N° 134

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2024-2025

Enregistré à la Présidence du Sénat le 13 novembre 2024

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées (1) sur la proposition de résolution européenne en application de l'article 73 quinquies du Règlement, visant à prendre des mesures appropriées contre les atteintes aux droits fondamentaux des femmes en Afghanistan commises par le régime des talibans,

Par Mme Gisèle JOURDA,

Sénatrice

(1) Cette commission est composée de : M. Cédric Perrin, président ; MM. Pascal Allizard, Olivier Cadic, Mmes Hélène Conway-Mouret, Catherine Dumas, Michelle Gréaume, MM. Joël Guerriau, Jean-Baptiste Lemoyne, Akli Mellouli, Philippe Paul, Rachid Temal, vice-présidents ; M. François Bonneau, Mme Vivette Lopez, MM. Hugues Saury, Jean-Marc Vayssouze-Faure, secrétaires ; MM. Étienne Blanc, Gilbert Bouchet, Mme Valérie Boyer, M. Christian Cambon, Mme Marie-Arlette Carlotti, MM. Alain Cazabonne, Olivier Cigolotti, Édouard Courtial, Jérôme Darras, Mme Nicole Duranton, MM. Philippe Folliot, Guillaume Gontard, Mme Sylvie Goy-Chavent, MM. Jean-Pierre Grand, André Guiol, Ludovic Haye, Loïc Hervé, Alain Houpert, Patrice Joly, Mmes Gisèle Jourda, Mireille Jouve, MM. Alain Joyandet, Roger Karoutchi, Ronan Le Gleut, Claude Malhuret, Didier Marie, Thierry Meignen, Jean-Jacques Panunzi, Mme Évelyne Perrot, MM. Stéphane Ravier, Jean-Luc Ruelle, Bruno Sido, Mickaël Vallet, Robert Wienie Xowie.

Voir les numéros :

Sénat :

762 (2023-2024), 50, 51 et 135 (2024-2025)

ATTEINTES AUX DROITS FONDAMENTAUX DES FEMMES EN AFGHANISTAN

1. LES TALIBANS SONT REVENUS AU POUVOIR EN 2021, PLONGEANT À NOUVEAU LE PAYS DANS L'OBSCURANTISME

A. Origine des Talibans et première prise du pouvoir

Les Talibans sont les tenants d'une version extrêmement rigoriste de l'islam, dérivant du déobandisme, un courant né dans l'Inde sous domination britannique. D'ethnie pashtoune - une population répartie entre le Pakistan et le Sud et l'Est de l'Afghanistan - ils se définissent avant tout comme un mouvement national, au contraire des mouvements djihadistes internationaux. Formés dans des madrasas (écoles religieuses) du Pakistan, ils ont dans les années 1980 bénéficié du financement des puissances du bloc de l'Ouest alors en lutte contre l'Union soviétique, qui avait envahi l'Afghanistan en 1979. Au milieu de la guerre civile inter-afghane, ils prennent Kaboul le 27 septembre 1996 et imposent une première fois leur version extrême de l'islam : persécution des minorités religieuses, vandalisme patrimonial, avec la destruction des bouddhas de Bamiyan, châtiments corporels et exécutions publiques, et enfin enfermement et asservissement des femmes, qui se voient notamment imposer le port de la burqa couvrant entièrement leur visage.

B. 2001-2021 : la reconstruction inachevée de l'Afghanistan

Le 7 octobre 2001, devant le refus du mollah Omar, alors chef des Talibans, de livrer Oussama ben Laden, architecte des attentats du 11-septembre, les Etats-Unis déclenchent l'invasion du pays. C'est l'opération Enduring Freedom, qui se prolonge jusqu'à 2014 ; en parallèle, l'OTAN met sur place sa propre opération1(*) (ISAF, International Security Assistance Force) afin d'aider à l'Afghanistan à mettre sur pied des institutions de gouvernement, de former une armée afghane et de poursuivre la répression du mouvement taliban.

La reconstruction des institutions est actée par la Constitution de 2004, adopté par une Loya Jirga, forme d'assemblée constituante dont sont exclus les Talibans. L'Afghanistan devient une République islamique, dotée d'institutions parlementaires, avec un président, un gouvernement et un Parlement bicaméral2(*). L'Afghanistan connaît alors un fort développement humain et social, avec l'émergence d'une véritable vie politique ; par ailleurs les femmes sont les premières bénéficiaires de ce renouveau. Elles ont désormais accès à l'éducation, avec 3,3 millions de jeunes filles scolarisées, et à la plupart des emplois ; elles sont représentées au Parlement. Entre 2002 et 2021, leur espérance de vie est passée de 57 à 66 ans.

