EXAMEN EN COMMISSION
Au cours de sa réunion du mercredi 18 décembre 2024, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, sous la présidence de Mme Catherine Dumas, vice-présidente, a procédé à l'examen de la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil relatif à l'établissement du programme pour l'industrie européenne de la défense et d'un cadre de mesures visant à assurer la disponibilité et la fourniture en temps utile des produits de la défense de M. Jean-Luc Ruelle, rapporteur.
Mme Catherine Dumas, présidente. - Nous examinons ce matin le rapport de notre collègue Jean-Luc Ruelle sur la proposition de résolution européenne (PPRE) adoptée par nos collègues de la commission des affaires européennes le 27 novembre dernier.
Cette résolution porte sur la proposition de règlement « EDIP », qui est l'appellation plus pratique du règlement « relatif à l'établissement du programme pour l'industrie européenne de la défense et d'un cadre de mesures visant à assurer la disponibilité et la fourniture en temps utile des produits de défense ».
Cet examen est fondé sur la procédure habituelle qui veut que les résolutions adoptées par la commission des affaires européennes soient ensuite examinées par la commission compétente au fond avant de devenir, éventuellement, résolution du Sénat.
L'exercice est donc légèrement différent de celui de juin dernier, où nous avions été saisis, par nos mêmes collègues, d'un avis motivé sur le respect, par ce règlement, du principe de subsidiarité.
La question est donc moins, cette fois, de savoir si les compétences nationales sont respectées, que de savoir si le contenu du texte est opportun.
M. Jean-Luc Ruelle, rapporteur. - La proposition de résolution européenne déposée le 27 novembre dernier par nos collègues de la commission des affaires européennes rouvre l'un des dossiers les plus épineux du moment : celui du règlement établissant un programme pour l'industrie européenne de défense, qui avait été élaboré par les services du commissaire Breton avant sa démission, et qui est plus connu sous l'acronyme EDIP.
Vous vous souvenez que nous avons adopté, en juin dernier, un avis critique sur le respect, par ce texte, des principes de subsidiarité et de proportionnalité. La participation de la Commission à l'établissement d'un catalogue centralisé des produits de défense, à la cartographie des chaînes d'approvisionnement, à des projets de défense d'intérêt commun, ou encore à la priorisation des commandes en cas de crise, tout cela excède à l'évidence les pouvoirs de l'exécutif européen.
Dire cela n'est pas faire preuve d'une lecture partiale des traités, ni d'un juridisme tatillon. Nul ne nie que les traités réservent la compétence défense aux États membres. Que pourtant la Commission soit bien décidée à se l'arroger, il n'est pas besoin d'en chercher la preuve sous un alinéa du règlement EDIP : en se dotant d'un nouveau commissaire à la défense, elle a souhaité que tout le monde se le tienne pour dit.
Entendons-nous bien : nous sommes probablement unanimes à considérer qu'il faut mutualiser davantage nos efforts de défense pour faire face à des menaces bien réelles et au retrait possible du parapluie américain. Mais la seule voie respectueuse de l'État de droit qui permettrait de communautariser la défense consiste, sauf accord unanime du Conseil européen, à réviser les traités. Il est loisible à chacun de l'appeler de ses voeux.
En attendant, la question que nous examinons ce matin est plutôt celle de savoir si, ramené à son juste périmètre intergouvernemental, le projet de règlement fixe les bons objectifs, et fournit les moyens de les atteindre.
Avant d'y apporter un début de réponse, je voudrais remercier nos collègues de la commission des affaires européennes qui, cette fois encore, m'ont associé étroitement à leurs auditions. Je les ai certes complétées sur certains points, en entendant une entreprise de taille intermédiaire et la Cour des comptes européenne, ainsi que pour suivre les dernières avancées de la négociation. Je peux d'ores et déjà vous dire que nos vues convergent et que mon apport sera surtout de précision et d'actualisation.
Car voici une première difficulté de notre travail : nous commentons un texte qui évolue rapidement au sein du Conseil et dont les dernières moutures ne nous sont connues que de manière indirecte - via notre représentation permanente ou le secrétariat général aux affaires européennes (SGAE). L'incertitude politique dans quelques États membres, la mise en place du nouveau Parlement européen et de la nouvelle Commission, tout cela, dans le contexte géopolitique du moment, fait peu pour dégager l'horizon.
