II. TRAVAUX DE LA MISSION D'ÉVALUATION ET DE CONTRÔLE DE LA SÉCURITÉ SOCIALE (MECSS)
AUDITION DE M. MORGAN DELAYE, CHEF DE SERVICE, ADJOINT AU DIRECTEUR DE LA DIRECTION DE LA SÉCURITÉ SOCIALE, SUR LES PERSPECTIVES DE MISE EN oeUVRE DE L'OBLIGATION ORGANIQUE D'ÉVALUATION DES NICHES SOCIALES (29 FÉVRIER 2024)
M. Alain Milon, président. - Mes chers collègues, nous avons aujourd'hui le plaisir d'entendre M. Morgan Delaye, chef de service, adjoint au directeur de la sécurité sociale, sur les perspectives de mise en oeuvre de l'obligation organique d'évaluation des niches sociales.
Ce rapport se situe dans le cadre de la prochaine mise en oeuvre de la disposition de la révision organique de 2022 selon laquelle chaque année, l'annexe du projet de loi d'approbation des comptes de la sécurité sociale (Placss) relative aux niches sociales doit évaluer un tiers de ces niches.
Je rappelle que l'article L.O. 111-4-4 du code de la sécurité sociale prévoit que « sont jointes au projet de loi d'approbation des comptes de la sécurité sociale » diverses annexes. L'une de ces annexes, relative aux niches sociales, présente « l'évaluation de l'efficacité de ces mesures au regard des objectifs poursuivis, pour au moins le tiers d'entre elles ». Il est précisé que « chaque mesure doit faire l'objet d'une évaluation une fois tous les trois ans ».
Comme vous vous en souvenez, cette disposition n'a pas été respectée dans le cadre du Placss 2022, ce qui a été l'une des raisons du rejet du texte par le Sénat.
Nous avons entendu, le 17 janvier 2024, les deux inspecteurs généraux des affaires sociales, co-auteurs du rapport de mars 2023 de l'Inspection générale des affaires sociales (Igas) et de l'Inspection générale des finances (IGF), sur la méthodologie d'évaluation des niches sociales. Cette audition a apporté peu d'informations utiles, les auteurs du rapport indiquant ne pas avoir d'informations sur ses perspectives de mise en oeuvre.
Monsieur le chef de service, nous vous remercions d'avoir répondu à l'invitation de la mission d'évaluation et de contrôle de la sécurité sociale (Mecss). Vous avez été destinataire d'un questionnaire écrit qui vous permet de connaître nos principales interrogations. Je vous invite, dans un premier temps, à tenir un propos liminaire d'une quinzaine de minutes. Les sénateurs présents, en premier lieu Élisabeth Doineau, rapporteure générale, pourront ensuite vous interroger.
M. Morgan Delaye, chef de service, adjoint au directeur de la direction de la sécurité sociale. - Monsieur le président, madame la rapporteure générale, mesdames, messieurs les sénateurs, vous l'avez rappelé, la loi organique a prévu une évaluation des niches sociales par tiers tous les trois ans en s'appuyant sur l'annexe au projet de loi de financement de la sécurité sociale, qui existait déjà et avait pour seul rôle jusqu'à présent de recenser les dispositifs d'exonération et d'exemption. Elle présentait une fiche d'identité et les éléments caractéristiques de chacune de ces niches, selon un périmètre qui n'était pas totalement établi.
Les inspecteurs que vous avez auditionnés ont eu pour mission de fixer le périmètre des exemptions et des exonérations qu'il s'agissait désormais d'évaluer. L'enjeu était de s'assurer qu'il était suffisamment complet pour pouvoir respecter l'obligation, sachant que la loi organique n'est pas très précise à cet égard. Elle fait une obligation d'exhaustivité, mais la définition d'une exonération ou d'une exemption n'est pas toujours simple. On a une approche très large : tout écart par rapport à une règle nominale est identifié comme une niche. De ce fait, on comptabilise environ 150 dispositifs.
