffrage universel non restreint ; la deuxième, « provinciale », sert à élire les représentants des provinces, ce scrutin étant important à double titre. D'une part, ces représentants disposent d'un pouvoir local considérable ; d'autre part, les rapports de force dans les provinces déterminent la répartition des sièges au sein du congrès et, in fine, la présidence du gouvernement de Nouvelle-Calédonie. L'enjeu électoral se conjugue donc à un enjeu de représentation, étant précisé que, en vertu de l'accord de Nouméa, un pourcentage donné des membres du Congrès peut déclencher ou non les référendums d'autodétermination. La troisième, enfin, est la liste « référendaire », qu'il n'est en aucun cas question de modifier.
La véritable urgence concerne les élections provinciales, censées se tenir en mai 2024. Plus précisément, il s'agit de déterminer si nous devons convoquer celles-ci avec un corps électoral spécifique, qualifié de « gelé », ou si nous modifions ce dernier. Selon nous, le Président de la République en poste au moment de la signature de l'accord, Jacques Chirac, avait, dans une démarche de compromis et de paix, accepté de restreindre le corps électoral pour les élections locales et le scrutin référendaire. Par conséquent, les Calédoniens qui naissent aujourd'hui de parents calédoniens sur le territoire - les « natifs » - ne votent pas ; à l'inverse, un Français arrivant de métropole ne pourrait pas voter pour élire un représentant provincial, et ce quelle que soit sa durée de résidence sur place, ce qui va à l'encontre des droits démocratiques les plus élémentaires.
Considérant que l'accord de Nouméa revêtait un caractère transitoire, le Gouvernement prend donc la responsabilité de modifier le corps électoral des élections provinciales afin de se rapprocher du droit commun, du moins relativement. Aussi avons-nous proposé, après de longues discussions, de dégeler ledit corps électoral en instaurant un critère de dix ans de résidence ininterrompue en Nouvelle-Calédonie pour pouvoir voter aux élections provinciales. En y ajoutant les natifs - kanaks ou non kanaks - qui ne peuvent pas actuellement voter en l'état de la législation, le corps électoral accueillerait environ 25 000 nouveaux électeurs.
Pourquoi avoir retenu cette durée ? Là où, schématiquement, les indépendantistes étaient opposés au dégel du corps électoral, les non-indépendantistes proposaient de retenir des durées de domiciliation comprises entre trois et cinq ans. À la demande du Président de la République, j'ai suggéré de retenir une période de dix ans, qui semblait représenter un compromis acceptable par les deux parties. Philippe Bas se souvient sans doute qu'il s'agissait de la première proposition formulée par le président Jacques Chirac : acceptée dans un premier temps, elle avait finalement été écartée.
Plusieurs questions découlent de ce choix, à commencer par celle de savoir si nous pouvons dégeler le corps électoral et convoquer les élections provinciales en mai 2024. Le Conseil d'État y a répondu par la négative en indiquant que les modifications envisagées étaient de nature constitutionnelle, alors que nous pensions dans un premier temps que les tableaux auxquels faisait référence l'accord de Nouméa étaient de nature organique. Nous avons pris acte de cette interprétation.
Concernant la possibilité d'adopter rapidement ces modifications et d'organiser les élections dès le mois de mai, la réponse est également négative ; d'où notre proposition visant à décaler le scrutin au mois de décembre. Le Conseil d'État a fait savoir qu'il serait possible de reporter une nouvelle fois ces élections, en novembre 2025 au plus tard.
Notre dessein collectif consiste bien à parvenir à un accord global avec les Calédoniens - indépendantistes ou non - dans lequel s'inscrirait le dégel de la liste électorale provinciale, mais également une redéfinition de la nationalité calédonienne, aujourd'hui uniquement rattachée au fait de voter, sans oublier d'éventuelles adaptations d'institutions qui manquent peut-être d'efficience. Le congrès ou la Nouvelle-Calédonie pourraient ainsi être rebaptisés, tandis que nous pourrions nous interroger de manière plus approfondie sur le lien qu'entretient la Nouvelle-Calédonie avec la France, en examinant le degré d'une autonomie qui pourrait peut-être aller jusqu'à disposer du pouvoir diplomatique.
