III. LES CONDITIONS DE LA PROTECTION DES DROITS DE PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE ET ARTISTIQUE DANS L'ENVIRONNEMENT NUMÉRIQUE

En même temps qu'il élargit la diffusion des oeuvres de l'esprit, le progrès technique facilite leur exploitation illicite. Le phénomène n'est pas nouveau, mais il prend incontestablement, dans l'environnement numérique, une dimension nouvelle.

Si, contrairement à ce que l'on a prétendu, la société de l'information n'impose aucune remise en cause des principes du droit de propriété littéraire et artistique, elle peut en revanche susciter de nouveaux obstacles au respect et à l'exercice effectif de ces droits.

La circulation instantanée des oeuvres d'un bout à l'autre du " village planétaire ", l'accroissement phénoménal des échanges, la facilité de reproduction des oeuvres numérisées multiplient en effet les risques de contrefaçon et de piratage, et rendent plus difficiles l'identification des responsables, la sanction et la réparation des actes illicites.

Centrée sur l'harmonisation communautaire de la définition des droits, la proposition de directive ne traite pas en revanche des moyens de les faire respecter et laisse de côté, par exemple, les questions fondamentales de la détermination des responsabilités des différents acteurs de la société de l'information et du droit applicable -questions qui d'ailleurs dépassent largement le cadre communautaire.

Elle prévoit cependant, dans la ligne des Traités de l'OMPI, d'imposer la protection juridique des nouvelles techniques permettant de faire obstacle à la contrefaçon.

A. LA PROTECTION JURIDIQUE DES MESURES TECHNIQUES ET DE L'IDENTIFICATION DES OEUVRES

L'environnement numérique ne comporte pas que des conséquences négatives pour les titulaires de droits puisqu'il rend aussi possible l'utilisation de nouvelles techniques de protection des oeuvres : le codage des données numérisées permet en effet de les protéger contre des utilisations illicites ou d'assurer leur " traçabilité ".

La protection contre l'utilisation illicite peut résulter soit de systèmes d'accès conditionné, soit de procédés interdisant ou limitant la copie numérique des oeuvres, ces deux types de protection pouvant d'ailleurs être associés.

L'identification des oeuvres est quant à elle réalisée par l'intégration à l'oeuvre numérisée d'un code contenant les données relatives à l'oeuvre ou à l'élément protégé, aux titulaires de droits, voire aux conditions et modalités de son utilisation. Les mécanismes d'identification, qui complètent les mesures de protection, peuvent ainsi assurer l'information des utilisateurs de bonne foi mais aussi faciliter le contrôle de l'utilisation des oeuvres, sa facturation, le " repérage " de réseaux de contrefaçon.

Afin de renforcer leur efficacité, les Traités de l'OMPI rendent obligatoire la protection juridique de chacune de ces deux catégories de dispositifs, obligation que reprennent les articles 6 et 7 de la proposition de directive.

1. La protection des mesures techniques

Deux articles symétriques des Traités de l'OMPI (article 11 du Traité " droit d'auteur " et article 18 du Traité " interprétations et phonogrammes ") font obligation aux Etats parties de prévoir une protection juridique et des sanctions " efficaces " contre la neutralisation des " mesures techniques efficaces " prises par les ayants droit afin de " restreindre l'accomplissement " d'actes d'exploitation illicites.

Ce dispositif assez bref, et qui laisse une large marge d'appréciation aux Etats en ce qui concerne tant la définition des sanctions que celle des agissements prohibés, est moins précis que les propositions qui avaient servi de base à la négociation et qui prévoyaient explicitement de sanctionner " l'importation, la fabrication et la distribution de dispositifs de neutralisation, ou l'offre et la prestation de services ayant même effet ".

L'article 6 de la proposition de directive s'efforce de définir plus précisément les obligations qui s'imposeront aux Etats membres. L'intention est excellente, mais elle est malheureusement desservie par une rédaction confuse et qui pourrait être source d'ambiguïtés.

Les précisions qu'entend apporter la proposition de directive portent, d'une part, sur la définition des actes prohibés et, d'autre part, sur celle des " mesures techniques efficaces " devant donner lieu à une protection juridique.

