B. LE « MARCHÉ », UN GARDE-FOU BIEN MODESTE, PARFOIS UN POUSSE AU CRIME
La qualité des notations devrait également être garantie par des facteurs externes. En effet, le poids des agences de notation repose principalement sur la confiance que leur accordent les investisseurs. Elles devraient donc être incitées à protéger leur réputation. Pourtant, ce garde-fou fonctionne mal.
Contrairement à ce que laisse entrevoir le modèle de rémunération « émetteur-payeur », les entreprises ou les collectivités locales ne se situent pas en position de force face aux agences de notation. S'il existe un dialogue entre l'agence et l'émetteur, celui-ci ne s'apparente pas à une négociation, que ce soit sur les tarifs ou sur la note proprement dite.
Pour leur part, les investisseurs ne rémunèrent pas les agences mais ils sont les principaux « consommateurs » de notes. Les agences ne peuvent se permettre de perdre leur confiance. À cet égard, les récentes mises en cause des agences de notation, en particulier sur les produits titrisés, les subprimes , n'ont eu que des conséquences limitées Si les investisseurs clament ne plus faire « aveuglément » confiance aux agences de notation, la réalité montre qu'elles conservent une forte influence.
Pour autant, les agences de notation font face à de réels conflits d'intérêts. Les évolutions récentes de la réglementation ont tenu compte de cette situation. Néanmoins, on peut légitimement se demander si un modèle économique différent serait de nature, par son fonctionnement propre, à améliorer la qualité des notations. Un changement de modèle vers celui « d'investisseur-payeur » pourrait être étudié dans le cas des produits structurés, là où les conflits d'intérêts sont particulièrement flagrants.
1. Des entreprises en position de faiblesse face aux agences
Hormis le cas des notations « non sollicitées » (et non rémunérées), ce sont les émetteurs qui demandent à être notés par une ou plusieurs agences de notation et qui rémunèrent le service rendu. La sélection et la rémunération par l'émetteur sont de prime abord des facteurs favorables à l'apparition de conflits d'intérêts .
L'émetteur souhaitant naturellement obtenir la note la plus élevée possible, il est tenté d'user de son pouvoir de commanditaire, son « pouvoir de marché », pour imposer ses conditions à l'agence de notation. En réalité, sauf pour la titrisation, cette idée doit être nuancée.
Les émetteurs, publics ou privés, font aujourd'hui unanimement valoir qu'ils sont plutôt en « situation de faiblesse » par rapport aux agences de notation qu'il s'agisse de la note attribuée ou des tarifs pratiqués .
a) Un processus de notation à sens unique
(1) Un dialogue « contradictoire »
Entre l'émetteur et l'agence de notation, il existe bien évidemment un dialogue approfondi. François Veverka, ancien responsable de Standard and Poor's, explique ainsi : « dans 99 % des cas, la notation est demandée par l'émetteur qui espère ainsi attirer les investisseurs et obtenir de meilleures conditions d'émission. La démarche est donc consensuelle et coopérative » 126 ( * ) .
Le processus de notation s'organise ensuite d'un commun accord entre l'émetteur et l'agence de notation. L'émetteur transmet les informations, y compris confidentielles, nécessaires au travail d'analyse. Au surplus, une ou deux fois par an 127 ( * ) , les analystes rencontrent physiquement l'émetteur : le directeur financier et ses équipes sont alors invités à exposer la trajectoire financière de l'entreprise, à présenter les principaux risques qu'elle rencontre mais aussi la situation de son secteur économique, sa stratégie, etc. Ce travail est complété par des échanges téléphoniques et électroniques.
Au terme de cette procédure que les agences qualifient de « contradictoire », un comité de notation décide souverainement de la note de l'entreprise puis lui transmet l'information avant de la communiquer au marché. Le règlement européen du 16 septembre 2009 sur les agences de notation impose en effet que, au minimum, douze heures 128 ( * ) avant sa diffusion, le communiqué de l'agence est transmis à l'émetteur pour information et vérification formelle. Celui-ci peut encore corriger des erreurs factuelles.
L'émetteur n'est pas invité à s'exprimer devant le comité de notation et la procédure décrite ci-dessus ne lui permet pas réellement de contester la note émise .
Au total, les émetteurs estiment que les notations sont imposées et non pas négociées. Ce constat n'est pas fondamentalement remis en cause par les agences de notation. Elles mettent, pour leur part, l'accent sur le dialogue conduit avec l'émetteur, nécessaire à la qualité de la note, sans que celui-ci vienne nuire à leur indépendance.
(2) Des incompréhensions persistantes
De l'avis des émetteurs rencontrés, les rencontres avec l'agence sans être « inquisitoriales » apparaissent clairement à « sens unique ». L'émetteur fait naturellement valoir ses arguments, en particulier au regard de sa situation par rapport à ses concurrents, pour justifier d'une notation la meilleure possible.
Toutefois, à partir des données recueillies, les agences opèrent des retraitements que de nombreux émetteurs, malgré la transparence des méthodologies, ont assuré « ne pas toujours comprendre ». C'est pour cette raison notamment que certaines entreprises, y compris parmi les plus grandes, font appel à des conseils en notation 129 ( * ) .