Le curieux statut de ce texte élève cette incertitude au carré. Élaboré dans l'urgence, dépourvu d'étude d'impact, sur lequel le service juridique du Conseil n'a pas répondu en temps utile aux demandes des États membres, et financé a minima à hauteur de 1,5 milliard d'euros seulement, il semble à beaucoup un premier jet. Lors de son audition devant le Parlement européen, le commissaire à la défense Andrius Kubilius s'est engagé à présenter un Livre blanc et à tracer des perspectives budgétaires plus ambitieuses. La bagatelle de 500 milliards d'euros sur dix ans a été évoquée, mais son financement reste à préciser : par un emprunt commun, grâce à la Banque européenne d'investissement (BEI), ou même par la réorientation des fonds de cohésion... toutes ces pistes sont encore à l'étude.
Cette observation ne minore pas l'importance de ce texte, au contraire : si un EDIP 2 plus ambitieux est appelé à prolonger EDIP, c'est dès à présent qu'il faut tâcher de remporter la bataille des principes dans l'utilisation des fonds.
Or, sur ce terrain, deux conceptions du texte s'affrontent. Certains États membres défendent ses objectifs explicites, à savoir : améliorer la compétitivité de la BITD européenne, remédier à la dépendance extérieure et à la fragmentation du marché européen de la défense, soutenir les capacités de défense propres des États membres, et mieux coordonner leurs politiques de défense respectives.
Mais d'autres États membres y voient surtout, dans l'immédiat, un instrument destiné prioritairement à accélérer la production de produits de défense essentiels en cas d'urgence, qui seront envoyés en Ukraine ou utilisés pour reconstituer les stocks nationaux.
Aussi est-ce à juste titre que la proposition de résolution insiste sur le caractère composite du texte, qui mêle soutien de court terme à l'Ukraine et dispositifs complexes visant à réformer la BITDE à long terme : un programme de financement, un fonds pour l'accélération de la transformation des PME, un cadre juridique pour les structures pour programmes d'armement européens et projets de défense d'intérêt commun, un cadre relatif à la sécurité d'approvisionnement, un conseil de préparation industrielle dans le domaine de la défense, etc.
Ne pouvant détailler tous ces mécanismes, j'insisterai sur ce qui fait le plus débat.
La plupart des points soulevés par le Sénat et défendus par la France sur le respect du principe de subsidiarité, sont en bonne voie d'être pris en compte dans la négociation. Qu'il s'agisse de la sécurité d'approvisionnement, de la remontée d'informations à la Commission, ou de la priorisation des commandes, le SGAE m'assure que les demandes de la France devraient être agréées, et qu'un filtre national serait introduit pour respecter la compétence des États membres.
Deux points importants n'ont cependant pas encore trouvé d'issue. D'une part, le régime des projets de défense européens d'intérêt commun. La Commission se réserve le droit de les recenser et d'y participer, ce qui ne va pas de soi. La France insiste pour que leur recensement réponde aux priorités identifiées par les États membres et qu'en toute hypothèse, l'initiative en la matière soit réservée aux États et à l'Agence européenne de défense.
D'autre part, la neutralisation du contrôle à l'exportation en régime d'état de crise d'approvisionnement liée à la sécurité. Du point de vue de la Commission, il convient, dans une telle situation de crise, d'empêcher les États de restreindre le transfert de produits de défense. Du point de vue des États, le contrôle du réexport de ces produits est une prérogative essentielle. La France a demandé une disposition horizontale visant à préserver le caractère national de ce contrôle.
Mais le coeur de la négociation en cours est constitué par les critères d'éligibilité aux financements du programme EDIP. D'abord, la résolution réaffirme la position française, qui juge indispensable que les fonds soient réservés aux produits dont l'autorité de conception, et non de fabrication, est européenne. Si l'on partage les objectifs de long terme du texte, c'est le bon sens même : comment prétendre renforcer la BITD européenne si l'on subventionne l'achat à l'étranger ? Une telle notion doit avoir pour corollaire l'exclusion des produits fabriqués en Europe sous licence étrangère.
La résolution défend encore le critère d'un taux minimal de composants en provenance de l'Union européenne ou de pays associés de 65 % en valeur, tout en soutenant l'ambition d'un taux minimal plus élevé, allant jusqu'à 80 %. Le seuil de 65 % était celui retenu dans le règlement Edirpa élaboré pour faire face à l'urgence ukrainienne : on ne pouvait donc décemment pas faire moins, et l'on pouvait espérer davantage. Il semblerait que la négociation se soit stabilisée sur ce chiffre - c'est ce que j'en ai compris hier encore.