Le Gouvernement a toujours exprimé le souhait d'aborder l'ensemble de ces sujets dans le cadre d'un accord qui s'inscrirait dans la continuité de celui qui a été signé à Nouméa. En outre, la question de l'autodétermination reste posée : la République ne saurait refuser à la Nouvelle-Calédonie le droit de se prononcer dans certaines formes, mais en s'assurant qu'un tel scrutin n'intervienne pas de manière trop rapprochée, car cela reviendrait à désavouer les votes précédents tout en créant une instabilité qui nuirait aux investissements locaux, menacés en permanence par une épée de Damoclès.
Pour autant, cette question de l'autodétermination pourrait être posée à l'horizon d'une génération. Reste à voir sous quelle forme : un référendum n'offrant le choix qu'entre « oui » et « non », au caractère très européen, devrait peut-être céder la place à des référendums de projets qui correspondrait davantage au caractère océanien. L'un des défauts de l'accord de Nouméa résidait peut-être dans le fait d'avoir fixé une date précise et posé une alternative binaire, alors que certains Calédoniens peuvent être favorables à l'idée d'indépendance tout en étant attachés à la France. Nous pourrions ainsi imaginer que l'un des partis politiques propose un projet d'association à la France, en s'assurant que les deux tiers ou les trois cinquièmes du congrès de Nouvelle-Calédonie soient associés à ce type de démarche et qu'aucune des forces politiques n'écrase les autres.
Jusqu'à présent, nous avons longuement discuté, mais sans parvenir à un accord, malgré l'importante avancée que représente l'adoption, à une large majorité, du projet de loi organique destiné à reporter le scrutin par le congrès de Nouvelle-Calédonie. N'oublions que les indépendantistes comme les non-indépendantistes sont eux-mêmes divisés : l'Union nationale pour l'indépendance-Palika n'a ainsi pas adopté la même position que l'Union calédonienne (UC) en votant en faveur de ce texte aux côtés des non-indépendantistes, alors que ces deux formations appartiennent au Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS).
Le Gouvernement a choisi d'aller de l'avant en mettant sur la table ces modifications organiques et constitutionnelles qui ne touchent que la liste électorale provinciale et qui prévoient un report du scrutin. Nous avons toujours signifié aux Calédoniens que s'ils parvenaient à trouver un accord entretemps, nous l'étudierions avec grand intérêt et le proposerions au Parlement français, en modifiant les deux textes. La méthode choisie fonctionne dans la mesure où, pour la première fois depuis quatre ans, les indépendantistes et les non-indépendantistes se sont réunis à deux reprises sans l'État afin de discuter d'un éventuel accord, en en publiant des communiqués de presse communs. À défaut d'être parvenus à un accord à ce stade, et sans nier l'existence de points d'achoppement tels que l'horizon de l'autodétermination, les deux camps dialoguent.
Cependant, les échéances se rapprochent puisque le FLNKS tiendra son congrès au mois de mars prochain, tandis que le Sénat examinera le texte à la fin de ce même mois, avant que l'Assemblée nationale ne s'en empare le 13 mai. Le Congrès se réunira quant à lui avant l'été et n'examinera que ce dossier néo-calédonien. La paix dans ce territoire transcende sans doute les épisodes de politique politicienne et devrait permettre de se concentrer sur le fond, à la demande des Calédoniens eux-mêmes.
Nous leur adressons le message suivant : nous avançons, sans bousculer les équilibres et en proposant une solution de compromis sur le dégel du corps électoral, mais sans préjuger d'un éventuel accord relatif aux institutions ou à la citoyenneté. Me rendant à nouveau en Nouvelle-Calédonie le 20 février, j'espère que nous trouverons les voies d'un compromis permettant d'organiser les élections provinciales de la façon la plus apaisée possible.
Le Gouvernement respecte donc les parties comme l'histoire de la Nouvelle-Calédonie qui s'inscrit dans la continuité de l'accord de Nouméa et prend en compte la volonté de la population de rester française, sans nier le droit à l'autodétermination qui devra s'exercer dans une temporalité raisonnable.
Pour résumer notre état d'esprit, nous sommes optimistes, mais prudents. Je tiens à souligner la grande responsabilité dont font preuve les élus locaux, dont le président Louis Mapou, le président Roch Wamytan, les présidents de province et en particulier Sonia Backès, présidente de la province Sud qui a pris l'initiative des discussions entre indépendantistes et non-indépendantistes. Je souhaite également saluer l'ensemble des parlementaires, ainsi que les maires, qui jouent un rôle très important en Nouvelle-Calédonie : même les élus indépendantistes ont organisé le troisième scrutin, ce qui démontre, au-delà d'idées politiques que nous respectons, leur loyauté envers la République. Enfin, je remercie les différents hauts- commissaires qui se sont succédé.
