II. L'HARMONISATION DES EXCEPTIONS AUX DROITS
Comme le
souligne très justement la Commission, l'harmonisation de la
définition des droits de propriété littéraire et
artistique suppose également une harmonisation des exceptions à
ces droits. La proposition de directive ne tire cependant pas toutes les
conséquences de cette observation, ce qui se comprend
aisément : une définition communautaire des exceptions au
droit d'auteur et aux droits voisins se serait évidemment heurtée
à la diversité des législations et des traditions
nationales.
La proposition de directive ne définit donc qu'une seule exception
" obligatoire " -du reste très controversée- et dresse
par ailleurs une liste facultative
et
limitative des autres exceptions
que peuvent prévoir les Etats membres, liste qui correspond peu ou prou
à l'ensemble des règles et des usages nationaux actuellement en
vigueur en la matière.
Certes, toutes les exceptions -obligatoires ou facultatives- devront satisfaire
au " test des trois étapes " défini par la Convention
de Berne pour les exceptions au droit de reproduction et que les Traités
de l'OMPI ont étendu à toutes les exceptions : celles-ci ne
doivent s'appliquer que dans des cas "
spécifiques
",
elles ne doivent pas causer un "
préjudice
injustifié
" aux titulaires de droit ni porter atteinte
à "
l'exploitation normale
" des oeuvres ou
éléments protégés.
Mais, compte tenu de la diversité des interprétations auxquelles
elle peut donner lieu, cette définition de " l'exception
acceptable " ne sera sans doute pas très efficace pour restreindre
les divergences entre les législations des Etats membres.
Votre commission approuve donc les dispositions de la proposition de
résolution qui nous est soumise invitant le gouvernement à
oeuvrer pour une définition plus resserrée de ces exceptions, et
pour qu'elles donnent lieu à une compensation équitable au profit
des titulaires de droits.
A. L'EXCEPTION OBLIGATOIRE AU DROIT DE REPRODUCTION
L'article 5-1 de la proposition de directive exempte du droit
de
reproduction tous "
les actes de reproduction provisoires qui font
partie intégrante d'un procédé technique ayant pour unique
finalité de permettre l'utilisation d'une oeuvre ou d'un objet
protégé, et n'ont pas de signification économique
indépendante
".
• Cette définition est très contestée et elle
est rejetée, à juste titre, par les titulaires de droits.
Elle est en effet extrêmement large :
* Elle s'applique à toutes les utilisations des oeuvres, que ces
utilisations soient ou non autorisées. Elle empêcherait donc les
titulaires de droits de s'opposer à tous les " actes
préparatoires " à une exploitation contrefaisante, ce qui
paraît assez étranger à la logique du droit de
propriété littéraire et artistique. Mais il semble, il est
vrai, que l'on ait plutôt cherché, en la matière, à
rassurer les opérateurs des réseaux, soucieux d'éviter que
leur responsabilité puisse être mise en cause à l'occasion
d'actes de reproduction d'oeuvres protégées ;
* Elle ne s'applique pas seulement à la transmission
numérique mais à toute exploitation d'une oeuvre dès lors
que celle-ci met en oeuvre un procédé technique faisant appel
à des reproductions " provisoires " et donc, par exemple,
à la radiodiffusion : elle crée donc un risque que certains
diffuseurs tentent d'assimiler à des " reproductions
provisoires " couvertes par l'exception des actes qui doivent normalement
relever de l'autorisation des ayants droits ;
* Elle ne comporte aucune définition de la reproduction provisoire.
Or, pour s'en tenir à la diffusion en réseau, la transmission
d'une oeuvre d'un serveur à l'ordinateur d'un " internaute "
peut donner lieu à différentes formes de reproduction :
- les reproductions " volatiles " dont la durée d'existence
est limitée au temps de la transmission. Ce sont celles qui permettent
l'acheminement des oeuvres et leur affichage sur l'écran de l'ordinateur
de l'utilisateur ;
- les reproductions " temporaires " -" caches " ou
" proxys "- qui constituent des relais entre le serveur et
l'utilisateur et qui permettent, notamment en cas d'encombrement du
réseau, un accès plus facile au document que ce dernier veut
consulter.