•  En ce qui concerne les agissements prohibés , la Commission entend que soient réprimés non seulement les actes de neutralisation des mesures techniques mais aussi, comme cela avait été proposé à la conférence diplomatique de l'OMPI, " la fabrication ou la distribution de dispositifs ou la prestation de services " permettant cette neutralisation. Afin cependant que cette définition ne conduise pas à mettre en cause des industriels, des prestataires de services ou des auteurs de logiciels dont les produits pourraient être " détournés " à des fins de neutralisation des protections techniques, l'article 4 précise que pour être sanctionnables les activités visées :

- ne devront avoir qu' " une raison commerciale ou une utilité limitée " autre que la neutralisation de mesures techniques. D'après le commentaire d'article, cette précision doit " assurer que les équipements industriels et les services à multiples usages ne soient pas proscrits uniquement parce qu'ils peuvent être aussi utilisés pour contourner les systèmes de protection ". On comprend certes l'intention, mais on voit également la faille : cette disposition pourrait aussi permettre à des fabricants peu scrupuleux de s'exonérer de toute responsabilité en mettant sur le marché des " équipements à multiples usages " ;

- devront en outre présenter un caractère intentionnel, leurs auteurs " sachant ou ayant des raisons valables de penser " qu'elles peuvent " permettre ou faciliter " la neutralisation des protections techniques. Cette réserve est inspirée de l'accord ADPIC, qui subordonne l'indemnisation des actes portant atteinte aux droits de propriété intellectuelle à l'intention dolosive de leurs auteurs. Mais elle risque d'être source de difficultés car il faudra pouvoir prouver la mauvaise foi des intéressés.

•  L'article 6 tente aussi de mieux définir les mesures techniques " efficaces ". Le second alinéa de l'article dispose à cet effet que ne " sont réputées efficaces " que les mesures subordonnant l'accès à l'oeuvre à l'application d'un code ou " d'un procédé, y compris par décryptage, ou désactivation de brouillage ou autre transformation de l'oeuvre ou de l'objet protégé " : cette rédaction ne permet pas de conclure avec certitude que seront présumées efficaces toutes les mesures techniques correspondant à l'une de ces catégories, d'ailleurs assez vaguement définies. Le commentaire de l'article précise d'ailleurs que " les titulaires de droits devront démontrer que la technique choisie est efficace " pour bénéficier de la protection, ce qui pourra s'avérer difficile compte tenu de l'évolution rapide des techniques.

Au total, " en voulant bien faire ", la proposition de directive risque de réduire la portée de la protection juridique des mesures techniques. On doit donc se demander s'il n'aurait pas été préférable de retenir, au niveau de la proposition de directive, une formulation plus générale -et surtout plus claire- inspirée de celles des Traités de l'OMPI, quitte à laisser aux législateurs nationaux le soin de les mettre en oeuvre, en s'inspirant par exemple des textes en vigueur réprimant le décodage illicite des programmes de télévision cryptés.

Certes, on pourrait objecter qu'une telle démarche limiterait l'harmonisation recherchée. Mais celle-ci sera de toute façon de portée assez restreinte puisque, d'une part, les Etats membres sont libres de déterminer les sanctions applicables à la violation des mesures de protection et que, d'autre part, les " précisions " apportées par la proposition de directive pourront donner lieu à des interprétations jurisprudentielles divergentes.

Votre commission partage donc les réserves qu'exprime, vis-à-vis de la rédaction de la proposition de directive, le dernier alinéa de la proposition de résolution, qu'elle vous propose par conséquent de retenir.

En outre, votre rapporteur souhaite souligner que l'action communautaire en matière de dispositifs de protection technique ne doit pas se limiter à la protection juridique. Il paraît indispensable, en effet, que cette action législative soit complétée par une politique active de recherche dans le domaine des dispositifs de protection technique et d'incitation à leur usage.

Au niveau national, le gouvernement a lancé un " programme pour l'innovation dans l'audiovisuel et le multimédia " destiné à soutenir la recherche dans le domaine de la protection des contenus. Aux Etats-Unis, un consortium réunissant l'industrie du disque et l'industrie informatique (Secure Digital Music Initiative - SDMI) a pour objet le développement de dispositifs de protection. Il paraît essentiel que de semblables synergies soient également encouragées au niveau de l'Union européenne, sauf à accepter que les mesures de protection technique deviennent un monopole américain.