Malgré cela, le bilan des vingt années de présence internationale est contrasté. Le développement, d'abord, a principalement bénéficié aux grands centres urbains : Kaboul, passée de 800 000 habitants en 1996 à 5 millions en 2021, et dans une moindre mesure Herat ou Mazar-i-Sharif. Les campagnes sont restées relativement en marge : moins irriguées par le réseau des ONG, elles ont aussi subi à la fois les attaques des Taliban et les opérations de contre-insurrection de la coalition internationale. Cela a fait dire à un chercheur auditionné par le groupe d'amitié France-Afghanistan que « la césure entre citadins et ruraux est la principale ligne de fracture de la société afghane, avec celle qui sépare chiites et sunnites »3(*). De plus, l'État afghan n'a pas réussi à construire une légitimité auprès du peuple afghan et la propagande des Talibans a présenté ce gouvernement et ces institutions comme des greffons de l'étranger, eux-mêmes se réclamant d'une afghanité authentique et islamique.

C. L'échec cuisant de 2021 et la nouvelle plongée dans la nuit

Le retour au pouvoir des Talibans a d'une certaine mesure été préparé par les Etats-Unis eux-mêmes. Constatant que les milliards de dollars déversés sur l'Afghanistan avaient échoué à éliminer totalement le mouvement taliban, le président Trump lance à Doha des pourparlers directs avec les Talibans, sans même y associer les autorités afghanes. L'accord de Doha du 29 février 2020 prévoit le retrait des troupes américaines et de l'OTAN. En échange, les Talibans s'engagent à lutter contre le terrorisme international, principalement incarné par Daech. On prévoit enfin des négociations inter-afghanes.

Celles-ci n'ont jamais eu lieu : désormais en position de force, les Talibans ont lancé début 2021 leur offensive finale, qui aboutit à la prise de Kaboul le 15 août 2021. L'armée afghane, pourtant formée par la coalition occidentale, n'a que très peu résisté. Les troupes internationales n'ont d'autre choix que de se retirer, laissant la population afghane face à ses anciens et nouveaux maîtres.

II. ET MAINTENANT ?

Les sanctions dont faisait déjà l'objet le mouvement taliban depuis 1998 ont été réimposées au nouveau régime. Mais un certain pragmatisme s'est également fait jour, qui s'explique à la fois par la nécessité d'aider la population afghane dans un pays menacé d'effondrement, et par l'opportunité d'une coordination sécuritaire alors que d'autres groupes terroristes opposés aux Talibans opèrent en Afghanistan.

A. Malgré le régime de sanctions, l'ONU a ouvert des discussions avec les Talibans

Les Talibans font depuis 1999 l'objet de sanctions qui consistent principalement en un gel des avoirs, une interdiction de voyager visant les principaux dirigeants du mouvement et un embargo sur les armes. Le régime de sanctions a été reconduit par la résolution 2716 du Conseil de Sécurité du 14 décembre 2023, qui reconduisait le régime prévu par la résolution 2255 du 21 décembre 2015.

L'objet de ces sanctions est de forcer les Talibans à accepter les conditions édictées par la résolution 2593 du 30 août 2021, adoptée juste après le retour au pouvoir de ceux-ci :

· garantir la formation d'un « gouvernement inclusif »,

· lutter contre le terrorisme,

· s'engager pour le respect des droits humains, notamment des femmes et des filles,

· lever des obstacles à l'aide humanitaire,

· autoriser les Afghans qui le souhaitent à quitter le pays.

Parmi ces conditions, aucune n'est réellement remplie ; en outre, la première et la troisième sont totalement incompatibles avec l'idéologie des Talibans.

Mesures prises contre les femmes depuis 20214(*)

- mars 2022 : interdiction de l'enseignement secondaire

- novembre 2022 : interdiction d'accès à certains lieux publics (parcs, salles de sport)

- décembre 2022 : interdiction de l'enseignement universitaire

- juillet 2023 : suppression des salons de beauté

- mars 2024 : annonce du rétablissement des lapidations publiques

- août 2024 : interdiction de se déplacer sans tuteur masculin

- août 2024 : interdiction de faire entendre leur voix en public

- août 2024 : obligation de se couvrir le corps et le visage

L'ONU a néanmoins accepté d'ouvrir des discussions avec le régime taliban à Doha, dans des conditions qui ont été vivement contestées par certains pays, notamment la France et les Etats-Unis. Lors de la première rencontre de Doha, en mai 2023, les Talibans n'ont pas été invités ; lors de la deuxième, en février 2024, ils ont refusé d'y participer. En revanche, un troisième round de discussions a été ouvert les 30 juin et 1er juillet, auquel participaient des représentants des Talibans, mais sans représentants de la société civile, reçus séparément.