La mission a également eu pour rôle de définir une méthode d'évaluation suffisamment consensuelle d'un point de vue économique et indépendante de l'administration et du pouvoir exécutif. Il faut qu'elle puise être considérée comme valide par le Parlement afin que celui-ci puisse faire siens les diagnostics posés.
La mission a distingué trois ensembles de dispositifs. Le premier regroupe des dispositifs, notamment les plus importants d'entre eux en termes de masse financière, qui doivent faire l'objet d'une évaluation très approfondie, possiblement par France Stratégie. Ensuite un ensemble d'environ 90 niches doit être évalué de manière également approfondie, mais plus ponctuelle, notamment par des missions d'inspection. Enfin, pour le dernier ensemble, la mission a proposé une évaluation plus restreinte dans la mesure où il s'agit de tout petits dispositifs, stables, mais sur lesquels les données sont parfois très peu disponibles. Par ailleurs, il y a très peu d'enjeux ou rarement de débats sur ces dispositifs, peu coûteux en général. Telle est la classification qui a été proposée. Depuis lors, les travaux ont commencé.
Un premier ensemble de travaux a été confié à deux économistes, Antoine Bozio et Étienne Wasmer. À la suite de la conférence sociale, il leur a été demandé, dans une lettre de mission dont le contenu a été rendu public, d'évaluer les effets des dispositifs d'allègement généraux sur la structure des salaires, sur le système productif et le système économique de manière générale. Les conclusions de leur rapport figureront de manière synthétique dans l'annexe.
Les trois principaux dispositifs d'exonération existants sont en cours d'évaluation. Il s'agit de la réduction générale dite dégressive des cotisations patronales, de la réduction proportionnelle des cotisations d'allocations familiales créée en 2015 de 1,8 point jusqu'à 3,5 Smic et de la réduction de 6 points des cotisations d'assurance maladie sous 2,5 Smic.
Les évaluations vont plus loin que ce qui est attendu, dans la mesure où il a été demandé aux économistes de travailler notamment sur l'influence de la forme de ces dispositifs d'exonération sur les négociations salariales et sur les trappes à bas salaires et les trappes à inactivité. Il s'agit donc d'évaluations assez poussées sur les effets économiques des dispositifs.
Les évaluations s'appuieront sur des données actualisées sur les effets de ces dispositifs sur les créations d'emplois, leur efficacité étant évaluée pour une bonne part à l'aune du coût par emploi créé ou sauvegardé. Ces dispositifs sont également comparés entre eux, afin de déterminer quels sont les plus efficaces, c'est-à-dire ceux qui permettent à des coûts relativement maîtrisés pour les finances publiques de créer le plus d'emplois.
Nous avons bon espoir que les conclusions de ces travaux puissent être intégrées dans un rapport intermédiaire lors du dépôt du Placss, les conclusions finales étant attendues à la fin du printemps. Nous n'aurons donc pas de difficultés à intégrer cette année des éléments d'évaluation assez approfondis sur les trois principaux dispositifs, conformément à notre objectif.
Le fait d'évaluer par tiers des dispositifs n'a pas forcément d'intérêt si on commence par ceux qui sont les moins intéressants et qui n'intéressent personne. L'objectif est donc de commencer par ceux qui sont au coeur du débat d'actualité et représentent des enjeux financiers importants.
Par ailleurs, nous sommes confrontés au manque de données sur certains dispositifs, qui, sous un certain seuil, sont exemptés de déclaration. Cela rend l'évaluation de leur efficacité difficile, faute de données chiffrées. Ce n'est pas vrai des principaux dispositifs, qui sont, eux, parfaitement tracés.
Ce travail n'a pas été confié à France Stratégie, contrairement à ce qui était préconisé, dans la mesure où la mission confiée aux économistes couvrait ce qui aurait été demandé à France Stratégie. Cela pourra être le cas dans un second temps, dans trois ans, car on ne demandera peut-être pas une nouvelle fois à des économistes d'effectuer un travail d'une telle ampleur.