Pour toutes ces raisons, un texte constitutionnel est nécessaire afin de supprimer le dernier alinéa de l'article 77 de la Constitution introduit en 2007, qui imposait le gel par référence au corps électoral de 1998 ; et de créer le nouvel alinéa 77-1 introduisant les deux critères que j'évoquais concernant les natifs et les dix années de domiciliation. Le projet de loi organique prévoit, quant à lui, le report du scrutin, avec la possibilité pour le Gouvernement de justifier un report supplémentaire par l'imminence de la conclusion d'un accord.
Merci de m'avoir donné l'opportunité de présenter ce dossier aussi complexe que passionnant. Restons très modestes dans ce dossier, qui a connu des épisodes sanglants et qui suscite de fortes attentes.
Pour terminer sur une tonalité plus romantique, la jeunesse locale, kanake ou non, indépendantiste ou non, ne se pose pas nécessairement les mêmes questions que ses aînés. Tous les Kanaks ne sont pas indépendantistes, et un certain nombre d'entre eux servent dans les rangs de la police ou de la gendarmerie tout en manifestant un attachement culturel à l'indépendance et à la « Kanaky » ; de la même manière, l'identité calédonienne compte pour les jeunes non-indépendantistes, qui ne se sont pour la plupart jamais rendus dans l'Hexagone. La question institutionnelle se pose différemment pour cette génération, à qui nous devons offrir une perspective tout en tenant compte de ses incontestables spécificités.
Enfin, nous devons protéger la Nouvelle-Calédonie des ingérences étrangères et des tentatives de prédation économique visant le nickel - secteur qui traverse une période très difficile -, sans oublier les enjeux liés à la zone économique exclusive (ZEE) et à une contestation plus globale de la présence occidentale dans la zone indopacifique. Travaillons pour cette jeunesse calédonienne, à laquelle tous pensent en imaginant l'avenir du territoire.
M. Philippe Bas, rapporteur. - Monsieur le ministre, merci pour votre exposé qui reflète votre bonne connaissance de la question calédonienne, à laquelle vous avez consacré beaucoup de temps. Sur ce sujet excessivement complexe, seul le texte organique reportant au plus tard au 15 décembre 2024 les élections provinciales initialement prévues en mai est pour l'instant inscrit à l'ordre du jour des travaux du Sénat.
J'ai été surpris de l'adoption en conseil des ministres du texte constitutionnel, qui reflète une créativité dont la Nouvelle-Calédonie offre un certain nombre d'exemples, mais qui justifie un certain nombre de précautions. Parallèlement à ce travail du Gouvernement, des discussions visant à parvenir à un accord global sont en cours en Nouvelle-Calédonie. Dans le cadre de nos déplacements sur place avec le président François-Noël Buffet, nous avions déjà souligné l'exigence d'apporter une solution d'ensemble au territoire.
Ne craignez-vous pas, en ayant si rapidement rendu public un projet de loi constitutionnelle visant à traiter la question du corps électoral, d'initier un processus séparant l'organisation des élections de la recherche d'une solution globale, qui reste l'objectif principal ? Cette méthode ne risque-t-elle pas de reporter d'autant un accord plus large ?
De surcroît, la date du 15 décembre 2024 équivaut à une prolongation de sept mois du pouvoir des assemblées provinciales et du congrès. Le Conseil d'État a, quant à lui, généreusement considéré que l'on pourrait aller jusqu'à une prolongation de dix-huit mois. Pourquoi un tel empressement de votre part ? Serait-ce une manière de faire adopter par le Parlement français une solution constitutionnelle partielle, dont vous prévoyez heureusement qu'elle pourrait ne jamais être appliquée en cas d'accord local ?
Peut-être êtes-vous animé par le souci d'inciter à la conclusion d'un accord par le biais d'un texte repoussoir qui n'engloberait pas toutes les problématiques néo-calédoniennes. Celles-ci, outre le corps électoral, concernent les relations avec l'Hexagone, les évolutions institutionnelles et les modalités d'exercice du droit à l'autodétermination, un droit incontestable, mais qui ne saurait s'exercer dans des modalités identiques à celles qui sont prévues par l'accord de Nouméa. Je souhaiterais que vous puissiez lever cette difficulté en amont de la définition d'un calendrier d'adoption de ce texte constitutionnel, qui reste un peu virtuel à ce stade.
