c) De nombreuses exceptions au principe de proportionnalité existent en Europe, dans les limites de la jurisprudence sur les « golden shares »
La capacité d'innovation du droit des sociétés a été utilisée au XX e siècle avec l'introduction d'actions à droit de vote multiple en France 335 ( * ) et dans d'autres pays d'Europe 336 ( * ) .
Cette liberté a été momentanément bridée pour les sociétés anonymes qui, aux termes de l'article L. 225-123 du code de commerce, ne peuvent accorder à leurs actionnaires qui remplissent certains critères objectifs qu'un droit de vote double pour récompenser leur fidélité 337 ( * ) . Les actions à droit de vote multiple n'ont été admises que dans la forme sociale particulière des sociétés par actions simplifiées (SAS), à laquelle il est interdit de faire appel public à l'épargne 338 ( * ) .
Les « parts de fondateur » ou « parts bénéficiaires » , introduites par la loi du 23 janvier 1929 339 ( * ) , sont également en voie de disparition , depuis que la loi sur les sociétés commerciales de 1966 en a prohibé l'émission de nouvelles. Remises en échange d'apports en nature faits par certains fondateurs de la société et convertibles ultérieurement en actions, elles donnent droit à une partie des bénéfices de la société, mais ne constituent pas un droit de propriété sur le capital , sauf éventuellement sur les bons de liquidation, et ne donnent aucun pouvoir de décision dans la gestion de la société. Différentes catégories de parts de fondateur, portant des droits inégaux, pouvaient être émises et attribuées.
Les législations nationales de nombreux pays en Europe 340 ( * ) (Danemark, Finlande, Pays-Bas, Suède, Danemark) autorisent les actions à droit de vote multiple . En Finlande, les droits de vote peuvent ainsi atteindre vingt fois la part détenue dans le capital. De nombreux Etats membres ont également introduit des « actions spécifiques » ou « golden shares », par lesquelles les Etats membres, au travers de la détention d'une action dans le capital des sociétés privatisées, agréent des prises de participation, nomment des représentants de l'Etat au sein des organes sociaux ou peuvent s'opposer à la cession d'actifs.
Cette expression ultime de la distorsion entre la détention du capital et le pouvoir politique au sein des assemblées d'actionnaires a suscité une réaction de la CJCE, qui par trois arrêts du 4 juin 2002 341 ( * ) , a clairement posé les limites dans lesquelles peuvent être créées des « golden shares » 342 ( * ) .
Selon la CJCE, de telles dispositions portent atteinte au principe de libre circulation des capitaux posé par les articles 56 et suivants du Traité CE, à moins qu'elles ne soient justifiées par l'une des raisons énumérées à l'article 58 du même traité, ou par des raisons manifestes d'intérêt général telles que définies dans la jurisprudence « Cassis de Dijon », et qu'elles soient souhaitables pour atteindre l'objectif fixé, nécessaires et proportionnelles 343 ( * ) . La jurisprudence de la CJCE formulée dans ces trois arrêts concerne avant tout les dispositions nationales qui peuvent donner à un Etat membre le contrôle d'entreprises privatisées.
Des voix se sont élevées, en particulier au Parlement européen, pour que la CJCE étende sa jurisprudence relative aux « golden shares » aux actions à droit de vote multiple, et constate que ces actions restreignent la libre circulation des capitaux sans que cette restriction ne soit compensée par des raisons d'intérêt général. Cependant, le droit positif européen, et notamment la directive OPA ne permettent pas une telle extension de cette jurisprudence qui doit être circonscrite aux « golden shares ».
Le libre jeu des offres et surenchères en matière d'offres publiques d'acquisition est considéré comme étant au coeur du principe de libre-circulation des capitaux. Les actions à droit de vote multiple ne peuvent cependant être réellement considérées comme une entrave à celle-ci.
Tout d'abord, en droit français, tout actionnaire qui viendrait à détenir, seul ou de concert 344 ( * ) , plus du tiers des titres de capital ou des droits de vote est tenu de déclencher une OPA sur l'intégralité des titres de capital et des titres donnant accès au capital ou aux droits de vote. En conséquence, un actionnaire ne peut disposer de plus du tiers des droits de vote, faute de quoi il est tenu de déclencher une offre d'achat 345 ( * ) .