En revanche, sur le critère de conception européenne, le SGAE, que j'ai auditionné en fin de semaine dernière, n'a pas caché son pessimisme. Le terme d'« autorité de conception », dont la presse craignait il y a dix jours encore qu'il disparaisse du texte, y figurerait encore. Mais une dérogation pourrait être introduite pour les productions sous licence étrangère. Sur ce sujet, nos alliés et adversaires ne sont pas forcément là où l'on croit. La Hongrie, qui assure la présidence du Conseil jusqu'à la fin de l'année, a par exemple été très solidaire de nos positions. L'Allemagne, en revanche, vient de changer d'avis. Elle ne considère plus, comme la France, l'inclusion des productions sous licence comme une ligne rouge. Les entreprises allemandes ne rechignent pas, en effet, à fabriquer sous licence des produits de défense américains ou israéliens, en concurrence avec des fabrications européennes de la même gamme - tel le missile américain Patriot - et dont la dénomination est parfois trompeuse - tel le missile antichar israélien Spike, qui sort de sa ligne de production bavaroise sous l'appellation « Eurospike ».
Chaque État membre est bien sûr libre d'organiser la production ou d'acquérir tel équipement qu'il estime nécessaire à sa défense selon les modalités de son choix. Mais la question est ici de savoir si tous les choix doivent être indifféremment financés par l'argent du contribuable européen. Disons-le franchement : il serait scandaleux qu'ils le soient.
La position allemande est probablement à situer dans un contexte plus large. La dépendance des armées européennes à l'équipement étranger s'est accrue depuis 2022. D'après le think tank IRIS, près de 80 % de leurs dépenses d'équipement sont réalisées hors de l'Union, dont les quatre cinquièmes bénéficient à des industriels américains. Ce n'est sans doute pas en leur claquant au nez la porte du marché européen que l'Allemagne gagnera les faveurs du président Trump, qui avait passé une partie de son premier mandat à maudire les excédents commerciaux allemands.
Or, il est de notoriété publique que les Etats-Unis effectuent un lobbying intense en faveur de l'assouplissement des critères d'éligibilité. La présidente de la sous-commission défense, l'Allemande Marie-Agnes Strack-Zimmermann, n'avait, début décembre, toujours pas publié ses rendez-vous sur le site du Parlement comme le règlement l'y oblige pourtant. Il suffit toutefois, pour les deviner, de consulter l'agenda de ses collègues plus diligents. On y trouve, en rangs serrés : la chambre de commerce des Etats-Unis, RTX, Boeing, la représentation des Etats-Unis auprès de l'Union, ou encore l'Atlantic Council.
La partie n'est pas encore perdue, mais le combat semble mal engagé, et la prochaine présidence du Conseil, polonaise, nous sera plutôt moins favorable que l'actuelle présidence hongroise. Il nous faut en tout cas soutenir la position prise par nos représentants dans la négociation, ce que fait très clairement la résolution adoptée par nos collègues.
Je vous proposerai de préciser le texte à quelques endroits choisis pour insister sur ce qui doit rester nos points de vigilance.
D'abord, pour regretter que le texte soit privé d'une vision stratégique claire à moyen et long termes, ainsi que d'objectifs quantifiés et articulés à ceux de la stratégie pour l'industrie européenne de la défense, et pour regretter l'absence d'indicateurs de performance qui permettraient d'en suivre la mise en oeuvre et d'en évaluer les résultats - c'est l'objet de l'amendement n° 1.
Ensuite, pour dire plus explicitement la nécessité absolue de fermer la porte du règlement EDIP aux productions sous licence étrangère - c'est l'objet de l'amendement n° 3.
L'amendement n° 4 précise que la sélection des projets de défense européen d'intérêt commun doit obéir aux priorités identifiées par les États membres.
L'amendement n° 5 ajoute un alinéa exprimant la crainte que les procédures de sélection des projets et d'allocation des fonds, ainsi que la coordination entre les différents acteurs institutionnels, les États membres ne mobilisent des ressources humaines et techniques importantes, compte tenu de la multiplicité des instruments.
L'amendement n° 6 regrette que le financement du programme ne soit pas échelonné plus précisément dans le temps.
L'amendement n° 7, enfin, regrette le manque de robustesse de l'instrument de soutien à l'Ukraine, dont la Cour des comptes européenne a déjà eu l'occasion de souligner les risques en termes de pérennité de son financement et du contrôle de sa mise en oeuvre.
Ces quelques observations posent des questions plus larges auxquelles répondra sans doute la mission d'information sur la BITD européenne que lancera notre commission au semestre prochain.
D'abord, que voulons-nous au juste comme stratégie européenne au service de l'industrie de défense ? Par bien des aspects, le règlement EDIP s'engage dans une forme de planification dont le concept semble d'un autre temps. Les opérateurs ont-ils vraiment besoin de se faire coordonner par une autorité européenne et, singulièrement, par la Commission ?