Par ailleurs, en admettant que nous organisions des élections sur le fondement d'une liste révisée par application du texte constitutionnel, aurions-nous vraiment le temps de franchir toutes les étapes nous séparant de la date butoir du 15 décembre ? Cette échéance doit impérativement être respectée, ne serait-ce que pour des raisons pratiques : elle correspond en effet au début des grandes vacances australes, et ne pas tenir ce délai reviendrait à perdre trois mois.
Le haut-commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie nous a assuré que tout serait prêt et qu'il ne manquerait pas un seul bouton de guêtre, mais ses affirmations n'ont pas levé tous les doutes que je pouvais éprouver.
Enfin, quelle évaluation faites-vous des progrès des discussions ? De récents contacts avec les parties prenantes m'ont donné l'impression que des avancées étaient obtenues, ce qui pourrait nous inciter à leur laisser davantage de temps, sans qu'elles puissent nous soupçonner d'exercer une pression sur elles en adoptant un texte visant une solution à la fois unilatérale et partielle.
Mme Corinne Narassiguin. - Je souscris aux propos tenus par le rapporteur. Depuis l'accord de Nouméa, la démarche de la France consiste à laisser de l'espace à la conclusion d'un accord local, un objectif qui pourrait être contrarié par le critère des 10 ans « secs » de domiciliation, qui ne satisfait pas les deux parties. Certains pourraient s'interroger sur la sincérité des négociations à venir, estimant que le Gouvernement fera adopter de toute façon le projet de loi constitutionnelle. N'existe-t-il pas là une entrave au bon déroulement des discussions ?
Nous partageons tous le souhait d'aller vers une situation la plus pacifiée possible, avec une définition de plus en plus claire de la répartition des compétences entre l'État et la Nouvelle-Calédonie. Le processus d'autodétermination, quant à lui, devra aller jusqu'à son terme. Vous n'avez d'ailleurs pas mentionné le fait que les indépendantistes ont contesté le troisième référendum et refusé d'y participer, sans revenir, fort heureusement, à la violence. La situation n'en demeure pas moins fragile : si un texte constitutionnel venait à être adopté au forceps, les élections, qu'elles soient organisées en décembre 2024 ou plus tard, pourraient être considérées comme illégitimes par une partie de la population.
M. Gérald Darmanin, ministre. - Le rapporteur dispose d'une connaissance plus ancienne et plus approfondie de la Nouvelle-Calédonie que la mienne et a soulevé des questions que nous avons évoquées avec le Président de la République. Je corrigerai néanmoins certains de vos propos : consacrer plus de trois ans à la discussion ne me paraît pas témoigner d'un empressement ou d'une volonté de bousculer nos interlocuteurs.
Par ailleurs, chacun en conviendra, fixer la date des élections et délimiter le corps électoral sont des tâches essentielles dans une démocratie. S'agissant dudit corps électoral, tous s'accordaient à reconnaître qu'il était gelé de manière transitoire, dans la période définie par l'accord de Nouméa, avec la tenue de trois référendums. Même si les Calédoniens avaient voté majoritairement « oui » lors du dernier scrutin, les élections provinciales auraient dû être organisées : comment les indépendantistes auraient-ils alors procédé ? Sans doute pas en réservant le scrutin aux seuls Kanaks, solution qui constituerait une rupture d'égalité et qu'ils n'ont d'ailleurs jamais soutenue.
Concernant la méthode, ma lecture de la situation est inverse à la vôtre : c'est bien à la suite du dépôt des textes que les discussions ont débuté, alors que les indépendantistes et non-indépendantistes ne se réunissaient pas sans l'État depuis le troisième référendum, en dépit du fait de vivre ensemble au quotidien. Les deux camps ont ainsi refusé toute réunion trilatérale officielle pendant deux ans, tandis que les indépendantistes - à l'exception de l'Union nationale pour l'indépendance-Palika - ne s'étaient pas déplacés lors de la visite du Président de la République.