D'autres dispositifs doivent faire l'objet eux aussi d'une évaluation approfondie : il s'agit de dispositifs d'exonération ciblés, par exemple les exonérations zonées géographiquement, les exonérations sectorielles, notamment les aides à l'apprentissage ou à l'insertion dans l'emploi et, enfin, les exonérations en faveur de l'aide à domicile, des services à la personne. Le coût de ces dispositifs varie entre quelques dizaines et plusieurs milliards d'euros. Pris ensemble, ils ne représentent pas plus de 10 % du coût des allègements généraux.
Ces dispositifs sont évalués par des missions d'inspection. Nous avons choisi d'évaluer plusieurs dispositifs à la fois, au sein de blocs faisant sens d'un point de vue économique, social et juridique. Ainsi, les dispositifs en faveur des aides à la personne regroupent une demi-douzaine d'exonérations juridiquement différentes, comme la réduction de 2 euros forfaitaire pour les particuliers employeurs, les exonérations en faveur des publics fragiles ou au titre de la garde d'enfants.
Ces dispositifs sont interdépendants : quand on bénéficie de l'un, on bénéficie de l'autre ou, au contraire, on n'y a pas droit. Si on veut apprécier leur efficacité, il vaut donc mieux les regarder ensemble. Si on veut tirer des conclusions intéressantes et intelligibles, il faut constituer des blocs à peu près cohérents. Il faudra en outre tenir compte de leurs interactions avec les allégements généraux et évaluer ce qu'ils apportent de différent, mesurer l'écart de coût et évaluer les emplois supplémentaires créés. C'est extrêmement difficile d'appréhender l'efficacité relative des dispositifs. Ainsi, il est compliqué d'évaluer le nombre d'emplois qui auraient été créés si l'exonération bénéficiant aux employeurs situés en outre-mer, dite Lodeom, n'avait pas été instaurée. Les dispositifs de droit commun représentent à peu près 70 % ou 80 %, la Lodeom 20 % ou 30 %, mais l'effet sur l'emploi de la Lodeom est compliqué à évaluer. Nous préparons des grilles d'analyse et de données qui permettent des résultats opérationnels et des conclusions précises. Je ne peux toutefois pas présager des conclusions des missions d'inspection.
Les dispositifs d'aide aux services à la personne seront évalués cette année, mais je ne sais pas s'il sera possible de dire que tel dispositif a un effet sur l'emploi vraiment supérieur à tel autre. Il sera sans doute difficile d'obtenir des conclusions extrêmement fines, les évaluateurs, y compris les économistes, étant toujours prudents quand ils réalisent ce genre de travaux.
On ne peut pas alerter inutilement sur l'inefficacité d'un dispositif sur lequel on ne dispose pas d'éléments probants. Peut-être son efficacité est-elle juste difficile à appréhender.
Rien n'exclut que des évaluations aboutissent à dire que l'on ne peut pas conclure à l'efficacité de certains dispositifs : cela signifie que, même si cela n'est pas certain, rien ne prouve non plus que le dispositif n'est pas efficace. Il s'agit de ce que la Cour des comptes qualifie de « limitation d'audit » plutôt que d' « évaluation », pour désigner l'incapacité dans laquelle on se trouve de formuler une opinion claire et tranchée sur tel ou tel aspect d'un dispositif. Cela fait partie du jeu.
D'autres missions contribueront à l'évaluation de certains de ces dispositifs. Par exemple, celle que j'évoquais précédemment examinera les dispositifs outre-mer. Nous souhaitons qu'elle aille au-delà de l'analyse des allègements généraux, pour que ses conclusions soient plus pertinentes. Je ne sais pas jusqu'à quel niveau de précision elle pourra aller, mais c'est bien là ce que nous avons recommandé. Le taux de couverture, sur ce deuxième bloc, n'est pas simple à estimer, mais nous pensons qu'un tiers environ sera évalué.