Est-il même si sûr que la taille du marché fasse la force ? Tant qu'elles resteront nationales, les questions militaires échapperont aux lois du marché, puisque les États investissent dans le matériel militaire pour l'emporter sur le champ de bataille, et pas pour des considérations de pure rationalité économique. Mieux vaudrait se contenter d'accompagner les opérateurs et les industriels, qui n'ont d'ailleurs pas attendu EDIP pour s'unir, dans les cadres intergouvernementaux existants et, surtout, trouver les moyens financiers nécessaires à une remontée en puissance. Les projets industriels communs - certains soutenus par des programmes existants comme Edirpa ou le Fonds européen de défense (FED) - et les acquisitions conjointes entrepris depuis 2022 ont d'ailleurs bien montré qu'ils n'avaient nul besoin d'un outil de planification, incompatible avec l'incertitude géopolitique ni, à bien des égards d'un interventionnisme dépassé.
Il faudrait ensuite s'interroger sur la nature et les moyens de la stratégie française dans de telles négociations, sur ce sujet comme sur d'autres, d'ailleurs... Mon sentiment est que la France a dans une certaine mesure subi les choses, ou n'est intervenue que de manière réactive. La notion d'autorité de conception est le fruit d'une contre-proposition des industriels au texte d'origine, trop proche du règlement Edirpa, et encore, tous ne partageaient pas le même degré d'ambition.
Les canaux d'influence des industriels français en Europe sont-ils en cause ? On nous a dit que les Français étaient marginalisés au sein de l'ASD, qui représente les industriels de la défense à Bruxelles. Sommes-nous assez impliqués sur le plan politico-administratif ? On m'a décrit les relations entre la DGA, qui n'a pas de responsable « Europe », et les institutions européennes comme très lâches, notamment pour aller chercher des subventions du Fonds européen de défense.
Enfin, peut-être la diplomatie parlementaire pourrait-elle jouer un plus grand rôle ? Je ne fais que vous soumettre la question, sans en connaître la réponse.
Pour l'heure, en souhaitant que la suite des négociations nous soit un peu plus favorable, je vous propose d'adopter la résolution de nos collègues dans la rédaction issue des amendements que je vous ai présentés.
Mme Catherine Dumas, présidente. - Merci pour ce travail sur ce sujet complexe. Le diagnostic, c'est qu'après un sous-investissement chronique de l'industrie de défense, dans une période qui a été dite de paix, il nous faut mutualiser davantage nos efforts de défense. Aujourd'hui, la question qui nous est posée est de savoir si le projet de règlement fixe les bons objectifs et les moyens de les atteindre. Vous nous parlez d'un certain nombre d'incertitudes, mais vous dites aussi que des points soulevés par le Sénat sont en voie d'être pris en compte, en particulier le sujet des critères d'éligibilité, c'est une avancée. Place, donc, au débat.
M. Rachid Temal. - Nous voterons ces amendements, bien entendu. Cependant, les remarques du Sénat seront-elles entendues ? On ne le sait guère, surtout quand on voit la position de la France en Europe. Une remarque de méthode : je crois que nous devrions être plus proactifs parce que, comme avec l'accord de libre-échange entre l'Union européenne et le Canada (Ceta), nous sommes mis au pied du mur.
Je partage le diagnostic, il y a effectivement un sous-investissement dans la défense sur le continent européen, mais la solution proposée est celle du marché unique. Voyez le marché unique de l'électricité : belle solution, en effet. La question se pose aussi du mode d'intervention : un règlement, plutôt qu'une directive. Bien sûr, face aux crises, les institutions européennes savent s'adapter, et je ne n'appelle pas à changer les traités, qui prévoient que la défense relève des États. Ce n'est en effet pas faire du juridisme que de le rappeler - la Commission européenne se trouve d'ailleurs bien incapable de justifier ses choix dans une étude d'impact. Une directive aurait permis un vrai débat. On parle ici, finalement, de la capacité des États à mener des guerres, et je trouve bien léger de ne pas laisser aux Parlements nationaux la possibilité d'en débattre. On avance à petit pas vers un marché unique de la défense, mais la défense n'est pas un sujet comme les autres. Or une fois le véhicule du règlement lancé, notre résolution n'y changera rien, il sera parti pour de bon...
Ensuite, il y a la question du financement : on parle d'1,5 milliard d'euros d'ici 2027, la belle affaire ! Qu'est-ce qu'on achète sur le marché avec cette somme ? Pas grand-chose - le bateau de transport de troupes qu'on nous a présenté à Norfolk, par exemple, coûte 1 milliard...
Je partage les remarques de notre rapporteur : je crois qu'en matière de défense, il vaut mieux que le Conseil européen soit plus puissant que la Commission européenne, même avec un commissaire à la défense sans doute très compétent en la matière puisqu'il vient de Lituanie... Je partage aussi pleinement le propos de notre rapporteur sur l'autorité de conception : c'est la clé, et il ne faut pas oublier que, quand on achète américain, la livraison prend plusieurs années.
