N° 219
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2024-2025
Enregistré à la Présidence du Sénat le 18 décembre 2024
RAPPORT
FAIT
au nom de la commission des affaires
étrangères, de la défense et des forces armées (1)
sur la proposition de résolution européenne au nom de la
commission des affaires européennes, en application de l'article 73
quater du Règlement, sur la
proposition de
règlement du Parlement
européen et du Conseil
relatif à
l'établissement du
programme pour l'industrie
européenne de la défense
et d'un cadre de mesures
visant à assurer la
disponibilité et la
fourniture en temps utile
des produits
de
défense - COM(2024) 150 final,
Par M. Jean-Luc RUELLE,
Sénateur
(1) Cette commission est composée de : M. Cédric Perrin, président ; MM. Pascal Allizard, Olivier Cadic, Mmes Hélène Conway-Mouret, Catherine Dumas, Michelle Gréaume, MM. André Guiol, Jean-Baptiste Lemoyne, Claude Malhuret, Akli Mellouli, Philippe Paul, Rachid Temal, vice-présidents ; M. François Bonneau, Mme Vivette Lopez, MM. Hugues Saury, Jean-Marc Vayssouze-Faure, secrétaires ; MM. Étienne Blanc, Gilbert Bouchet, Mme Valérie Boyer, M. Christian Cambon, Mme Marie-Arlette Carlotti, MM. Alain Cazabonne, Olivier Cigolotti, Édouard Courtial, Jérôme Darras, Mme Nicole Duranton, MM. Philippe Folliot, Guillaume Gontard, Mme Sylvie Goy-Chavent, MM. Jean-Pierre Grand, Joël Guerriau, Ludovic Haye, Loïc Hervé, Alain Houpert, Patrice Joly, Mmes Gisèle Jourda, Mireille Jouve, MM. Alain Joyandet, Roger Karoutchi, Ronan Le Gleut, Didier Marie, Thierry Meignen, Jean-Jacques Panunzi, Mme Évelyne Perrot, MM. Stéphane Ravier, Jean-Luc Ruelle, Bruno Sido, Mickaël Vallet, Robert Wienie Xowie.
Voir les numéros :
Sénat : |
167 et 220 (2024-2025) |
L'ESSENTIEL
I. LA PROPOSITION DE RÈGLEMENT EDIP : UNE AMBITION SALUTAIRE MAIS DES MODALITÉS D'ACTION TOUTEFOIS PERFECTIBLES
A. UNE INITIATIVE VISANT À REMÉDIER À LONG TERME AUX FAIBLESSES DE L'OUTIL DE DÉFENSE EUROPÉEN
1. La pérennisation des efforts déployés en urgence depuis 2022
La proposition de règlement « EDIP », vise à soutenir la préparation de l'Union et de ses États membres dans le domaine de la défense.
Elle s'inscrit dans le prolongement des efforts stratégiques, normatifs et financiers déployés depuis l'agression russe de l'Ukraine, scandés par : la déclaration de Versailles du 11 mars 2022, la communication conjointe sur l'analyse des déficits d'investissement dans le domaine de la défense de mai 20221(*), le règlement relatif au soutien à la production de munitions, dit règlement ASAP2(*), l'instrument visant à renforcer l'industrie européenne de la défense au moyen d'acquisitions conjointes, dit règlement EDIRPA3(*), et, enfin, la stratégie pour l'industrie européenne de la défense, dite aussi « EDIS », présentée par la Commission européenne le 5 mars 20244(*).
Le règlement EDIP poursuit ainsi l'objectif central depuis 2022 : faire en sorte que les États membres investissent « davantage, mieux et ensemble ».
Les faiblesses de la BITD européenne ont été correctement illustrées par le document de travail de la direction générale de la Commission européenne chargée de l'industrie de défense et de l'espace (DG DEFIS)5(*).
L'industrie de défense a d'abord souffert d'un sous-investissement chronique pendant la période dite des « dividendes de la paix ». Les États membres, qui le sont aussi de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord, se sont engagés en 2014 à dépenser au moins 2 % de leur PIB pour la défense, mais peu ont respecté cet engagement. Sur la période 2006-2022, l'écart à cette norme de dépense représente environ 1800 milliards d'euros en prix constant 2024. Le respect de cette norme et le fléchage de 20 % de ces dépenses à la recherche et aux équipements aurait conduit à diriger 425 milliards d'euros supplémentaires vers l'industrie de défense.