Pour le troisième bloc, c'est-à-dire les évolutions d'allégement faites par les administrations, nous souhaitons accroître la capacité à évaluer les effets financiers, même si cette donnée, parfois, n'existe pas. Par exemple, pour une exemption totale, il peut y avoir un seuil en dessous duquel rien n'est à déclarer. De ce fait, il n'existe aucun système d'information qui trace la donnée sur les sommes en question. Pour ces dispositifs, il est à peu près exclu, selon nous, de modifier le système déclaratif. Ponctuellement, nous pouvons y réfléchir, par exemple dans le cas où l'employeur aurait les informations. Mais en général, la situation est beaucoup plus complexe et la réglementation se trouve face à une aporie technique. Il en va ainsi pout un grand nombre d'exemptions des comités socio-économiques d'entreprise : l'employeur n'a pas les fichiers ni les informations. Dès lors, comment évaluer ce que représentent les avantages totalement exemptés ? Cela supposerait la construction totale d'un système d'information, qui n'a jamais été envisagée ni planifiée.
Pour ces 38 dispositifs, nous pensons toutefois faire figurer dans l'annexe une évaluation de leur coût et dans certains cas du coût par emploi créé - même si cela ne concerne parfois que quelques dizaines, centaines ou milliers de salariés. Si certains de ces dispositifs présentent un intérêt particulier, nous les ferons remonter dans la liste précédente, pour susciter des évaluations plus approfondies par des corps d'inspection. Mais, sauf manifestation d'intérêt, par exemple pour aller plus loin dans l'efficacité relative par rapport à d'autres mesures, nous ne pourrons pas le faire pour des dispositifs qui sont vraiment très petits.
Quant aux dispositifs sur lesquels il n'y a pas de données, la seule approche possible serait de faire appel à des économistes ou à des étudiants pour mener au cas par cas des études microéconomiques. Il faudrait aller voit comment ils sont attribués dans telle ou telle entreprise et faire des études sociologiques, mais par des biais non chiffrés, faute d'une banque de données.
Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale. - Lorsque nous avons entamé notre analyse, en préparant le rapport sur le projet de loi d'approbation des comptes de la sécurité sociale pour 2022, nous souhaitions qu'il y ait une évaluation d'un tiers des niches, avec les moyens dont nous disposions à l'époque. Tel n'a pas été le cas. Or notre travail est bien d'évaluer l'opportunité ou la cohérence d'un allègement ou d'une exonération. Lorsque nous avons examiné le projet de loi organique, le Gouvernement n'a pas précisé qu'il serait à ce point compliqué d'évaluer un tiers des niches sociales !
M. Morgan Delaye. - L'administration avait signalé que ce serait un très gros travail, de surcroît totalement nouveau. Les services pour le mener n'existent pas pour l'instant : nul n'est aujourd'hui capable de faire des évaluations vraiment fines de ces dispositifs. Par ailleurs, notre approche de ce qu'est une exonération ou une niche reste très large, puisque nous y incluons tout écart par rapport à la règle de droit. Cela constitue un ensemble, très vaste, de 150 dispositifs. Nous n'avons donc pas la capacité technique, actuellement, d'évaluer le tout.
Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale. - J'entends bien, mais je n'avais pas eu le sentiment que c'était un objectif impossible à atteindre. Le premier projet de loi d'approbation des comptes de la sécurité sociale a donc été pour nous une période de frustration, pour ce qui est de l'évaluation. Une première, c'est une première : on peut le comprendre. Mais à présent, comment faire ? Comment pouvons-nous obtenir des éléments ? La première audition nous a abasourdis. Nous avons eu le sentiment que c'était mission impossible. Vous avez énuméré les difficultés que vous rencontrez pour mettre en place une grille d'appréciation, et je les comprends.