Nous allons voter, car il faut avancer, mais le Sénat devrait être plus proactif, pour ne pas être mis au pied du mur. Ceux qui ont le plus à jouer dans ces affaires, ce sont les Français, compte tenu de ce qu'est leur industrie de défense. Rien ne dit que ce futur marché de la défense ne va pas voir émerger de nouvelles industries, qui deviendront nos concurrentes. Quant aux coopérations en matière de défense, je sais chacun ici très impatient de couper le ruban du char ou de l'avion européen, promis pour une date assurément très proche... L'enjeu est donc industriel et politique, au-delà, bien au-delà de cette proposition de résolution européenne. Nous la voterons mais avec une certaine inquiétude.
M. Jean-Luc Ruelle, rapporteur. - Le Sénat se saisit tard de ce sujet complexe, nous sommes un peu à la remorque, en réaction plutôt qu'en initiative. C'est vrai également à une échelle plus large, comme nous l'a dit en audition François-Xavier Bellamy en comparant la diplomatie allemande à la nôtre : Angela Merkel visitait chacun des pays de l'Europe de l'est au moins une fois par an, et les Allemands viennent toujours nombreux au Forum annuel sur la sécurité de Varsovie, contrairement aux Français. Sur la défense de la notion d'« autorité de conception », nous n'avons fait que réagir un peu tardivement. En réalité, il faut faire notre autocritique, et nous devons réfléchir à notre stratégie sur ce sujet complexe.
Mme Catherine Dumas, présidente. - Notre commission lancera une mission d'information sur ce thème en début d'année prochaine.
Mme Michelle Gréaume. - Merci pour ce rapport détaillé, nous voterons ces amendements. Cette proposition de résolution européenne vise à obtenir la garantie que ce programme servira réellement à consolider la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE). Donc, apparemment, il y aura une plateforme établie par la commission pour héberger un catalogue unique, centralisé et actualisé des produits de défense mis au point par la BITDE. Comment, dans ce cadre, protéger les licences des entreprises françaises ? On voit des entreprises mettre la clé sous la porte, ou partir ailleurs en Europe : peut-on amender le texte, pour protéger nos entreprises, tout au moins leurs licences ?
M. Jean-Luc Ruelle, rapporteur. - La France n'est pas du tout favorable à cette partie du texte sur l'accès, la cartographie et le catalogue, et la France est en voie d'obtenir la mise en place d'un filtre national de ces informations. Ce point démontre au passage le caractère excessivement bureaucratique et présomptueux de l'Union européenne, où l'on pense qu'on peut tout contrôler administrativement, alors que nous sommes ici sur un sujet très délicat. Il faut donc s'assurer que les informations relatives à la BITDE restent sécurisées et que leur communication soit laissée à la main des États, sans quoi l'on ferait peser un risque sur les secrets de fabrication et sur les licences, donc sur les entreprises.
Mme Michelle Gréaume. - En effet, nous sommes intervenus dans ce sens au Sénat - et j'insiste : la protection des entreprises françaises passe par ce filtre.
M. Pascal Allizard. - Félicitations pour votre travail sur ce sujet délicat. On peut considérer qu'un investissement d'1,5 milliard d'euros est bien peu à l'échelle européenne, donc qu'il n'y aurait pas de problème dans le fond - ou bien voir que l'UE met ici un pied dans la porte sur, en réalité, deux sujets de souveraineté nationale. Il y a d'abord celui de l'emprunt communautaire, qui est très loin d'aller de soi pour tous nos partenaires : je vous rappelle que le tribunal constitutionnel de Karlsruhe a naguère sanctionné le gouvernement allemand, en lui rappelant que la capacité de faire des dettes devait rester souveraine, nationale - et c'est ce que veulent les Allemands dans leur majorité. Il y a, ensuite, le fait que la défense est, dans les traités européens mêmes, une compétence nationale. Et si ce programme européen en passe par le marché, c'est bien parce que les institutions européennes n'ont pas de compétence propre en matière de défense. Or quand un règlement européen répartit des financements, établit un catalogue, Bruxelles met clairement un pied dans la porte. C'est ce que nous avons dit en commission des affaires européennes : la défense relève des États, donc si une action est possible à l'échelle européenne, c'est au Conseil européen plutôt qu'à la Commission européenne de l'initier, de la définir ; et c'est bien pourquoi il n'est pas neutre de passer par un règlement plutôt que par une directive. Je n'ai rien contre le commissaire qui a été nommé à la défense, mais on ne peut pas dire qu'il soit le représentant d'un pays extrêmement engagé sur ces sujets-là. Alors peut-être peut-on compter sur sa bienveillante neutralité, mais je crois qu'on s'engage sur une voie extrêmement dangereuse.
