II- L'EXAMEN AU FOND

Dans l'exposé des motifs de la proposition de résolution, notre collègue, M. Geoffroy de Montalembert et un certain nombre de ses collègues, attirent l'attention du Sénat sur les dysfonctionnements constatés dans la justice administrative. Ils rappellent les délais de jugement inacceptables dans les différents degrés des juridictions de l'ordre administratif. Cet état de fait a été dénoncé par la Cour européenne des droits de l'homme, qui a condamné la France, par un arrêt du 24 octobre 1989, pour avoir mis quatre ans à juger une requête.

Face à une situation s'expliquant en partie par l'insuffisance des effectifs et l'accroissement continu du contentieux, les auteurs de la proposition de résolution souhaitent que le Sénat constitue une commission d'enquête chargée de recueillir tous les éléments d'information sur le fonctionnement des tribunaux administratifs et d'apprécier, afin de réduire le contentieux, si les modes de règlement amiable des litiges mettant en cause les organismes investis d'une mission de service public sont actuellement satisfaisants .

Les signataires font notamment observer que certains textes tel que le décret n° 80-974 du 4 décembre 1980 instituant des comités de règlement des dommages mettant en cause la responsabilité de l'Etat et de ses établissements n'étaient pas appliqués.

Votre commission constate, peur sa part, qu'en 1989 les délais moyens de jugement étaient les suivants aux différents degrés de la juridiction administrative :

- devant le Conseil d'Etat : 2 ans, 8 mois, 10 jours ;

- devant les Cours administratives d'appel : 1 an, 7 mois ;

- devant les tribunaux administratifs : 2 ans 4 mois et 6 jours.

La situation ne s'améliore qu'avec une extrême lenteur en dépit des importantes réformes intervenues dans l'organisation de la justice administrative,

En 1991, on estime que si les délais moyens de jugement devant les Cours administratives d'appel devraient être en moyenne inférieurs à 14 mois, ils demeureraient à 2 ans 3 mois et 20 jours devant les tribunaux administratifs et parviendraient difficilement à s'établir en dessous du seuil de 2 ans devant le Conseil d'Etat.

Le législateur n'a pourtant pas méconnu la gravité de la situation. La loi du 31 décembre 1987 portant réforme du contentieux administratif a entendu amorcer la rénovation de la Justice administrative.

A cette époque, les délais moyens de jugement étaient de l'ordre de trois ans devant le Conseil d'Etat ; la priorité était donc de désengorger la haute juridiction administrative.

Le législateur a donc créé les cours administratives d'appel compétentes pour statuer sur les appels formés contre les jugements rendus par les tribunaux administratifs dans un certain nombre de matières destinées à être progressivement augmentées au fur et à mesure du développement de l'activité des cours.

Impulsée par le Vice-président du Conseil d'Etat, la loi de 1987 a permis la création de cinq nouvelles juridictions à Bordeaux, Lyon, Nancy, Nantes et Paris dès le mois de janvier 1989.

Etalées sur trois exercices budgétaires, les créations d'emplois de magistrats et de fonctionnaires ont permis de doter les cours d'un effectif réel qui était au 1er janvier 1991 de 92 magistrats et de 157 greffiers.

Observons cependant que les effectifs des Cours administratives d'appel sont constitués aux deux tiers par des membres des tribunaux administratifs. Ce transfert a considérablement perturbé l'organisation et le fonctionnement de ces tribunaux.

D'autres mesures ont été cependant prises pour améliorer le fonctionnement des juridictions de l'ordre administratif. Elles ont eu essentiellement pour objet d'accroître les pouvoirs juridictionnels des présidents de juridiction et de rationnaliser un certain nombre de procédures contentieuses. Votre commission évoquera brièvement cinq innovations intéressantes :

- un décrut du 2 septembre 1988 a réformé la procédure du référé ; un référé-provision a été institué et le champ d'application du référé-instruction et du référé-urgence a été étendu ;

- la loi du 25 juillet 1990 a donné aux présidents de juridiction la faculté de statuer par ordonnance dans un certain nombre de cas ne justifiant pas la collégialité. Cette possibilité peut intervenir en cas de dessaisissement.de non-lieu à statuer, de requête manifestement irrecevable ou de refus de sursis à exécution ;

- la loi du 31 décembre 1987 a institué une procédure d' admission des pourvois en cassation . Cette réforme a prouvé son efficacité en permettant d'écarter près des 4/5e des pourvois ;