Je souhaite vous interroger sur l'articulation avec les rapports précédents. En quoi un nouveau rapport purement méthodologique était-il nécessaire ? Lorsque nous examinons la pertinence d'un allègement ou d'une niche sociale, nous vérifions que la recherche a été faite dans tous les domaines. Ce n'est pas facile dans certains cas. Pourquoi, par exemple, est-il compliqué d'évaluer les exonérations portant sur les travailleurs saisonniers employés dans la récolte des fruits et légumes ? Ces exonérations ont-elles permis de conserver des emplois et de préserver une économie locale ? Ce n'est pas évident à évaluer, mais il faut dire pourquoi exactement. Les témoignages de chefs d'entreprise ou des élus locaux pourront apporter un éclairage complémentaire : l'évaluation n'est pas uniquement monétaire, financière ou budgétaire, et peut porter aussi sur le type de société que nous voulons demain.
Vous paraît-il opportun de noter les niches, comme dans les rapports de 2011 et 2015 ? Nous en avons parlé lors de notre dernière audition. Cela permettrait d'apprécier le rapport coût-bénéfice en quelque sorte.
M. Morgan Delaye. - La nécessité d'un nouveau rapport méthodologique se justifiait au moins par des considérations de périmètre. Le nombre de dispositifs recensés dans l'annexe s'est fortement accru au cours du temps, passant de quelques dizaines il y a quinze ans à 150 dispositifs aujourd'hui. Il est vrai que la présentation a changé et que l'on a mieux documenté l'existant.
Il était important pour nous d'obtenir une forme de validation du périmètre, car la loi organique ne dit rien sur ce point. Qu'entend-on au juste par « réduction » et « exonération » dans ce texte ? Nous avons eu des débats, notamment avec la Cour des comptes, pour savoir s'il fallait inclure certaines dépenses. Pour les services à la personne, par exemple, le complément de libre choix du mode de garde (CMG), qui est une dépense de la branche famille pour le soutien et l'aide à domicile, a des effets à peu près analogues au dispositif d'exonération des cotisations sociales sur les assistantes maternelles. Les deux vont ensemble et, financièrement, pour les bénéficiaires, le résultat est le même. Cet exemple est un peu caricatural, mais d'autres étaient plus subtils de sorte que la question méritait d'être posée.
Il fallait aussi classer les dispositifs, pas forcément par ordre d'importance, mais par blocs, en fonction de l'objet de l'évaluation et de son niveau de précision. Nous avons pu nous appuyer sur le travail réalisé en 2015.
Cette mission a eu pour résultat de favoriser une réflexion interministérielle. En effet, l'évaluation d'une exonération peut être différente selon l'administration qui y procède. Les administrations financières, tout comme la direction de la sécurité sociale, sans doute, manifesteront un intérêt très fort pour le coût de tel ou tel dispositif. En particulier, une exemption grève les droits sociaux, alors qu'une exonération ne le fait pas. D'autres administrations seront plus attentives à l'enjeu que représentent certains dispositifs pour les territoires ou pour certaines populations. La mission a donc rappelé qu'il fallait tenir compte de beaucoup de critères, les organiser et les prioriser.
Une conclusion importante du rapport a été de dire qu'il ne revenait pas aux administrations de procéder elles-mêmes à l'évaluation des dispositifs. En effet, elles les régissent, elles en définissent les règles et les modalités d'application, et elles en suivent la bonne application, en traitant les questions juridiques qu'ils posent. Elles savent les difficultés qu'ils peuvent poser à certains acteurs et connaissent leurs effets éventuels sur l'emploi. Elles reçoivent les représentants des secteurs qui en bénéficient. Elles disposent donc de beaucoup d'informations nécessaires pour mener une évaluation. Mais sont-elles les mieux placées pour le faire ?
D'abord, l'équipe chargée de l'ensemble des exonérations à la direction de la sécurité sociale ne compte que trois personnes. Vu l'actualité réglementaire et législative sur ces sujets, on ne peut pas envisager de lui confier une mission supplémentaire d'évaluation.
Surtout, les administrations ne sont pas dans la meilleure position pour assurer une telle mission, de sorte que le rapport propose de la déléguer à des acteurs offrant davantage de garanties d'indépendance et de liberté dans leur approche de ces dispositifs. En effet, une administration reste soumise par loyauté aux directives données par le ministre dont elle dépend. On gagnerait donc à confier l'évaluation à France Stratégie ou à des économistes missionnés par le Premier ministre. Quant au travail d'étude, il pourrait être mené par des inspections interministérielles qui bénéficieraient d'une certaine liberté d'approche dans leur mission.