B. Au niveau des Etats, un large spectre d'attitudes, de l'intransigeance au pragmatisme

La communauté internationale, dans l'attitude vis-à-vis du régime, peut se diviser en quatre groupes : quatre positions vis-à-vis du nouveau régime :

· les pays de la région - Inde, Chine, Pakistan, Russie, Iran - qui, sans aller jusqu'à la reconnaissance, ont des relations diplomatiques avec l'Afghanistan, mettant la question des droits humains de côté ;

· le monde musulman dans son ensemble, qui est partagé : certains pays comme l'Indonésie sont très actifs pour dissocier l'islam de l'extrémisme des Talibans, mais d'autres choisissent de faire usage de leurs liens avec la nébuleuse islamiste pour jouer un rôle de médiateurs - c'est le rôle du Qatar ;

· les pays « donateurs », c'est-à-dire les pays d'Europe de l'Ouest et les Etats-Unis principalement, qui portent à bout de bras l'économie afghane et se divisent en deux sous-groupes :

o des pays comme la Norvège qui défendent une utilisation pragmatique de la carotte et du bâton afin d'inciter les Talibans à assouplir leur gouvernance ;

o des pays plus intransigeants comme la France, qui estiment que les principes définis dans la résolution 2593 doivent être défendus sans concession.

C. Des contacts maintenus pour l'humanitaire... et le sécuritaire

Au-delà des discussions officielles, la communauté internationale maintient des contacts au niveau local avec les Talibans, ne serait-ce que pour garantir la sécurité des ONG. L'aide humanitaire ne s'est pas interrompue avec la chute du précédent régime, loin de là. Au total, l'aide américaine aurait atteint à elle seule 20,7 milliards de dollars5(*) depuis 2021. Le budget total des programmes des Etats-Unis en cours en Afghanistan, principalement par le canal de l'USAID, s'élève à plus de 770 millions de dollars6(*).

Les ONG arrivent encore à opérer sur le terrain moyennant des memoranda of understanding imposés par les autorités talibanes7(*). Celles-ci ont besoin d'aide humanitaire et dans certains cas autorisent les femmes à travailler (notamment parce qu'il n'est pas acceptable pour ceux-ci qu'une femme soit examinée par un médecin homme). Aussi la rapportrice estime-t-elle indispensable que le soutien aux ONG soit maintenu et même renforcé ; elle a fait adopter un amendement en ce sens par la commission.

Enfin, la coopération sécuritaire s'est poursuivie à bas bruit dans un pays où sévit l'Etat islamique au Khorasan, émanation de Daech, qui s'est rendu coupable d'attentats spectaculaires en Afghanistan même - l'attentat suicide de l'aéroport de Kaboul au moment de la prise de la ville par les Talibans - mais aussi d'un attentat qui fait plus de 100 morts en Iran en janvier 2024 et de l'attaque de Moscou, le 22 mars, qui a fait 145 morts. Les Talibans se sont faits forts d'éliminer ce mouvement djihadiste international qui conteste leur autorité.

III. LA PROPOSITION DE RÉSOLUTION EUROPÉENNE N°762 DÉPOSÉE PAR M. PASCAL ALLIZARD ET LA POSITION DE LA COMMISSION

La commission des affaires européennes a adopté la proposition de résolution de M. Pascal Allizard en la renforçant, notamment par un ensemble de références juridiques et conventionnelles. Sur proposition de sa rapportrice Mme Gisèle Jourda, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a également adopté, le mercredi 13 novembre 2024, cette proposition de résolution en y ajoutant notamment :

- des précisions rédactionnelles,

- une référence au soutien nécessaire à apporter aux ONG qui travaillent toujours en Afghanistan,

- un alinéa soulignant que les discriminations imposées aux femmes rejaillissent sur la société afghane toute entière.


* 1 L'ISAF opérait sous le mandat de la résolution 1386 du Conseil de sécurité.

* 2 Le Sénat a apporté son concours à la création du Parlement afghan en envoyant plusieurs experts.

* 3 Audition d'Alessandro Monsutti, professeur au Geneva Graduate Institute, par le sénateur Jacques Le Nay, président du GIA France-Afghanistan, le 8 septembre 2021.

* 4 Voir ici une liste exhaustive et mise à jour des mesures prises contre les femmes au niveau national et provincial.

* 5 Rapport trimestriel de l'Inspecteur général pour la reconstruction de l'Afghanistan (Sigar), publié le 30 juillet 2024. Cette évaluation est néanmoins très large, puisqu'elle inclut 3,5 milliards d'euros d'avoirs de la Banque centrale initialement gelés par les Etats-Unis.

* 6 Rapport trimestriel du Sigar du 30 octobre 2024.

* 7 Voir le compte rendu d'un colloque tenu en octobre 2022 par le groupe interparlementaire d'amitié France-Afghanistan, intitulé « À l'heure des Talibans, quel avenir pour la relation franco-afghane ? ».

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