2. Les actions à droit de vote multiple : une extension nécessaire
a) La préférence communautaire pour la stricte proportionnalité du capital et des droits de vote
Au début des années 1990, lors de l'élaboration de la proposition modifiée de cinquième directive européenne visant à harmoniser les règles applicables aux sociétés par actions 330 ( * ) , la Commission européenne s'était interrogée sur l'opportunité de légiférer et d'instaurer une limitation des écarts possibles par rapport au principe de proportionnalité 331 ( * ) , mais cette proposition a été abandonnée 332 ( * ) .
Plus récemment, à l'occasion de l'élaboration du projet de directive relative aux OPA, le groupe de haut niveau d'experts en droit des sociétés 333 ( * ) , présidé par M. Jaap Winter et qui a travaillé pour la recherche d'une position de conciliation sur ce projet, a prôné un retour au strict respect du principe « une action - une voix ».
La Commission a lancé en septembre 2006 un appel d'offres remporté par la société ISS Europe et le cabinet d'avocats Sherman & Sterling LLP, pour la réalisation d'une étude sur la proportionnalité entre propriété et contrôle dans les sociétés européennes cotées qui a été remise le 18 mai 2007. Bien qu'elle demeure sur le fond hostile aux dispositions qui contreviennent au principe de proportionnalité, la Commission européenne a quelque peu infléchi sa position et pourrait s'orienter vers l'adoption d'une simple recommandation à la fin de l'année 2007, sans interdire purement et simplement la non-proportionnalité.
En droit français, l'article L. 225-122 du code de commerce, introduit par la loi du 24 juillet 1966, impose un principe de proportionnalité des droits de vote au montant du capital détenu, sauf certaines exceptions permises par la loi que sont la suppression du droit de vote de l'actionnaire qui réalise un apport en nature pour la résolution relative à cet apport, la limitation du nombre de voix dont dispose chaque actionnaire, les actions à dividende prioritaire sans droit de vote, et le droit de vote double (cf. infra ).
b) Une non-proportionnalité qui ne constitue pas une entrave substantielle à la « démocratie actionnariale »
Pour les partisans du principe « une action - une voix », les exceptions au principe de proportionnalité constituent un obstacle au principe de libre circulation des capitaux en entravant les prises de contrôle, et sont contraires à une gouvernance démocratique des entreprises.
Les tenants d'un capitalisme industriel font valoir à l'inverse que le présupposé démocratique « une action - une voix » n'est pas justifié. De fait, un principe authentiquement démocratique ne serait pas celui « une action - une voix » mais plutôt « un homme - une voix » , qui était très pratiqué au XIX e siècle 334 ( * ) . Ils appellent de leurs voeux la mise en oeuvre de politiques structurelles à long terme au sein des sociétés, ce qui nécessite un actionnariat stable pour les mener.
Lors de son audition par la mission d'information le 19 octobre 2006, M. Henri de Castries, président du directoire d'Axa , a ainsi contesté une conception anglo-saxonne de la démocratie actionnariale , qui participerait de la « culture de l'instantanéité » et reposerait exclusivement sur le principe « une action - une voix ».
Rappelant qu' « un certain nombre d'exemples récents montrent que les décisions de long terme sur le capital des entreprises sont prises par des gens qui très souvent sont actionnaires depuis la veille et ne le seront plus le lendemain », il a considéré qu' « il n'est pas illégitime, parce qu'une entreprise n'est pas seulement du capital mais est aussi axée autour de clients et de collaborateurs, que les droits des actionnaires en matière de pouvoir de décision sur ce qui engage le long terme des entreprises soient proportionnels à la durée de leur présence dans le capital ».
Lors de son audition par la mission d'information le 8 février 2007, M. Christian Streiff, président du directoire de Peugeot SA , a également déclaré être un fervent partisan de toutes les initiatives permettant de stabiliser l'actionnariat, la présence d'actionnaires sur le long terme étant, à ses yeux, un gage de réussite pour l'entreprise en général et PSA en particulier.