La direction de la sécurité sociale considère qu'il serait utile de promouvoir une forme de notation, comme en 2015. Cela favoriserait la synthèse dans l'établissement des critères et la standardisation dans la restitution des résultats de l'évaluation. Nous considérons que cette notation pourrait faciliter une approche comparative des nombreux dispositifs, qui serait vertueuse. Bien évidemment, il faudra prévoir une marge de précaution : ce n'est pas parce qu'un dispositif sera mal noté qu'il faudra le supprimer. Et inversement un dispositif bien noté ne sera pas pour autant intouchable.
Certains de ces points de repère sont importants : la disponibilité des données, le coût global, le coût par emploi, la variabilité du dispositif, ou encore sa complexité. Il serait utile de disposer d'une grille qui tienne compte de ces éléments, même si l'on ne pourra sans doute pas en remplir toutes les cases pour l'ensemble des dispositifs. Cette année, sans aller jusque-là, nous pourrons peut-être faire figurer dans l'annexe une première notation de certains dispositifs, quitte à aller au-delà quand, après trois ans, on aura pu évaluer à peu près la totalité des dispositifs de manière à disposer d'une vision d'ensemble : il est difficile de noter les uns sans regarder les autres.
M. Bernard Jomier. - Nous avons bien compris la complexité de l'évaluation de ces dispositifs ; c'est un obstacle fréquent, au-delà du cas qui nous occupe aujourd'hui, notamment pour les élus locaux.
Ai-je bien compris que vous proposez, pour le premier bloc, de commencer le travail au moment du dépôt du projet de loi d'approbation des comptes de la sécurité sociale ? Pouvez-vous préciser le calendrier envisagé ?
Pour les territoires ultramarins, si je comprends bien, vous proposez de regrouper dans votre analyse l'ensemble des dispositifs qui s'y appliquent, pour la cohérence de l'analyse. Là encore, quel calendrier prévoyez-vous ?
M. Morgan Delaye. - Notre travail vise à mettre en oeuvre une obligation organique liée à la loi d'approbation des comptes de la sécurité sociale. Les évaluations et inspections prennent à peu près trois mois. Il faut donc travailler dès à présent pour que les annexes soient prêtes au moment du dépôt du projet de loi, avant le 1er juin.
Concernant l'évolution des allégements généraux, dans leurs trois composantes, notre objectif est de tenir compte, dans l'annexe déposée à la fin du mois de mai, des premières conclusions de la mission demandée par la Première ministre à MM. Bozio et Wasmer.
Quant à l'outre-mer, l'évaluateur est maître de ses choix. Nous avons simplement signalé que sa conclusion sur les allégements généraux n'aurait pas grand sens outre-mer s'il n'intégrait pas à sa réflexion les exonérations Lodeom pour les employeurs, plus intéressantes que les allégements généraux, et dont la moitié des entreprises ultramarines bénéficient. Ne pas les prendre en compte serait travailler avec des oeillères. Nous avons donc recommandé à la mission de procéder ainsi. Je ne sais si elle pourra aboutir à une évaluation approfondie de ces dispositifs, mais les données le permettent. Nous sommes en revanche plus prudents sur la modélisation des effets de certains dispositifs sur l'emploi outre-mer, car les données en la matière n'atteignent pas la masse critique et que les séries ne sont pas assez stabilisées : le nombre de bénéficiaires est trop faible. D'ailleurs, les prévisions de l'Urssaf sur la masse salariale sont toujours prudentes pour l'outre-mer, au vu des particularités locales et de la difficulté d'extrapoler à partir de données métropolitaines. Voilà la principale limite que je vois à l'évaluation qui sera effectuée.