Nous avons finalement réussi à organiser une rencontre trilatérale, avant que le dépôt des textes ne déclenche, comme par magie, des réunions et des séminaires débouchant sur des communiqués communs. J'estime donc que notre initiative a dynamisé la machine institutionnelle. Certes, les indépendantistes n'ont aucun intérêt à voir le corps électoral dégelé, en tout cas pas sans négocier d'autres évolutions institutionnelles qui détermineraient, par exemple, les modalités de l'autodétermination. Plus globalement, toutes les parties ont intérêt à ce que les institutions fonctionnent de manière plus efficace et à ce que la citoyenneté calédonienne soit mieux définie.
J'ai donc le sentiment que si nous arrêtions ce processus, les deux camps ne trouveraient plus aucun intérêt à se réunir et reporteraient de manière indéfinie les sujets qui fâchent.
En outre, la date du 15 décembre a été validée par le congrès calédonien, présidé, à l'instar du gouvernement, par un indépendantiste. Je ne vois pas par quel miracle une majorité indépendantiste voterait le report des élections contre son propre gré. Une majorité du congrès, ainsi que le président du gouvernement Louis Mapou, a validé cette échéance.
L'État est en ordre de marche pour les étapes qui suivront le vote de la loi, le décret correspondant étant d'ores et déjà prêt et pouvant être transmis à votre commission.
Cela fait plus de deux ans que nous avons préparé ce scénario, ne serait-ce que pour montrer aux Calédoniens ce que pourra donner la révision du corps électoral.
Que signifie exactement le dégel électoral ? Qui vote ? Où et comment ? Et de quelle manière le vote est-il influencé ? Les simulations que nous avons conduites montrent que s'ajouteront aux listes 12 441 natifs qui ne votent pas - soit des Calédoniens de plus de 18 ans, nés en Nouvelle-Calédonie, qu'ils soient ou non Kanaks - et 13 400 non-natifs résidant depuis plus de dix ans sur le territoire. On atteint ainsi le nombre de 25 000 nouveaux électeurs que j'évoquais tout à l'heure.
Nous avons tout organisé et méticuleusement noté, nous sommes prêts pour la révision des listes électorales. Existe-t-il d'autres moyens permettant aux Calédoniens de voter aux élections provinciales ? Le Gouvernement n'est pas opposé à l'idée qu'on puisse justifier d'un intérêt matériel et moral, en plus de la naissance ou du nombre d'années de résidence. Mais cela complexifie les choses, car il faudrait créer des commissions composées à parité d'indépendantistes et de non-indépendantistes ; dans ce cadre, certains auraient intérêt à évincer les autres, puisqu'il y a une élection à gagner.
J'insiste sur l'urgence de disposer de représentants provinciaux pour la gestion du nickel, qui se trouve dans une situation extrêmement complexe à l'heure où nous parlons.
Les indépendantistes n'ont pas intérêt à boycotter la province Nord, car ils laisseraient les non-indépendantistes gagner la gestion de l'usine de nickel. Je pense que les indépendantistes iront voter, surtout qu'ils savent qu'ils remportent massivement les élections dans la province Nord. Que ce soit l'Union calédonienne ou l'Union nationale pour l'indépendance qui remporte la province est une autre question. En Nouvelle-Calédonie, savoir qui va gagner les élections n'est pas un enjeu : la province Sud revient aux loyalistes, la province Nord aux indépendantistes. En revanche on se demande quelle famille d'indépendantistes va remporter le scrutin et comment elle va influencer le congrès. Bref, il faut s'attendre à des votes indépendantistes.
Encore une fois, nous serons prêts parce que le décret est d'ores et déjà préparé et que nous avons conduit ces simulations justement pour pouvoir organiser les élections en décembre prochain.
Le texte présenté est-il un repoussoir ? Je ne le pense pas, car, il y a un an, alors que je présidais les négociations, toutes les tendances indépendantistes et non indépendantistes ont signé un document autorisant le dégel du corps électoral pour y inclure les citoyens résidant sur le territoire depuis plus de dix ans. Quelle démocratie vivrait avec une liste électorale ne comprenant que les natifs, sans jamais inclure les personnes qui viendraient à résider sur le territoire ? Il ne s'agirait certainement pas d'une démocratie classique.