Les prises de contrôle restent en tout état de cause toujours possibles dès lors qu'un ou plusieurs actionnaires détenant le contrôle sont disposés à céder leurs titres. Le droit de vote multiple permet de donner le contrôle à un actionnaire de référence qui détient moins de la majorité du capital social.
* 335 La loi du 16 novembre 1903 avait autorisé les sociétés à créer des actions de priorité, qui pouvaient comporter un droit de vote multiple : « sauf disposition contraire des statuts, les actions de priorité et les autres actions ont dans les assemblées un droit de vote égal ».
Mais certains abusèrent de cette liberté et il s'ensuivit dans les milieux financiers, une hostilité aux actions à droit de vote multiple. La loi du 13 novembre 1933 a alors prohibé la création de telles actions à l'exception des actions à droit de vote double.
* 336 Les actions à droit de vote multiple ont toutefois été abolies en Italie, en Autriche, en Espagne et en Allemagne.
* 337 Selon l'article L. 225-123 du code de commerce, les statuts peuvent attribuer un droit de vote double à toutes les actions antérieurement libérées qui sont conservées sous la forme nominative (avec inscription dans les livres de la société) pendant deux ans au moins.
* 338 L'article L. 227-1 du code de commerce relatif à la SAS exclut expressément l'article L. 225-122 ( cf. supra ) du même code du régime applicable à la SAS.
* 339 Dont l'article premier dispose notamment :
« Les sociétés commerciales par actions peuvent créer, attribuer et émettre, soit lors de leur constitution, soit ultérieurement, des titres négociables, sous le nom de « parts de fondateur » ou de « parts bénéficiaires ».
« Ces titres, qui sont en dehors du capital social, ne confèrent pas à leurs propriétaires la qualité d'associé. Mais il peut leur être attribué, à titre de créance éventuelle contre la société, un droit fixe ou proportionnel dans les bénéfices sociaux. (...)
« Il peut exister, dans une même société, différentes catégories de parts de fondateur ou de parts bénéficiaires, pourvues de droits inégaux ; chaque catégorie forme une masse distincte.
« Les droits des propriétaires de parts sont déterminés dans les statuts de la société par actions ou dans la délibération ultérieure de son assemblée générale portant création des parts ».
* 340 Dans un rapport de mars 2005 sur l'application du principe « une action - une voix » en Europe, le cabinet Deminor estimait à 65 % la part des sociétés cotées qui appliquaient ce principe , dont 97 % pour l'Allemagne, 31 % pour la France, 59 % pour la Suisse et l'Espagne, 88 % pour le Royaume-Uni, 14 % pour les Pays-Bas et 25 % pour la Suède.
* 341 CJCE, 4 juin 2002, Commission CE c/République française ; Commission CE c/République portugaise ; Commission CE c/Royaume de Belgique.
* 342 Sur ce point, cf . également infra IV. b. 2. c.
* 343 Le décret français n° 93-1298, qui accordait à l'Etat français une action spécifique dans la société Elf Aquitaine, et la loi portugaise n° 11/90, qui permettait notamment à la République portugaise de réduire l'influence des investisseurs étrangers sur les sociétés privatisées, ont été considérés en vertu de ce principe juridique comme des infractions à la libre circulation des capitaux. Seules les deux réglementations belges qui accordaient des actions spécifiques à l'Etat dans la Société nationale des transports par canalisation et dans Distrigaz ont été considérées comme compatibles avec la libre circulation des capitaux. Le droit de s'opposer aux décisions accordé au ministre dans le cadre de ces deux réglementations a également été considéré comme étant en interférence avec l'article 56 mais justifié pour des raisons de sécurité publique et à la mesure de l'objectif visé.
A cet égard, le fait que l'opposition doive être déclarée dans un certain délai, sous une certaine forme et uniquement pour certaines raisons, et qu'elle soit contrôlable par les juridictions a joué un rôle déterminant. Dès lors, selon la Cour, l'interférence avec la libre circulation des capitaux causée par ces réglementations était limitée à l'ampleur nécessaire pour atteindre l'objectif visé.
* 344 Au sens de l'article L. 233-10 du code de commerce.
* 345 Certes cette disposition ne s'applique pas à un actionnaire disposant déjà du contrôle d'une société, qui par l'introduction du droit de vote multiple pourrait réduire sa participation en capital sans réduire sa participation en droit de vote.