2. La protection des mesures d'identification

L'article 7 de la proposition de directive, relatif à la protection juridique de l' " information sur le régime des droits " est très proche des articles correspondants des Traités de l'OMPI (article 12 du Traité " droit d'auteur " et article 19 du Traité " interprétations et phonogrammes "). La " protection juridique appropriée " que devront prévoir les Etats membres porte sur toutes informations " se présentant sous forme électronique " permettant d'identifier l'oeuvre ou l'objet protégé, les titulaires de droits, ou portant sur les conditions et modalités d'utilisation de ces droits.

Elle doit permettre de réprimer :

- la suppression ou la modification de ces informations,

- la distribution ou la communication au public, en connaissance de cause, d'exemplaires d'oeuvres ou d'objets protégés lorsque ces informations auront été supprimées ou modifiées.

B. LES QUESTIONS NON TRAITÉES PAR LA PROPOSITION DE DIRECTIVE

Contrairement à ce qui avait été primitivement envisagé, la proposition de directive ne comporte pas de dispositions relatives à la détermination du droit applicable aux transmissions en ligne.

Par ailleurs, la question de " la responsabilité relative aux activités réalisées dans un environnement de réseau ", qui, comme le souligne le considérant n° 12, ne concerne pas seulement la propriété littéraire et artistique, a été renvoyée à la proposition de directive " relative à certains aspects juridiques du commerce électronique dans le marché intérieur " 14( * ) .

Il ne saurait évidemment être question pour votre rapporteur de traiter de manière exhaustive deux sujets qui ne relèvent pas de la proposition de directive sur laquelle portent le présent rapport et la proposition de résolution qui nous est soumise.

Cependant, comme l'a souligné devant votre commission la ministre de la culture et de la communication, il s'agit de deux questions importantes au regard de la protection de la propriété littéraire et artistique : il convient donc, sinon de les traiter, au moins de les évoquer.

1. Le droit applicable

Le Livre Vert sur les droits d'auteurs et les droits voisins abordait, parmi les " questions horizontales ", celle du droit applicable à l'exploitation en réseau des oeuvres et objets protégés par un droit de propriété littéraire et artistique.

La Commission se prononçait en faveur du principe, au niveau communautaire, de l'application de la loi " de l'Etat membre d'origine du service " , tout en soulignant que ce principe n'est applicable en matière de propriété intellectuelle " que si, en même temps, on assure une harmonisation poussée de ces droits " et qu'au niveau international, la priorité " devait être accordée à une harmonisation à un niveau élevé des règles de protection ".

Les réponses à la consultation sur le Livre Vert exprimaient majoritairement l'opinion selon laquelle les problèmes liés à la diffusion des oeuvres en réseau pouvaient être résolus par l'exercice de la liberté contractuelle et l'application du droit international privé, et refusaient en tout cas l'application du droit du " pays d'origine ".

La réponse du gouvernement français semblait assez représentative de cette opinion majoritaire, en tant qu'elle récusait " la règle du pays d'origine pour localiser l'exploitation " et soutenait que " la loi du pays d'exploitation ou de consommation devait continuer à s'appliquer " afin notamment de prévenir des risques de délocalisation des services dans les pays où la protection est la plus faible.

Cette position était aussi celle du Groupement européen des sociétés d'auteurs et compositeurs (GESAC) qui s'opposait, en particulier, à tout parallélisme avec la solution retenue, pour la télédiffusion par satellite, par la directive " câble et satellite ".

Devant la commission, Mme Catherine Trautmann s'est également prononcée contre l'application de la loi du pays d'émission.

Il est à noter que, dans son avis sur le Livre Vert de la Commission sur la lutte contre la contrefaçon et la piraterie, le Comité économique et social a souligné que les travaux actuels relatifs aux règles de droit international privé en matière délictuelle, qui doivent aboutir à une nouvelle Convention de Rome (" Rome II "), pourraient permettre de faciliter la lutte contre les actes de piratage et de contrefaçon commis grâce à Internet.

