3. Le « patriotisme économique », une notion mal perçue à l'étranger bien que pratiquée de facto chez les autres
Le thème du « patriotisme économique » a fait irruption dans le débat public depuis que M. Dominique de Villepin, alors Premier ministre, réagissant le 27 juillet 2005 aux rumeurs prêtant à l'entreprise américaine PepsiCo l'intention de s'emparer de Danone, a déclaré : « Je souhaite rassembler toutes nos énergies autour d'un véritable patriotisme économique. Je sais que cela ne fait pas partie du langage habituel mais il s'agit bien de [...] défendre la France et ce qui est français. » Plusieurs autres affaires ont par la suite confirmé l'actualité de la notion. En particulier, l'offre publique d'achat lancée par Mittal Steel sur Arcelor et celle, d'ailleurs toujours virtuelle, de l'Italien Enel sur Suez, à laquelle le gouvernement français a répondu par le projet de fusionner Suez et Gaz de France, ont provoqué de vives controverses sur ce thème.
En effet, celui-ci n'est pas consensuel. Si l'opinion publique considère en France le patriotisme économique avec une assez large sympathie, les milieux économiques le récusent tout aussi largement, alors qu'il fournit aux commentateurs étrangers l'occasion d'évoquer sans complaisance l'incoercible nationalisme dont notre pays serait le sujet, quand bien même la plupart des Etats pratiquent la chose, à défaut de la revendiquer, de façon souvent plus efficace que nous.
a) Patriotisme économique et protectionnisme : la confusion à éviter
Tout d'abord, de quoi s'agit-il ? Il n'est pas inintéressant, en première approche, de tenter d'identifier le moteur du « patriotisme économique ». La réponse n'est pas évidente. Il se peut que la nationalité des repreneurs ait expliqué la sensibilité des pouvoirs publics et d'une partie de l'opinion à la perspective d'un changement de nationalité de Danone, d'Arcelor et de Suez. Cependant les cessions, récentes ou déjà plus anciennes, à des intérêts étrangers d'Unilog, de Péchiney, des AGF, des ciments français ou du CCF n'ont pas soulevé des polémiques de même ampleur.
Le contenu de la notion est plus facile à cerner. Les économistes et les chefs d'entreprise auditionnés par la mission, évoquant les actions volontaristes mises en oeuvre par les pouvoirs publics afin de retenir sur le territoire les centres de décision menacés de le quitter à la suite d'évolutions capitalistiques, ont eu tendance à définir le patriotisme économique en creux, par contraste avec les objectifs « vertueux » d'efficacité de l'Etat et d'attractivité du territoire, le réduisant alors au protectionnisme, pour le rejeter, pour en démontrer l'impossibilité et les dangers, réserve faite du cas des secteurs jugés stratégiques.
C'est ainsi que M. Jean-Michel Charpin, directeur général de l'INSEE, a résumé devant la mission commune d'information 173 ( * ) dans les termes suivants les limites d'un patriotisme économique protectionniste ou « défensif » : « A contrario, il est certainement très difficile de définir ce que pourrait être une approche nationaliste d'une politique d'entreprises. Je me souviens de travaux qui ont été réalisés sur le concept « d'italianité » qu'avait mis en avant le gouverneur Fazio. Ceci peut, d'une certaine façon, servir de repoussoir pour démontrer les inconvénients gravissimes qui pourraient apparaître avec une approche de ce type :
- risque de se mettre en contradiction avec les engagements pris dans le cadre de l'intégration européenne ;
- mise en danger du fonctionnement interne des entreprises elles-mêmes étant donné que c'est plus un état d'esprit de conquête, qu'un état d'esprit de protection, qu'il faut répandre dans les sociétés françaises ;
- argument très simple selon lequel rien n'empêcherait d'autres pays, à la suite d'initiatives visibles de la France, de prendre des dispositifs symétriques ;
- situation typique de dispositif d'assurance susceptible d'effets pervers (tout affichage anticipé d'une protection quelconque assurée par les pouvoirs publics en cas de sinistre a pour effet d'augmenter de manière importante la possibilité du sinistre).