Enfin, je signale qu'hier, la présidente de la Banque centrale européenne (BCE) a déclaré que pour éviter une guerre commerciale avec Donald Trump, les États européens auraient intérêt à acheter américain en matière de défense. Qu'une Lituanienne le dise, on le comprendrait, mais une Française, c'est plus qu'une surprise ! Je suis pro-européen, mais il faut faire très attention, on ne peut accepter de tel transferts subreptices de compétences. Au moins débattons-en, voyons ce qu'en pensent nos concitoyens, éventuellement consultons-les par référendum. C'est grave pour nous, Français, mais aussi pour d'autres pays, et à continuer comme ça, on a de quoi redouter un Frexit...
M. Jean-Luc Ruelle, rapporteur. - Je suis d'accord, il faut savoir ce que nous voulons. Les exemples de grands échecs européens ne manquent pas, avec le Mercosur, l'énergie, l'agriculture : il ne faut pas que, par manque de pugnacité, on se laisse aller sur la défense, c'est un sujet au moins aussi important que l'énergie ou l'agriculture. La France a su, par le passé, manifester sa réprobation à l'Union européenne, en allant jusqu'à la politique de la chaise vide. Il faut montrer notre volonté sur ces sujets, sans s'interdire par exemple, en effet, le recours au référendum.
Mme Hélène Conway-Mouret. - Les questions que nous posons sont pleinement justifiées, la défense est une question de souveraineté nationale. Aujourd'hui, le Parlement joue le rôle d'une chambre d'enregistrement, il n'y a pas de débat véritable, et c'est regrettable. Il faut dire aussi que la France ne défend pas bien ses intérêts, qu'elle laisse une sorte de vide - faute de gouvernement clair ces derniers mois, mais aussi faute d'une ambition européenne claire, il y a une vacance et les Allemands en profitent. Le sujet ici n'est pas seulement de résister à une emprise technocratique de la Commission européenne, mais de concilier des visions de l'Europe. Les Allemands - je le vois en discutant avec eux - ont une véritable ambition européenne, au service de leur industrie de défense. Parce que leur industrie de défense n'a pas du tout les mêmes objectifs que la nôtre : nous produisons pour fournir nos armées, ils produisent pour exporter - cela ne donne pas les mêmes besoins de normes, de contraintes. Finalement, on voit que, la France étant en retrait, l'Allemagne a une mainmise à tous les échelons européens et sur tous les sujets. Nous parlons beaucoup, mais nous ne faisons pas grand-chose.
Dans le fond, ensuite, je crois que deux modèles de construction européenne s'opposent ici, un modèle intergouvernemental et un modèle communautaire, et c'est bien pourquoi il faut un débat politique. La Commission européenne met en place des outils pour acheter en commun, elle l'a fait pour des vaccins, pourquoi ne pas le faire pour des armements, si cela facilite et accélère utilement les coopérations ? Encore faut-il composer avec le fait que les questions de défense doivent rester souveraines, donc en débattre politiquement, au bon niveau.
Ce programme européen ajoute un nouvel outil communautaire : est-ce nécessaire, étant donné ceux qui existent déjà ? Les instances communautaires, ensuite, ont une faible culture industrielle en matière de défense, du fait que chaque pays a voulu défendre sa souveraineté, donc agir de son propre chef, sans mise en commun ; faut-il passer à autre chose, faire de la défense un chantier politique européen ? La France peut-elle s'inscrire correctement dans un tel débat, plutôt que se retrouver au pied du mur, comme avec le Ceta ? Le Parlement ne doit-il pas se saisir de ce sujet ? Enfin, notre rapporteur nous dit que l'approche administrative et budgétaire de ce règlement européen ne correspond pas à l'enjeu, nous allons donc voter ses amendements - tout en sachant que, dans le fond, il faut traiter le sujet à sa juste place.
M. Olivier Cadic. - Nous nous interrogeons à raison sur la méthode, mais nous pouvons commencer par le faire pour nous-mêmes, au Sénat : notre commission des affaires européennes s'est emparée du sujet, elle a fait un travail considérable sur notre BITD, Pascal Allizard en est l'un des spécialistes, mais nous travaillons après nos collègues de la commission des affaires européennes, alors que le sujet relève de notre compétence. De quoi s'agit-il ? La Commission européenne, du fait de la guerre en Ukraine, désigne un commissaire à la défense, de même que face au Covid-19, elle a fait de la santé une question européenne, et c'est bien de cela qu'il s'agit - et dans notre organisation même, nous entrons dans le jeu puisque nous confions le sujet à la commission des affaires européennes. Commençons donc par voir que nous entrons aussi dans ce système - je ne veux pas critiquer le travail de nos collègues, je veux juste placer les choses dans leur bon ordre. Cela arrive aussi avec notre commission des finances : il y a deux semaines, nous sommes intervenus sur un amendement qui changeait l'indemnisation des résidents à l'étranger, que nos collègues examinaient sans rien nous en dire... La BITD, assurément, relève de notre commission, il faut le dire ! Nous avons besoin d'un débat européen sur le rôle des institutions communautaires dans la défense, c'est vrai, mais nous avons des problèmes dans notre BITD, parce que nous la positionnons sur un marché trop petit - une BITD européenne est une chance pour nos entreprises, mais encore faut-il qu'elle soit respectueuse de notre souveraineté nationale. C'est de tout cela que nous devrions discuter.