- la même loi a mis en place une nouvelle procédure permettant le renvoi pour avis au Conseil d'Etat de toute question de droit nouvelle présentant une difficulté sérieuse et se posant dans de nombreux litiges. Cette procédure utilisée une dizaine de fois depuis l'entrée en vigueur de la loi de 1987 a permis de trancher quelques questions délicates et de régler ainsi plusieurs centaines de litiges pendants ;

- un décret du 15 mai 1990 a donné au Président de la section du rapport et des études du Conseil d'Etat la possibilité de saisir le Président de la section du contentieux aux fins d'ouverture d'une procédure d'astreinte d'office dès lors que des difficultés d'exécution d'une décision lui ont été signalées. On sait, à cet égard, que la mauvaise exécution des décisions de justice persistent. La section du rapport et des études est saisie chaque année d'environ un millier de réclamations par an, soit quelques 5 % des décisions rendues ;

- un décret du 25 février 1991 a, enfin, institué une procédure de règlement amiable des litiges relatifs aux marchés publics.

Le fonctionnement déjà défectueux des tribunaux administratifs a été, en outre, perturbé par la loi du 10 janvier 1990 instituant l'obligation pour les tribunaux administratifs de statuer sur la légalité des arrêtés préfectoraux de reconduite à la frontière des étrangers en situation irrégulière dans un délai de 48 heures.

Par ailleurs, on relèvera que le projet de loi d'orientation relatif à l'administration territoriale de la République, actuellement discuté par le Parlement, prévoit d'impartir aux juges administratifs un délai d'un mois pour se prononcer sur les demandes de sursis à exécution introduites dans le cadre du contrôle de légalité.

Dans ces conditions, les créations d'emplois de conseillers de tribunaux administratifs sont tout à fait insuffisantes, ceci d'autant plus qu'entre la création d'un poste budgétaire et l'entrée en fonction d'un magistrat, il s'écoule d'un an à dix-huit mois pour le recrutement et la formation.

L'effectif des corps des membres des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel est aujourd'hui de 549. Pour les spécialistes, la réduction raisonnable des délais de jugement -c'est-à-dire un an au maximum- exige que cet effectif soit porté à 700 ou 800 conseillers. Nous sommes loin du compte.

Mais comme le soulignent les auteurs de la proposition de résolution, il y a lieu de se demander en outre si «les modes de règlement amiable des litiges mettant en cause les organismes investis d'une mission de service public sont actuellement satisfaisants » ?

A cet égard, le Médiateur, dans son dernier rapport, fait observer que le tiers des réclamations dont il est saisi aurait donné lieu à un procès s'il n'était pas intervenu. Il importe donc très certainement d'encourager les procédures pré-contentieuses. Pour ce faire, il sera indispensable d'analyser les conditions de création du contentieux dans un certain nombre de ministères. Comment se forme le contentieux ? Pourquoi le système du recours gracieux ne fonctionne-t-il pas d'une manière plus satisfaisante ?

Les problèmes qui ont été, jusqu'à présent, évoqués affleurent en amont de la décision de justice administrative. En aval, se pose la question déjà évoquée de l'exécution de la décision de justice. Le Conseil d'Etat s'est lui même alarmé de la dégradation de l'efficacité du contrôle juridictionnel des administrations. A côté du problème du contentieux, celui de l'exécution constitue certainement un domaine d'investigation qui appelle toute l'attention du Parlement.

L'ensemble des juridictions administratives et, en particulier, le Conseil d'État, déploient tous leurs efforts pour remédier aux dysfonctionnements dont chacun s'accorde à admettre l'existence.

La tâche de la future commission d'enquête ne consistera donc pas à dresser un acte d'accusation contre les juridictions de l'ordre administratif.

La commission s'efforcera, au contraire, de contribuer à améliorer la situation en mettant, le cas échéant, en lumière les habitudes ou les inerties qui sont à l'origine du malaise.

D'ailleurs, il conviendra d'analyser aussi, avec une particulière attention, les causes de la persistance de la mauvaise exécution des décisions de la justice administrative. A cet égard, ce sont les pratiques de certaines administrations qui devront être mises à jour.

En conclusion, votre commission estime que le fonctionnement actuel des juridictions de l'ordre administratif justifie amplement la création d'une commission d'enquête parlementaire.

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