Ce dernier argument est, pour moi, très important dans la mesure où il est extrêmement souhaitable que les groupes eux-mêmes se préoccupent de la bonne marche de leurs affaires mais, surtout, de la stabilité de leur actionnariat. Afin que les états majors se préoccupent de cette question plus qu'ils ne le font actuellement, il faut absolument qu'il ne soit pas entendu, à l'avance, que la situation va être gérée comme pour Danone ou qu'on considère normal que les pouvoirs publics soient concernés par toute situation présentant la moindre menace, même virtuelle. Les pouvoirs publics doivent donc être très attentifs à ne pas faire d'annonces qui créeraient ce type de comportements, bien connus dans la théorie de l'assurance. »
Dans une optique équivalente, M. Jean Pisani-Ferry, directeur de BRUEGEL ( Brussels European and Global Economic Laboratory ), a proposé 174 ( * ) une distinction entre le patriotisme orienté vers les entreprises nationales et celui orienté vers le territoire national et les facteurs de production nationaux, estimant que la focalisation sur la nationalité des entreprises pouvait faire perdre de vue l'intérêt des citoyens.
Les chefs d'entreprise auditionnés ont généralement tenu un langage identique. M. Ernest-Antoine Seillière a ainsi estimé 175 ( * ) : « [...] des décisions plutôt négatives peuvent être envisagées. Il s'agit de toutes les mesures qui visent à protéger, limiter ou interdire. L'effet porté de ces décisions sur l'image ou l'attractivité du territoire est extrêmement négatif. Tout geste de patriotisme économique visant à empêcher ou interdire le départ d'un centre de décision économique parviendrait peut-être à ses fins. Cependant, un tel comportement entraînerait des conséquences négatives d'une ampleur bien supérieure à la somme des avantages perçus. Le monde entier regarde la France : quand celle-ci se montre patriotique au point de dissuader certaines opérations sous prétexte d'une préférence française, son image dans le monde se dégrade considérablement. Cela dissuade généralement les investisseurs de considérer que les partenariats avec les entreprises françaises peuvent se réaliser de la même manière qu'avec d'autres pays. Je préciserai que la France ne prend guère de mesures dissuasives, mais qu'elle communique largement à ce sujet. Au final, quand le patriotisme économique s'exprime de la sorte, je le trouve contre-productif. »
La plupart des autres chefs d'entreprise auditionnés se sont exprimés dans le même sens. M. Henri de Castries 176 ( * ) a jugé que le concept de patriotisme économique dévoyait la notion de patriotisme afin de masquer des tendances protectionnistes, et a prôné une politique de réduction de la dépense publique ainsi que la réhabilitation des valeurs associées au travail et à l'entreprise. M. Gérard Mestrallet a approuvé le concept de patriotisme économique s'il exprime une volonté de faire gagner la France dans le cadre d'une économie ouverte aux échanges et aux investissements étrangers.
Peu fréquente, l'approbation explicite d'une politique économique dérivant de l'idée de patriotisme prend surtout la forme d'un appel à agir pour attirer les centres de décision en France, et s'inscrit dans la logique d'une autre acception possible de la notion, celle d'un patriotisme à caractère offensif, essentiellement tourné vers la mobilisation des énergies afin de conquérir des marchés à l'étranger : il s'agit d'attirer à soi l'étranger porteur d'emplois et de croissance. Le patriotisme économique bien compris revêt alors deux aspects : il encourage, d'une part, la mondialisation des entreprises françaises ; il plaide, d'autre part, pour l'attractivité du territoire français : on est loin du protectionnisme.
* 173 Lors de son audition du 18 octobre 2006.
* 174 Lors de son audition du 18 octobre 2006.
* 175 Lors de son audition du 17 janvier 2007.
* 176 Lors de son audition du 19 octobre 2006.