Pour votre rapporteur, il paraît indispensable que la question des règles applicables à la protection des droits de propriété littéraire et artistique sur les oeuvres diffusées " en ligne " soit également étudiée dans le cadre de l'instance internationale compétente, c'est-à-dire de l'OMPI.

2. La responsabilité des différents intervenants

La clarification des rôles et des responsabilités des différents intervenants sur Internet est essentielle, aussi bien pour les titulaires de droits, qui doivent savoir auprès de qui les faire valoir, que pour les intervenants eux-mêmes, qui ne peuvent développer leurs activités dans un climat d'insécurité juridique.

Il conviendra, là aussi, comme l'a indiqué Mme Catherine Trautmann, de trouver des solutions équilibrées entre des exigences et des intérêts contradictoires, ce qui ne sera évidemment pas facile, d'autant moins que le rôle des différents opérateurs des réseaux n'est pas toujours très clairement défini.

La proposition de directive sur le commerce électronique a tourné cette difficulté en visant non des " métiers " mais un certain nombre d'activités : le transport de données, le stockage temporaire (mise en cache), l'hébergement.

Elle retient, en s'inspirant de la récente législation américaine 15( * ) , le principe de l'irresponsabilité des intermédiaires techniques à raison des contenus mis en ligne par des tiers :

- le prestataire assurant le " simple transport " de données est exonéré de toute responsabilité dès lors qu'il joue un rôle purement passif et n'intervient que pour véhiculer, sans les modifier ni les sélectionner, des informations qu'il n'a pas fournies à des destinataires qu'il ne choisit pas. Cette irresponsabilité, qui s'étend au stockage automatique et " volatile " des informations transmises, ne bénéficie cependant pas au prestataire dans le cadre d'" une action en cessation ", ce qui vise, semble-t-il, le cas où il lui serait enjoint de supprimer l'accès à une information ;

- le stockage temporaire ne met pas non plus en cause, sous les mêmes conditions, la responsabilité du prestataire de service. Il est cependant tenu de retirer l'information, ou de rendre l'accès à celle-ci impossible, lorsqu'elle a été retirée du site principal ou n'y est plus accessible, ou lorsque l'autorité compétente a ordonné le retrait de l'information ou interdit son accès ;

- l'activité d'hébergement ne peut engager la responsabilité pénale ou civile de l'hébergeur que dans le cas où il a connaissance du caractère illicite des activités qu'il " héberge " (site web, forum, " bulletin board service ") et s'il n'agit pas " promptement " pour retirer les informations illicites ou en interdire l'accès ;

- Enfin, les prestataires exerçant une activité de simple transport ou d'hébergement ne sont tenus à aucune obligation générale de contrôle des informations fournies par les tiers. Ils peuvent en revanche être astreints à des activités de surveillance " ciblées ou temporaires " à la demande des autorités judiciaires nationales.

Seule pourrait donc être mise en cause la responsabilité éditoriale des " fournisseurs de contenus ". Or ceux-ci, bien souvent, ne peuvent être identifiés qu'à travers les indications détenues par les prestataires de services techniques.

Pour que l'irresponsabilité des prestataires de services techniques qui ne sont pas également " fournisseurs de contenus " ne permette pas, en fait, d'assurer l'impunité des contrefacteurs, il serait indispensable que les Etats membres puissent imposer aux prestataires de services, et notamment aux " hébergeurs ", un certain nombre d'obligations, par exemple :

- informer leurs cocontractants des obligations légales qui s'imposent à eux ;

- se mettre en état de fournir l'identité et les coordonnées des responsables des sites qu'ils hébergent ou des abonnés aux services qu'ils offrent ;

- conserver pendant un certain délai les données de connexion, à seule fin de les communiquer, si nécessaire, aux autorités judiciaires ;

- agir, dès qu'ils sont informés du caractère illicite d'un contenu, en vue de la cessation du trouble constaté.

De telles obligations, qui correspondent ni plus ni moins aux principes généraux de la responsabilité civile qui, mutatis mutandis , pèse sur tout professionnel, permettraient de concilier l'irresponsabilité des prestataires de services à raison des contenus dont ils ne maîtrisent ni la mise à disposition du public ni la circulation avec la possibilité pour les personnes lésées de faire respecter leurs droits.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page