Quant au troisième référendum, il a été organisé à la demande des indépendantistes. C'est une vérité qu'il faut sans cesse rappeler, sans quoi on pourrait avoir le sentiment que l'État a voulu forcer les choses. J'insiste, ce sont bien les indépendantistes qui, au congrès, ont demandé à l'État d'organiser ce référendum et d'en fixer la date.
Pour des raisons de fond et de forme sur lesquelles je ne reviendrai pas, le référendum a été reporté au moment où la pandémie de covid-19 a éclaté. Lorsque le référendum a enfin eu lieu, au sortir de la crise sanitaire, les indépendantistes se sont en grande partie abstenus. Mais ce ne fut pas le cas de tout le monde. Par exemple, le président Paul Néaoutyine, signataire des accords de Nouméa, est allé voter.
Il n'en demeure pas moins que je suis d'accord avec vous : les indépendantistes ont boycotté le référendum, prétextant qu'il y avait la covid. Cela ne les a pas empêchés d'aller voter aux élections législatives qui se sont tenues quelques semaines plus tard, dans la perspective de battre un député de la majorité.
À mon avis, les indépendantistes ont dû se dire qu'ils risquaient de perdre le référendum et qu'ils avaient commis l'erreur de le déclencher. Par ailleurs, ils ne se sentaient pas forcément prêts à acquérir leur indépendance tout de suite. Dans ces conditions, il valait mieux demander à l'État de repousser la date du référendum.
L'État a décliné cette demande, car il y avait une machine référendaire à mettre en place et que la tenue de ce genre de scrutin en Nouvelle-Calédonie implique un maintien de l'ordre public particulier. Par ailleurs, les maires indépendantistes ont accepté d'organiser le scrutin et de convoquer les électeurs.
Le troisième référendum a été contesté juridiquement, mais le Conseil d'État a donné raison à l'État français. La Nouvelle-Calédonie a toujours la possibilité de saisir les instances internationales aux fins de contestation, ce qu'elle n'a pas fait. Aucun pays au monde, y compris ceux de la zone Pacifique, ne s'est saisi de cette question. Je peux l'attester, m'étant rendu à la réunion du C-24, le Comité spécial des Nations unies chargé d'étudier la situation en ce qui concerne l'application de la Déclaration sur l'octroi de l'indépendance aux pays et aux peuples coloniaux. Nous sommes le seul pays à y envoyer un ministre ou un ambassadeur pour justifier la considération de l'État pour les demandes d'indépendance de la Polynésie et de la Nouvelle-Calédonie, deux territoires à décoloniser. Le C-24 a lui-même constaté que nous avions respecté toutes les règles du droit électoral lorsque nous avons organisé le référendum.
Plus personne ne conteste le résultat du scrutin, y compris les indépendantistes. D'autant que le Gouvernement ne nie nullement le droit à l'autodétermination : il exige seulement qu'on en précise les modalités. C'est ainsi que nous avons mis plusieurs scénarios sur la table...
Du reste, je ne pense pas que le Gouvernement agisse de façon trop rapide. C'est parce que nous présentons ces textes que les Calédoniens ont commencé à discuter et à progresser dans les négociations. Oui, nous faisons un pari, mais celui-ci paraît assez raisonnable dès lors que nous n'avons pas poussé notre avantage : en effet, nous n'avons parlé ni du dégel total du corps électoral, ni de l'étendre aux citoyens pouvant justifier de trois années de résidence, ni de l'autodétermination et de son échéance éventuelle, ni d'ajout ou de retrait de compétences. Nous nous en sommes tenus au minimum minimorum de la République et de la démocratie en proposant que les citoyens de plus de 18 ans nés en Nouvelle-Calédonie et ceux qui y résident depuis plus de dix ans puissent participer aux élections provinciales.
Je le dis pour nos futurs débats : nous n'avons pas proposé de modification de la représentation au sein des assemblées de province et du congrès. Certains parlementaires pourraient être tentés d'aller dans cette voie, mais cela outrepasserait le gentlemen's agreement que nous avons conclu avec les Calédoniens. Pour l'heure, ils continuent à discuter et je les rencontrerai avec beaucoup de plaisir la semaine prochaine.
Bien entendu, nous vous fournirons les documents par lesquels Victor Tutugoro et Roch Wamytan ont accepté les discussions sur le dégel du corps électoral, dans les conditions que j'ai décrites.
M. François-Noël Buffet, président. - Je vous remercie pour votre participation, monsieur le ministre.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.