C. DES DÉCISIONS POTENTIELLEMENT LOURDES DE CONSÉQUENCES, UN STATUT DE LA NOTATION À REDÉFINIR
Si les agences de notation continuent à affirmer que leurs notes ne sont que de simples opinions, que les investisseurs sont libres de suivre ou non, la crise financière de 2008 a confirmé l'impact économique considérable des décisions des agences. Les agences portent notamment une lourde part de responsabilité dans le déclenchement de la crise systémique des subprimes : elles ont attribué des notes élevées à des produits dont elles étaient incapables d'évaluer réellement le risque de défaut, alimentant ainsi la « bulle » qui s'est constituée autour de ces actifs financiers.
Les notes ne sont plus de simples opinions ; leur statut doit évoluer. L'information produite doit être de meilleure qualité.
1. L'impact économique avéré de la notation
Les décisions des agences ont un effet sur le prix des obligations mais aussi sur celui des actions. L'impact de leurs décisions n'est cependant pas linéaire et l'on observe d'importants effets de seuil.
a) Un effet sur le prix des actifs
Dans son rapport annuel pour l'année 2004, l'Autorité des marchés financiers (AMF) a procédé à une revue de la littérature économique relative à l'impact des agences de notation sur les émetteurs et les marchés financiers. Elle l'a complétée, en début d'année 2006, en publiant deux études empiriques consacrées à l'impact des décisions d'agence sur les actions des entreprises françaises et sur les nouveaux produits obligataires en Europe.
Il ressort de ces études que les notes émises par les agences ont un effet avéré sur le prix des obligations mais aussi sur celui des actions . Les notes émises constituent un élément explicatif du prix des actifs financiers, dans un sens conforme à l'intuition : une dégradation de la note pèse sur le prix de la dette, et sur le cours des actions, tandis qu'un rehaussement de la note produit l'effet inverse.
D'un point de vue théorique, l'effet de la notation sur le prix des obligations peut s'exercer au travers de deux canaux de transmission : soit directement par l'information nouvelle que la notation transmet au marché, soit indirectement en raison de l'application de règles contractuelles ou émanant de la règlementation. Comme on l'a vu précédemment, de nombreux gestionnaires sont tenus de se cantonner à certaines catégories d'actifs, généralement bien notés. Une baisse de la notation les conduit donc à céder leurs titres, ce qui entraîne une diminution de leur valeur.
Bien que les agences s'intéressent uniquement aux émissions obligataires, l'effet de la notation peut se diffuser sur le marché des actions : d'une part, parce que toute modification de note est susceptible de modifier les coûts de financement de l'entreprise, et donc d'améliorer ou d'amoindrir sa rentabilité ; d'autre part, parce que la décision de l'agence peut traduire un changement d'appréciation des perspectives de croissance de l'entreprise, ce qui pèse alors sur les anticipations de profits futurs.
Une étude réalisée à partir de données américaines a montré que les dégradations de notes conduisent à une baisse significative des cours, à la fois dans la période précédant le changement de notation et dans la période qui le suit immédiatement. En cumulé, sur une période de six mois, la baisse des cours atteint 18 % pour une dégradation décidée par Moody's, 26 % pour Standard and Poor's et 33 % pour Fitch 86 ( * ) .
L'effet des changements de notes apparaît asymétrique : les abaissements de notes ont davantage d'influence sur le marché que les hausses de même ampleur. Cette différence peut s'expliquer par l'aversion au risque des investisseurs, qui les conduit à réagir plus vivement à de mauvaises nouvelles, et par une meilleure anticipation des relèvements de note, les entreprises pouvant être plus enclines à communiquer sur les évolutions favorables qu'elles connaissent plutôt que sur les informations susceptibles de peser sur les marchés.
b) Des effets de seuil
L'impact d'un changement de note n'est pas linéaire : une dégradation a des effets plus sensibles pour les émetteurs mal notés que pour ceux qui ont des notes élevées . Le passage de la catégorie « investissement » à la catégorie spéculative a des effets particulièrement notables, ce qui peut s'expliquer par les règles appliquées par les gestionnaires de fonds, qui limitent souvent le champ de leurs investissements aux seuls titres notés dans la catégorie « investissement ».