Le fonctionnement des " caches " est organisé de façon
automatique par des logiciels, mais les mises en cache ne constituent pas pour
autant des étapes incontrôlables et incontournables du processus
de transmission numérique : il est possible d'indiquer à un
logiciel de cache qu'un document ne doit pas être copié, ou de
limiter sa durée de conservation dans le cache. Il est également
possible de comptabiliser les accès aux documents copiés dans les
caches.
La notion de reproduction provisoire pourrait également inclure la
notion de " site-miroir ", c'est-à-dire la duplication
volontaire de tout ou partie du contenu d'un site pour constituer une nouvelle
offre.
* Le critère de l'absence de " signification économique
indépendante " paraît enfin trop imprécis.
• C'est pourquoi, dans des formulations différentes, la
proposition de résolution et les amendements adoptés par le
Parlement européen proposent de limiter l'exception aux reproductions
" volatiles " strictement indispensables à la communication
des oeuvres, et qui ont lieu dans le cadre d'une exploitation autorisée.
Ce dernier critère est évidemment essentiel. De plus, la question
de la responsabilité des opérateurs ne doit pas être
réglée par le biais d'une définition restrictive du
contenu et de la portée des droits.
Quant à la délimitation des reproductions
" volatiles ", qui peuvent n'être pas soumises à
autorisation, et de celles qui devraient l'être, le critère
pertinent pourrait être la soumission à autorisation de toutes les
reproductions provisoires qui ont une influence sur les conditions
d'exploitation de l'oeuvre.
Les reproductions volatiles sont certes indispensables à la
communication de l'oeuvre : sans elles, il n'y a tout simplement pas de
communication. Mais le recours aux " caches " et
a fortiori
aux sites-miroirs permet aux utilisateurs d'accéder plus facilement,
plus rapidement, en plus grand nombre à l'oeuvre mise à leur
disposition : il détermine donc les conditions de communication de
l'oeuvre, et a des conséquences directes sur sa " diffusion ".
Il paraît donc parfaitement normal que ces " conditions de
diffusion " fassent partie des éléments pris en compte lors
de la négociation du contrat d'exploitation d'une oeuvre en
réseau de même, par exemple, que le mode de calcul de la
rémunération de cette exploitation ou que les conditions de
protection de l'oeuvre contre le piratage.
Votre rapporteur rejoint donc tout à fait sur ce point
Mme Catherine Trautmann qui a souligné, lors de son audition devant
la commission, que l'instauration d'une exception de copie technique
s'étendant sans nuances à toutes les formes de copies
réalisées dans le cadre du fonctionnement des réseaux
risquerait de freiner la mise en réseau des oeuvres,
et qu'il valait
mieux faire le pari de la capacité des parties en présence
à nouer des relations contractuelles
équilibrées.
B. LES EXCEPTIONS FACULTATIVES
La liste
des exceptions facultatives dressée par l'article 5 de la proposition de
directive représente, en quelque sorte, la somme des dérogations
au droit d'auteur pratiquées dans les différents Etats membres.
Elle ne conduit donc qu'à une harmonisation assez limitée.
On peut également regretter qu'elle traduise un certain attentisme de la
Commission sur la question de la copie privée, dont l'examen avait
déjà été différé lors de
l'élaboration de la directive 92/100 et sur laquelle elle ne prend pas
davantage position aujourd'hui, en dépit de la dimension nouvelle que
lui confère l'environnement numérique.
Votre commission, tout en partageant les préoccupations relatives
à un meilleur encadrement des exceptions qu'exprime la proposition de
résolution, vous proposera donc de la compléter afin de soutenir
la position exprimée par le Parlement européen sur la copie
privée numérique.
1. Mieux encadrer les exceptions
La
démarche suivie par la Commission -l'établissement de listes
facultatives d'exceptions soit au droit de reproduction, soit au droit de
reproduction
et
de communication- inquiète les titulaires de
droits qui craignent que certains Etats membres ne soient tentés, sous
la pression notamment des utilisateurs, d'ajouter aux exceptions qu'autorise
déjà leur législation nationale d'autres exceptions
figurant dans la liste retenue par la Commission. Les titulaires de droits font
également remarquer que la formulation de la proposition de directive
est trop floue et pourrait autoriser des divergences nationales
d'appréciation dans l'étendue des exceptions autorisées.