Mme Solanges Nadille. - Ne pourrait-on pas poser la question de l'évaluation dès la présentation des dispositifs d'allégement ? Pourriez-vous fournir, dès ce moment, des critères d'évaluation d'un futur dispositif ?
M. Morgan Delaye. - Lorsque le dispositif est d'initiative gouvernementale, on pourrait se fonder, pour une évaluation a posteriori, sur les objectifs définis dans le cadre de l'étude d'impact. C'est d'ailleurs à peu près ce que l'on fait pour les allégements généraux, dont l'objectif est de créer des emplois ; c'est d'autant plus simple qu'ils ne sont pas territorialisés.
Les exonérations zonées visent normalement à compenser la difficulté à attirer de l'activité et à créer de l'emploi d'une certaine zone. Il faudrait les évaluer à cette aune, mais c'est plus compliqué : les activités, les emplois ainsi créés ne l'auraient-ils pas été dans un autre territoire, auquel cas il s'agit plutôt de transferts ? En la matière, le débat est assez politique ; il convient donc de laisser le Parlement décider si l'objectif est atteint.
Par ailleurs, certains dispositifs - souvent anciens et de faible envergure - n'ont pas d'objectif identifié, même si l'on peut parfois les reconstruire a posteriori. Faut-il supprimer ces dispositifs, qui ont parfois plus d'un siècle, ou les évaluer au regard d'une grille d'objectifs contemporaine ? La question reste entière et il n'est pas toujours facile d'y répondre.
Quant aux nouveaux dispositifs, qu'ils soient d'origine gouvernementale ou parlementaire, il faut toujours se référer aux raisons pour lesquelles ils sont créés.
Un autre élément nouveau pourra nous aider : la loi organique du 14 mars 2022 a apporté une modification intéressante aux dispositions relatives au suivi des niches sociales. La pérennisation au-delà de trois ans d'une nouvelle exonération ne peut désormais être décidée qu'en LFSS, même si elle a été créée par un autre vecteur législatif. Cela favorise une évaluation triennale des dispositifs, au moment de leur pérennisation, au-delà de l'annexe au projet de loi d'approbation des comptes sociaux. C'est sans doute dès ce moment qu'il conviendra d'évaluer si les premiers objectifs de la mesure ont été atteints.
Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale. - L'exigence de transparence impose de reconnaître la difficulté d'évaluer tel ou tel dispositif ; dès lors, il convient de tirer les conséquences de l'absence de bénéfices visibles, en supprimant par exemple certaines niches anciennes, même si elles ont pu être utiles naguère, ou en revenant sur une disposition récente qui se trouve être moins efficace qu'il n'était prévu.
Mme Cathy Apourceau-Poly. - C'est quand même un souci qu'une niche sur trois ne soit pas évaluée, si je vous comprends bien. Ce n'est pas rien !
M. Morgan Delaye. - Pour au moins 22 des 150 niches étudiées, nous ne disposons pas de données tracées dans le système. On peut toujours chercher à les évaluer, mais ce ne sera pas très scientifique.
Mme Cathy Apourceau-Poly. - Cela dure depuis très longtemps ! Chaque année, la question revient, mais l'on n'avance pas du tout. On maintient des niches sans savoir leur effet, qui peut très bien être nul. Quelle est la solution ? Les moyens humains nécessaires à l'évaluation ne font-ils pas défaut ?
M. Morgan Delaye. - La situation n'est effectivement pas satisfaisante, on voudrait une évaluation globale, mais ce n'est pas qu'une question de moyens humains : même si ceux-ci étaient plus grands, priorité serait sans doute donnée à l'évaluation d'autres dispositifs. En effet, ceux sur lesquels on manque d'information sont généralement d'importance modérée.
Ainsi du dispositif exonérant de charges juges et arbitres sportifs en dessous d'un certain seuil de revenus. Il est impossible d'en évaluer l'ampleur, parce qu'il y a un seuil de déclaration ; une obligation déclarative au premier euro ferait peser une charge très lourde sur les clubs et les fédérations, même avec des systèmes simplifiés ; des travaux approfondis ont été menés, un rapport de la Cour des comptes y a été consacré, mais on a abandonné l'entreprise, au vu des difficultés pour le secteur sportif.