Ainsi, une dégradation d'un ou deux crans peut, si elle fait passer la note dans la catégorie spéculative, entraîner des ventes massives et une chute de la valeur du titre. Cet « effet falaise » , ou cliff effect en anglais, n'est pas dû aux agences elles-mêmes mais aux règles que s'imposent les détenteurs de fonds. Sur ce point, François Veverka, ancien directeur général de Standard and Poor's Europe, souligne que l'on a presque confié aux agences « un droit de vie ou de mort : si la note d'un émetteur est dégradée, sa dette n'est plus éligible pour tel ou tel investissement, ses papiers ne sont plus utilisables comme garantie auprès d'une banque centrale, etc. » 87 ( * ) .
Le développement dans les contrats de clauses contingentes a aggravé ces effets de seuil ( cf. supra ). Une décision de dégradation peut donc, du fait de ces clauses, avoir des conséquences tout à fait disproportionnées. Les clauses contingentes amplifient la sensibilité de l'émetteur à toute dégradation de son environnement ou de sa situation propre. Une entreprise qui rencontre un problème de liquidité peut rapidement se retrouver insolvable en raison de l'activation de ces clauses, comme l'illustre le cas du groupe californien Pacific Gas and Electric Corporation au début de l'année 2001.
Le cas du groupe Pacific Gas and Electric (PGE)
Corporation
En janvier 2001, la notation de la holding et de sa filiale PGE Company a été dégradée dans la catégorie spéculative. Cette dégradation a entraîné la suppression des facilités de crédit initialement accordées à PGE Company, la baisse de la notation constituant un défaut selon les termes du contrat. De plus, les contreparties de PGE Corporation ont immédiatement exigé les garanties de crédit additionnelles prévues en cas de dégradation de la note de la holding. PGE Corporation et PGE Company n'ont pu maintenir leur accès au marché des commercial papers (titres de créances à court terme) du fait de leur notation désormais insuffisante et se sont retrouvées dans l'incapacité d'honorer leurs échéances arrivant à maturité. En raison de ce défaut sur les commercial papers , les détenteurs d'obligations à moyen terme ont exigé le remboursement immédiat de leurs créances, en application d'une clause d'accélération. Incapable d'apporter les garanties financières qui lui auraient permis de poursuivre normalement son activité sur le marché de l'énergie, PGE Company s'est déclaré en faillite en avril 2001. Source : « Le développement des clauses contingentes : état des lieux et implications pour la stabilité financière », article de Sébastien Lévy, Revue de la stabilité financière, novembre 2002. |
Ce type d'enchaînement montre que les décisions des agences peuvent avoir parfois un pouvoir auto-réalisateur : l'annonce par une agence que tel émetteur présente un risque de défaut élevé peut rendre très difficile la poursuite du financement de cet émetteur et précipiter le défaut annoncé.
Dès lors que l'impact des décisions des agences sur les marchés est établi, celles-ci assument une part de responsabilité dans le bon fonctionnement du système financier. Une erreur de notation peut pénaliser fortement l'émetteur, si la note est injustement sévère, ou les investisseurs, si la note est élevée alors que l'émetteur fait finalement défaut.
Si, dans l'ensemble, les notes des agences permettent de prédire correctement le risque de défaut, l'actualité fournit cependant des exemples d'erreurs ayant entraîné des conséquences économiques graves.
* 86 Cf . « L'impact des décisions d'agence : une comparaison du cas des actions françaises avec l'expérience internationale », étude réalisée par Evguenia Iankova, Florent Pochon, Jérôme Teïletche - IXIS CIB service de la recherche, publiée par l'AMF (31 janvier 2006), p. 10.
* 87 Audition devant la mission commune d'information du Sénat le 4 mars 2012.