On peut cependant penser que les traditions nationales sont fortement
établies -elles sont d'ailleurs fonction des conceptions qui fondent,
dans chaque pays, le droit de la propriété littéraire et
artistique- et qu'il est donc peu probable que l'on assiste à de
notables modifications des législations et des usages nationaux.
Il convient cependant de prévenir les risques de multiplication des
exceptions :
- en soutenant le principe d'une liste limitative et interprétée
de façon restrictive ;
- en affirmant le principe d'une compensation des limitations de droits.
•
Le principe d'une liste limitative et de stricte
interprétation
Certains Etats membres -en particulier la Grande Bretagne et certains pays
nordiques- souhaitent soit compléter la liste des exceptions
facultatives, soit ne lui donner qu'un caractère indicatif.
Votre commission ne peut que soutenir la ferme opposition du gouvernement
français à ces propositions.
Le caractère limitatif de la liste des exceptions constitue en effet une
garantie essentielle. Encore ne suffira-t-il sans doute pas, en particulier
dans les pays de "
copyright
", dans lesquels la notion
d'exception n'a pas le même sens que dans les pays partageant la
conception française du droit d'auteur et où les limitations au
droit d'auteur sont essentiellement définies par une jurisprudence
inévitablement plus évolutive que la loi, à
prévenir tout risque d'extension de certaines dérogations aux
droits exclusifs.
Par ailleurs, pas plus que le critère déjà
évoqué du test des " trois étapes ", la
limitation de certaines exceptions à des utilisations de nature
" non commerciale " ne paraît être une garantie
très sérieuse. Ce n'est pas en effet parce qu'une utilisation est
de nature " non commerciale " qu'elle ne peut pas être
préjudiciable aux intérêts des ayants droit, comme le
démontre amplement l'exemple de la copie privée.
Il convient donc de s'opposer à toute extension de la liste des
exceptions facultatives.
•
Le principe de la compensation des exceptions
Certaines exceptions au droit d'auteur ne sont
a priori
guère
susceptibles de causer un préjudice économique significatif aux
titulaires de droits. C'est le cas, par exemple, du droit de citation tel qu'on
l'entend en droit français.
Il en va bien sûr tout autrement des exceptions liées à la
copie privée (reprographie, copie audiovisuelle), des dérogations
dont peuvent bénéficier dans certains Etats membres certaines
institutions (bibliothèques, établissements d'enseignement,
entreprises), ou qui sont justifiées par certaines utilisations
(utilisation à des fins d'enseignement ou de recherche).
Or, si tous les Etats membres prévoient des dérogations au droit
d'auteur et aux droits voisins, tous ne prévoient pas de compenser le
préjudice qui en résulte pour les ayants droit.
Comme le notait la communication sur le suivi du Livre Vert à propos de
la copie privée audiovisuelle, sur quinze Etats membres, onze seulement
ont institué des systèmes de rémunération au titre
de la copie privée, et ces systèmes "
varient beaucoup
dans leur étendue et leur fonctionnement
".
Ces variations sont susceptibles de réduire la portée
concrète du " haut niveau de protection " que le droit
communautaire entend assurer aux titulaires de droit.
C'est pourquoi la proposition de résolution qui nous est soumise se
prononce en faveur du principe d'une compensation, le cas échéant
forfaitaire, des dérogations au droit exclusif.
Le Parlement européen a exprimé le même souci en
prévoyant d'assortir d'une rémunération équitable
les exceptions au droit de reproduction par reprographie, la copie
privée analogique et numérique, ainsi que les exceptions aux
droits de reproduction et de communication pour les utilisations à des
fins d'enseignement et de recherche.
2. La copie privée numérique
Le Livre
Vert sur les droits d'auteur et les droits voisins posait clairement la
question du maintien de l'exception de copie privée dans le contexte
numérique. Mais le dispositif de la proposition de directive n'apporte
malheureusement aucune réponse à cette question et laisse en la
matière une totale liberté aux Etats membres, même si l'un
de ses considérants (n° 27) souligne que les exceptions pour
copie privée ne doivent pas faire obstacle à l'utilisation de
mesures techniques de protection lorsque ces mesures sont disponibles.