Il faut accepter l'impossibilité d'évaluer certains dispositifs dont l'existence et la persistance résultent des choix du Gouvernement et du Parlement, au vu des charges administratives démesurées d'une telle évaluation. On tolère cette absence d'information au bénéfice de la souplesse souhaitée en la matière. Pour notre part, notre tâche est d'évaluer tout ce qui est évaluable au vu de la réglementation existante. Durcir les obligations de transmissions de données peut avoir des conséquences lourdes, qu'il faut évaluer au cas par cas : on aura toujours ce type de dilemme.
Mme Émilienne Poumirol. - Cet exemple est dérisoire. En tant qu'élus, nous nous intéressons à la sédimentation des dispositifs, car de nouvelles niches sont créées constamment, sans que jamais les précédentes soient remises en cause. Nous manquons de transparence sur l'impact et l'efficacité des niches. Cela dit, je comprends bien que l'analyse est difficile à mener.
Nous nous intéressons aux niches sociales les plus importantes, pas celles concernant les arbitres de football ou de rugby. Nous voulons savoir si l'argent dont on prive la sécurité sociale est utilisé à bon escient et s'il a des effets tangibles. Il en va de même pour l'impact territorial. Par exemple, l'exonération travailleurs occasionnels-demandeurs d'emploi (TO-DE) est utile à la viticulture et à l'arboriculture.
Nous ne serons jamais des techniciens : malgré vos explications, le côté technique nous dépasse. Nous voulons une réponse - même imprécise - sur l'efficacité de ces exonérations.
M. Morgan Delaye. - J'ai peut-être mal compris la question de Mme Apourceau-Poly. Nous ne disposons pas d'informations pour les plus petits dispositifs qui, de fait, ne peuvent faire l'objet d'une évaluation : voilà pourquoi je citais cet exemple.
La mission Bozio-Wasmer concentrera ses efforts sur les dispositifs les plus importants, qui représentent 70 milliards d'euros cumulés. Pour ceux-ci, les données sont fiables et les effets de ces mesures sont connus.
Trois blocs se dessinent.
Premièrement, les exonérations les plus nombreuses, qui sont aussi celles dont le coût est le plus important. Elles ont fait l'objet de très nombreuses évaluations et de multiples études.
Deuxièmement, un groupe rassemblant les niches créées au profit des outre-mer ou des services à la personne, entre autres : celles-ci interagissent souvent avec les premières, d'où des analyses plus complexes à mener.
Troisièmement, les dispositifs les moins importants, pour lesquels peu de données sont à notre disposition. Résultat : les évaluations sont moins poussées.
Mme Viviane Malet. - Je ne comprends pas pourquoi vous ne parvenez pas à analyser l'efficacité des dispositifs à destination des outre-mer. Nous sommes pourtant de petits territoires... Souvent, des secteurs nous sollicitent pour bénéficier des niches sociales. Des évaluations nous aideraient à y voir plus clair.
M. Morgan Delaye. - Le mandat de la mission Bozio-Wasmer est large et suscite de fortes attentes politiques.
Je ne sais pas jusqu'où ira leur analyse. Nous leur avons conseillé d'examiner les exonérations spécifiques aux outre-mer. Mais il faudra être prudent sur les conclusions, car les marges d'erreur sont importantes. C'est le cas pour les dispositifs ultra-marins, en raison de la combinaison d'un effet taille et de la complexité des instruments qui bénéficient à un nombre très restreint d'entreprises. Les quelques mouvements d'entreprises constatés chaque année ne sont pas représentatifs au niveau statistique et il ne faut pas ne pas tirer trop vite de conclusions - positives ou négatives, d'ailleurs.
Nous retrouvons le même problème pour les prévisions relatives à la masse salariale ou à l'évolution économique : la taille réduite de certains ensembles augmente les marges d'erreur, à l'inverse des dispositifs au périmètre plus large.