Un point de désaccord, cependant, avec le texte de la PPRE : le paragraphe 61 s'interroge « sur la pertinence du choix consistant à subventionner des entreprises plutôt que les États dans la perspective d'une réelle structuration et d'une consolidation de la base industrielle de technologies de défense européenne » ; or, il me semble qu'accorder des subventions aux États, c'est la garantie qu'elles soient détournées à d'autres fins que la BITD européenne. Il faudrait à tout le moins en discuter...
M. Guillaume Gontard. - Nous voterons ces amendements et ce texte, même si en le faisant nous ne traiterons de ce sujet important que par le petit bout de la lorgnette. Les questions posées sont bien plus larges : veut-on que la défense devienne une compétence européenne, et, au-delà de cela, quelle Europe veut-on ? Pour notre part, nous sommes clairement en faveur d'une Europe fédérale, mais nous reconnaissons que le contexte actuel appelle un débat ouvert sur cette question et celle de l'articulation entre l'Europe et l'Otan.
Ensuite, nous avons besoin de mieux anticiper et d'être proactifs, l'exemple du Ceta est criant, nous sommes arrivés au dernier moment : cela pose une vraie question démocratique. Et nous devons débattre de la coopération en matière de défense, à laquelle nous croyons, et de son articulation avec les dimensions nationales de la défense, avec les conséquences en particulier pour les licences - sujet sur lequel je rejoins Mme Gréaume.
M. Christian Cambon. - Je profite de ce débat pour rejoindre ce qu'a dit Olivier Cadic sur la répartition des compétences entre nos commissions au Sénat, la question existe depuis longtemps puisque Jean-Pierre Raffarin s'alarmait déjà de ce que la commission des affaires européennes se saisisse de sujets qui relevaient évidemment de notre commission des affaires étrangères et de la défense.
Sur le fond, ensuite, je veux vous faire part de ce que nous avons entendu la semaine dernière à Washington, au Forum transatlantique de l'Otan. Ce qu'on nous y a dit, c'est que si nous voulons que les Américains continuent à tenir leurs engagements pris dans l'Otan, il va falloir que les Européens dépensent bien plus pour leur défense - Mark Brzezinski a parlé de 3,5 % à 4 % du PIB, ce n'est pas une mince affaire. Et on nous y a dit aussi que la condition sine qua non, c'était d'acheter américain. On nous a rappelé au passage qu'à la fin de la décennie, les Etats-Unis auront livré 600 avions F-35 en Europe - je vous laisse apprécier le gap avec les quelques Rafale de plus que nous aurons, nous, livrés à la Grèce, à la Croatie et à la Serbie, mais aussi le fait massif qu'effectivement, comme on l'a dit, la défense européenne n'est pas pour demain.
Je suis stupéfait et consterné, ensuite, par la déclaration de Christine Lagarde, la présidente de la BCE : j'estime très grave qu'une responsable de ce niveau incite les pays européens à acheter américain, sous prétexte que nous avons, en Europe, 12 milliards de dollars d'excédent commercial avec les Américains. En réalité, lorsqu'on additionne toutes les dépenses que font Européens en matière de défense aux Etats-Unis, on mesure que nous sommes en train de nous faire piller notre industrie de défense, cela pose le problème de pérennité de notre BITD - au point qu'on peut se demander si demain nos armées achèteront tout sur étagère aux Américains, et après-demain aux Chinois... Notre commission devrait réagir, pour que le Sénat apporte une réponse politique à l'intervention de Christine Lagarde. On demande à nos industriels de faire des efforts pour fournir des armes à l'Ukraine mais, dans le même temps, on incite les États à acheter américain : ce n'est pas raisonnable.
M. Didier Marie. - La commission des affaires européennes est transversale, elle touche aux sujets qui relèvent des commissions permanentes, et il était normal qu'elle se saisisse de ce projet de règlement européen. Le président de la commission des affaires européennes a en outre pris la sage précaution de désigner trois rapporteurs : deux issus de notre commission et le troisième de la commission des finances et rapporteur de longue date du budget de la défense, ce qui dit assez que l'expertise était là.