Pourtant, les conséquences que peut avoir pour les ayants droit la copie
numérique sont certainement un des problèmes les plus importants
auxquels les confronte la " société de l'information ".
La reproduction parfaite que permet la copie numérique fait en effet
craindre que la copie privée numérique devienne, plus encore que
la copie analogique qui avait déjà sensiblement affecté le
marché des phonogrammes et des vidéogrammes, une forme
très importante d'exploitation des oeuvres de l'esprit.
Surtout, la qualité de la copie numérique n'étant pas
affectée par des reproductions successives, le numérique peut
accroître considérablement le " piratage ordinaire ",
d'autant plus que les matériels de reproduction sont très
accessibles.
La presse s'est ainsi récemment fait l'écho du
développement, dans les établissements scolaires, de
" petits commerces " de copies de disques compacts ou de jeux
vidéo : un sondage aurait fait apparaître que plus de la
moitié des jeunes de 15 à 24 ans déclarent avoir
copié ou fait copier au moins une fois un CD à l'aide d'un
graveur.
Dans leurs réponses au Livre Vert, les titulaires de droits, les
éditeurs et une partie de l'industrie se sont opposés à
toute exception en faveur de la copie privée dans l'environnement
numérique, compte tenu des atteintes qu'elle pouvait porter à
l'exploitation normale des oeuvres, et ont fait valoir que les nouvelles
technologies, en permettant un contrôle effectif de la copie
privée, rendaient possible d'assurer le respect du droit exclusif.
Certains dispositifs permettant le contrôle de la copie numérique
sont en effet déjà disponibles
12(
*
)
et d'autres sont en cours
d'expérimentation. La technologie numérique permet, grâce
à la fixation de codes dans le matériel source, de
différencier l'utilisation des oeuvres numérisées, soit en
interdisant la copie, soit en ne permettant qu'une seule copie. Elle permet
aussi d'identifier les oeuvres copiées.
Certes, on ne peut guère imaginer de protection absolue, ni même
de systèmes de protection durablement inviolables, le principe de la
course poursuite entre le " gendarme " et le " voleur "
ayant sans aucun doute vocation à s'appliquer dans ce domaine comme dans
d'autres.
Il n'en reste pas moins qu'un recours systématique aux techniques de
protection, même imparfaites, même vouées à une
rapide obsolescence, aurait sans doute des effets sensibles sur le
" piratage ordinaire ", celui qui n'est pas pratiqué à
l'échelle industrielle ni par des virtuoses de l'informatique, mais qui
cause un préjudice extrêmement important aux intérêts
des titulaires de droits, ne serait-ce que parce qu'il est pratiqué par
" tout le monde " et constitue donc un phénomène
insaisissable et incontrôlable.
Il faut donc, dès maintenant, encourager la poursuite des recherches
dans le domaine des techniques de protection, et inciter les producteurs et les
diffuseurs à les utiliser.
A cet égard, la position prise par le Parlement européen est
intéressante.
Elle consiste en effet à permettre aux Etats membres de prévoir
une exception pour copie privée -sous réserve d'une compensation
équitable- mais sans que cette option puisse être
interprétée comme interdisant aux ayants droit de se
protéger par des mesures techniques.
D'un point de vue pratique, cette position permet d'éviter le double
écueil d'une interdiction de la copie privée numérique que
l'on ne serait pas en mesure de faire respecter, ou du seul recours à un
régime de compensation qui aurait peu de chances d'être
réellement équitable et pourrait en revanche dissuader les ayants
droit de se protéger.
D'un point de vue juridique, elle est conforme à la nature de
l'exception pour copie privée qui trouve, en droit français, son
origine dans une tolérance inspirée par des considérations
de fait
13(
*
)
, et non dans la
reconnaissance d'un quelconque " droit à copie ".
Au demeurant, il convient de noter que l'interdiction de fait de la copie
numérique n'équivaudrait pas à une interdiction de la
copie privée : les dispositifs techniques de protection contre la
copie numérique ne font en effet pas obstacle à un enregistrement
analogique.
Votre commission vous proposera donc de soutenir la position prise par le
Parlement européen.