Prenant appui sur l'exemple du groupe allemand Thyssen-Krupp, dont il est administrateur, il a rappelé que « les décisions industrielles se prennent à long terme, mêmes dans des industries rapides comme celle du semi-conducteur », et que « dans le domaine industriel, on entreprend moins à long terme lorsque l'on doit s'inquiéter des perspectives du prochain trimestre ». Il a, dès lors, considéré que les mesures qui augmentaient les droits de vote en fonction de la durée de l'actionnariat, étaient « extrêmement positives » , et s'est dit favorable à une augmentation du ratio de droit de vote au-delà de deux, à l'instar de la réglementation de certains pays d'Europe du nord (cf. infra ).
Plus précisément, quatre types d'arguments peuvent être invoqués en faveur des droits de vote multiples :
- ils permettent d'accroître l'influence des actionnaires « historiques », comme contrepoids aux dirigeants qui disposent d'un avantage structurel en termes d'information et de décision sur la gestion de la société. Ils contribuent à renforcer la capacité de ces actionnaires, au sein de l'assemblée générale ou du conseil d'administration (où ils sont généralement représentés), à valider ou à remettre en question les orientations du management ;
- ils favorisent la présence d'actionnaires forts et dont l'engagement sur le long terme constitue pour l'entreprise la garantie d'un financement pérenne et d'une stratégie créatrice de valeur ;
- les droits de vote multiples ne contreviennent pas au gouvernement d'entreprise , dès lors que leurs modalités d'attribution et leur impact sur la structure de l'actionnariat sont transparents et accessibles pour l'ensemble des investisseurs. A contrario , imposer le principe « une action - une voix » constituerait une incitation à recourir davantage aux structures complexes et pyramidales, qui rendent plus opaque l'identification des titulaires réels du contrôle ;
- ils ne constituent pas forcément une « pilule empoisonnée » contre les OPA , ainsi que l'illustre le cas de la Suède, où les fusions et acquisitions (hostiles ou amicales) ne sont pas moins fréquentes que dans d'autres Etats de niveau de développement équivalent. Ils contribuent plutôt à accroître la probabilité d'une offre négociée, plus favorable aux actionnaires et incluant une « prime de contrôle » conforme aux principes du marché.
* 330 Deuxième modification à la proposition de cinquième directive du Conseil fondée sur l'article 54 du Traité CEE concernant la structure des sociétés anonymes et les pouvoirs et obligations de leurs organes, JO C 7 du 11 janvier 1991.
* 331 Au sens large, les exceptions à ce principe comprennent non seulement les actions à droit de vote multiple, mais également les catégories distinctes d'actions, les actions sans droit de vote, les clauses de plafonnement des droits de vote ou du capital, les actions de priorité, les « golden shares » (cf. infra ) et les certificats de dépôt.
* 332 L'article 33 de la proposition de cinquième directive présentée par la Commission avait établi une règle selon laquelle « le droit de vote de l'actionnaire est proportionnel à la quotité du capital souscrit représentée par l'action. [ ... ] Les législations des Etats membres peuvent autoriser les statuts à permettre une limitation ou une exclusion du droit de vote pour des actions auxquelles sont accordés des avantages patrimoniaux spéciaux. De telles actions ne peuvent être émises que jusqu'à concurrence de 50 % du capital souscrit. Si les obligations liées à de telles actions ne sont pas intégralement exécutées par la société, les détenteurs de ces actions acquièrent, proportionnellement à la quotité du capital souscrit représentée par ces actions, un droit de vote égal à celui des autres » .
* 333 Rapport du Groupe de haut niveau d'experts en droit des sociétés sur des questions liées aux offres publiques d'acquisition, Bruxelles, 10 janvier 2002.
* 334 Cette règle se retrouve encore aujourd'hui en France dans les sociétés anonymes coopératives ou les sociétés d'intérêt général comme les offices d'habitation à loyer modéré.