Le monde a changé depuis 2014 et l'invasion de l'Ukraine, la menace russe se précise, bon nombre d'experts pensent que d'ici une dizaine d'années, la Russie ira au-delà de l'Ukraine - les pays baltes et la Pologne sont donc particulièrement inquiets. Il y a aussi l'élection de Donald Trump et sa volonté affirmée que les Européens assument leur défense seuls, c'est une menace. Il y a, enfin, le constat que l'Europe s'est montrée incapable de venir en soutien à l'Ukraine, nous sommes loin de nos objectifs de livraison d'armes aux Ukrainiens et l'on peut dire que, sans les Américains, l'Ukraine aurait perdu la guerre.
Il faut donc changer d'échelle, et cela pose cette question centrale : comment avancer ensemble, renforcer notre souveraineté commune sans céder notre souveraineté nationale ? C'est une question éminemment politique et la France, particulièrement, est à la croisée des chemins : soit notre modèle est exportable et nous le partageons avec nos partenaires européens, soit nous acceptons qu'ils s'équipent rapidement pour atteindre l'objectif d'autonomie stratégique, et on accepte qu'on ne fasse pas tout, tout seuls, ni tout chez soi - et nous ne sommes alors pas les leaders, mais des partenaires des autres pays européens. Il faut voir aussi qu'européaniser la BITD française peut être bénéfique à notre industrie ; mais cela suppose plus de coordination entre la DGA, le Quai d'Orsay, le SGAE, et il faut mettre de l'huile dans les rouages. Quant aux industriels eux-mêmes, ils ne sont pas tous sur la même longueur d'ondes, il y a besoin d'harmonisation. La France est la première bénéficiaire du FED et la troisième de l'instrument Asap : nous avons besoin des financements européens et sommes heureux d'en bénéficier, il faut le dire !
La question du financement se pose, et on peut regretter que les crédits mis sur la table - 1,5 milliard d'euros - ne soient pas à la hauteur des ambitions, l'Union européenne doit trouver des financements complémentaires pour accompagner les industriels européens, en particulier les industriels français. La BEI a assoupli ses règles de financement, mais il faut aller plus loin - certains parlent d'eurobonds ou d'emprunts communs, il faut examiner ces pistes. En tout état de cause, il faut mesurer l'enjeu : si les Américains se retiraient d'Europe, c'est une enveloppe comprise entre 290 et 350 milliards d'euros par an que les Européens devraient trouver pour maintenir un niveau équivalent de défense...
Sur la question de la gouvernance, on voit bien le hiatus entre l'autonomie stratégique, boussole européenne, et la question de la souveraineté nationale. La Commission est dans une position de coordination technique, c'est utile et c'est pour cela qu'il faut aussi replacer les outils actuels au centre de la coordination. Il y a une Agence européenne de la défense qui ne remplit pas tout son rôle, il faut la renforcer ; il y a aussi l'Organisation conjointe de coopération en matière d'armement (OCCAr), qui est intergouvernementale et qui, elle aussi, devrait pouvoir mieux fonctionner. L'échelon des coopérations renforcées n'est pas assez utilisé en matière de défense, on peut aller bien plus loin. Je crois qu'il serait intéressant d'attendre le Livre blanc du nouveau commissaire européen à la défense, puis d'engager le débat politique pour savoir comment nous atteindrons notre autonomie stratégique tout en conservant notre part de souveraineté, en particulier quant à l'engagement de nos forces qui doit rester de la compétence des États membres.
M. Jean-Luc Ruelle, rapporteur. - Merci pour tous ces commentaires pertinents, nous les avons en tête. Ce règlement EDIP est en cours, à marche forcée, on verra ce que la présidence polonaise en fera ; le Livre blanc du nouveau commissaire est également en cours de rédaction. On ne sera prêt qu'à la fin du premier semestre 2025, ce qui fait beaucoup de retard. Aujourd'hui, la France est laissée de côté, elle est isolée sur les questions de défense, l'Allemagne joue un rôle négatif, les industries allemandes aussi, et nous devons rester vigilants sur notre souveraineté et nos intérêts économiques.
Mme Catherine Dumas, présidente. - Nous allons examiner les amendements.
ARTICLE UNIQUE
L'amendement COM-1 est adopté, de même que l'amendement rédactionnel COM-2, puis les amendements COM-3, COM-4, COM-5, COM-6 et COM-7.
La proposition de résolution européenne est adoptée dans la rédaction issue des travaux de la commission.
Mme Catherine Dumas, présidente. - Merci à tous pour ce débat et ce vote.
La réunion est close à 11 h 10.