Les outils de défense européens sont en outre très dépendants de ressources étrangères. D'après l'IRIS, près de 80 % des dépenses d'équipement des États membres de 2022-2023 ont été réalisées hors de l'Union européenne, dont les quatre cinquièmes bénéficient à des industriels américains6(*). Les données concernant les notifications au Congrès des Etats-Unis de ventes d'équipements majeurs aux États membres montrent une forte tendance haussière depuis 2016. Il en résulte une baisse de la demande adressée à la BITDE. Celle-ci est en outre dépendante de nombreux composants produits à l'étranger : sur les 39 matériaux critiques identifiés en 2016 par le centre commun de recherche, l'UE dépend entièrement des importations pour 19 d'entre eux, et à plus de 50 % pour les trois quarts d'entre eux. La Chine est le principal producteur d'un tiers des matières premières utilisées dans les applications de défense.
Restant ainsi fragmentée, la BITDE est rendue faiblement réactive, comme l'a montré l'incapacité à atteindre l'objectif de production d'un million d'obus destinés à l'Ukraine. Conjuguée à la complexité croissante des équipements, la réduction des capacités de production entretenue par la faiblesse de la demande adressée à la BITDE allonge les délais de livraison. La fragmentation de la base industrielle a encore des effets évidents sur l'efficacité opérationnelle par manque d'interopérabilité et d'interchangeabilité : tandis que les États-Unis n'ont qu'un seul système de défense antiaérienne portable, le Stinger, les Européens en produisent trois, lesquels s'ajouteraient, sur un éventuel champ de bataille européen, au système sud-coréen, aux systèmes soviétiques résiduels, et même au Stinger lui-même qu'utilisent certaines armées nationales.
2. Une « boîte à outils » réglementaire
Pour améliorer la compétitivité de la BITD européenne, remédier à la fragmentation du marché européen de la défense, soutenir les capacités de défense propres des États et les pousser à mieux coordonner leurs politiques de défense respectives, la proposition de règlement se présente comme une « boîte à outils » destinée à inciter à l'agrégation de la demande et à faciliter la coopération de long terme des États membres. Participent de cette logique :
- Le programme proprement dit. Géré directement par la Commission européenne, il bénéficie à une longue liste d'actions potentielles : la coopération d'autorités publiques dans les procédures de marchés publics de défense, notamment en vue d'une acquisition conjointe de produits de défense, l'accélération des capacités de production de biens de défense et composants, les activités de soutien à l'interopérabilité, à l'interchangeabilité ou à la formation, etc. Parmi ces actions figurent encore les projets européens d'intérêt commun, qui visent à permettre à la BITDE de développer des projets qui ne sont pas à la portée d'un État membre agissant seul ;
- Les structures pour programmes européen d'armement (SEAP), nouvelle structure juridique étendant la collaboration des États membres à l'ensemble du cycle de vie d'un équipement, depuis la phase initiale de recherche et développement jusqu'à son démantèlement, y compris toute la phase d'exploitation, avec ses périodes de maintien en conditions opérationnelles et de remise à niveau ;
- Les dispositions relatives à la surveillance des chaînes d'approvisionnement, déjà envisagées dans le règlement ASAP, afin de garantir un niveau minimal de coordination et de priorisation en cas de crise ;
- Le cadre relatif à la sécurité d'approvisionnement, qui organise une réponse coordonnée en situation de crise en précisant les modalités de réquisition qui font défaut dans certaines législations nationales ;
- Le fonds pour l'accélération de la transformation des chaînes d'approvisionnement (FAST), destiné aux PME et aux petites et moyennes capitalisations, qui doit contribuer au développement d'un écosystème d'investisseurs concentrés sur des étapes de croissance ;
- Les mesures visant à développer les liens entre les industries ukrainiennes et celles de l'Union en vue d'ouvrir la voie à l'intégration de la BITD ukrainienne au sein de la BITDE. Le texte prétend même, plus largement, aider l'Ukraine à s'aligner progressivement sur les règles, normes, politiques et pratiques de l'Union en vue de son adhésion future à l'Union.
* 1 Communication conjointe au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions sur l'analyse des déficits d'investissement dans le domaine de la défense et sur la voie à suivre, 18 mai 2022, JOIN(2022) 24 final.
* 2 Règlement (UE) 2023/1525 du Parlement européen et du Conseil du 20 juillet 2023 relatif au soutien à la production de munitions (ASAP).
* 3 Règlement (UE) 2023/2418 du Parlement européen et du Conseil du 18 octobre 2023 relatif à la mise en place d'un instrument visant à renforcer l'industrie européenne de la défense au moyen d'acquisitions conjointes (EDIRPA).
* 4 Communication conjointe au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions, « Une nouvelle stratégie pour l'industrie européenne de la défense pour préparer l'Union à toute éventualité en la dotant d'une industrie européenne de la défense réactive et résiliente », 5 mars 2024, JOIN(2024) 10 final.
* 5 « Staff Working Document for a European Defence Industry Programme and a framework of measures to ensure the timely availability and supply of defence products », 8 juillet 2024.
* 6 Voir Jean-Pierre Maulny, « The Impact of the War in Ukraine on the European Defence Market », Note de l'IRIS, septembre 2023.