La situation de relative faiblesse de l'émetteur explique le recours à ce type de conseil auxquels deux types de missions sont confiés : « des missions de première notation, pour des clients qui n'ont jamais été notés et sont un peu perdus ; et des missions d'accompagnement, pour des entreprises qui font face à une conjoncture difficile et que nous aidons à trouver de bons arguments analytiques » 130 ( * ) . Bien que « les agences de notation [aient] consenti un réel effort de transparence [...] un document de 70 pages détaillant les critères doit être expliqué à l'émetteur ». Nicolas d'Hautefeuille, conseil en notation, estime que « la notation est un métier très technique et il faut éviter que des critères incohérents ne créent des distorsions ».
Une distorsion de notation injustifiée entre EADS et Boeing Les entreprises opérant dans le même secteur d'activité doivent être notées selon les mêmes critères. Par exemple, la note de l'entreprise EADS doit être cohérente avec celle émise pour son principal concurrent, Boeing. Or, il y a quelques années, EADS était notée BBB + tandis que Boeing bénéficiait d'un A+. En soi, la note BBB + pouvait entraîner un risque de liquidité pour EADS qui dispose d'importantes positions de change en dollars. L'entreprise a donc demandé à un conseil en notation de mener un travail comparatif, au regard de la méthodologie appliquée par l'agence de notation, pour savoir si la distorsion de notation était bien justifiée. Dans sa méthodologie, l'agence pondérait plus fortement le profil financier des entreprises par rapport à leur profil industriel, c'est-à-dire qu'elle attachait plus d'importance à leur rentabilité : sous cet angle, la note de Boeing était justifiée puisque la société américaine dégageait 10 % de marge contre seulement 1 % pour sa concurrente européenne. Mais la marge comptable présentée par Boeing était basée sur des comptes aux normes américaines (US GAAP) tandis que celle d'EADS l'était sur des comptes aux normes internationales (IFRS). Cette particularité emporte des conséquences importantes sur la manière de comptabiliser les investissements - qui s'élèvent, dans le secteur aéronautique, à plusieurs milliards d'euros. Or, une fois les comptabilités retraitées et ajustées pour être comparables, il est apparu que la marge dégagée par EADS ne justifiait pas un écart de notation avec Boeing. Sa note a donc été relevée à A après démonstration du conseil en notation et intervention auprès de l'agence. Celle-ci avait donc commis en l'espèce une distorsion injustifiée de notation. Source : audition de M. Nicolas d'Hautefeuille, responsable du conseil en notation du groupe Crédit agricole, le 29 mai 2012. |
Le but des agences est bien évidemment d'essayer de maintenir une cohérence forte des notations à travers le monde et au sein d'un même secteur d'activité. Pour ce faire, la composition du comité de notation est cruciale. Outre les analystes de l'entreprise, on y trouve des analystes seniors qui ont une connaissance approfondie du secteur d'activité et de la zone géographique.
Néanmoins, force est de constater que cette précaution est insuffisante dès lors que la notation, reposant sur une méthodologie très fine, devient un processus de plus en plus technique. Le comité de notation fonde sa décision sur le travail et les calculs réalisés par les analystes et n'est probablement pas capable d'identifier un problème tel que celui décrit ci-dessus. Au surplus, l'émetteur ne dispose que d'un temps très limité pour examiner le communiqué de l'agence.
Le travail effectué en amont, en lien avec les conseils en notation, est donc déterminant pour assurer une notation de qualité, c'est-à-dire reflétant au mieux les fondamentaux de l'entreprise. En tout état de cause, il n'y a jamais de négociation sur la note attribuée, même si certaines dégradations sont parfois différées dans le temps au regard des arguments présentés par les entreprises .
Un jugement sévère : l'analyse des
émetteurs
« Depuis quelques années, les relations entre les banques européennes et les grandes agences de notation se sont nettement détériorées. La rentabilité est devenue la seule priorité des agences de notation : le nombre croissant d'instruments et d'entreprises à noter par analyste, l'exploitation mécanique d'immenses tables de données universelles remplies par les émetteurs de façon sans doute hétérogène, et la multiplication d'erreurs de calcul ou d'interprétations erronées qui en résultent, ont entrainé une dégradation importante de la qualité d'analyse. En l'absence de réglementation dans ce domaine, les agences de notation exercent une pression extrêmement forte sur les banques européennes pour obtenir de l'information confidentielle. Parmi les informations demandées figurent les résultats estimés, le PV de conseils d'administration, les tirages LTRO (Long Term Refinancing Operation), les ratios de liquidité Bâle 3, etc. Les agences de notation ne respectent pas leur propre méthodologie. Dans certains cas, des changements méthodologiques majeurs sont annoncés ou mis en oeuvre en contradiction avec la réglementation en vigueur sans consultation et sans explications suffisantes pour le marché et les émetteurs. Les méthodologies en vigueur contiennent un fort biais américain, notamment dans l'analyse financière qui privilégie les normes comptables américaines plutôt que les IFRS, ainsi que dans le mode de calcul du nouveau ratio de solvabilité chez Standard and Poor's ou dans la méthodologie applicable aux obligations sécurisées. Certaines méthodologies sous-tendent des pratiques abusives (par exemple dans la notation d'un fonds, l'obligation faite à ce fonds de faire noter tous ses actifs et ses contreparties par une même agence), qui permettent aux grandes agences d'accroitre leurs parts de marché. » Source : contribution écrite de la Fédération bancaire française (FBF) pour l'audition de Pierre de Lauzun, directeur général délégué, devant la mission commune d'information le 30 mai 2012. |
b) Des émetteurs « prisonniers » des agences de notation
(1) Une relation contrainte
La notation est un point de passage presque incontournable pour tous les émetteurs du marché obligataire, dès lors qu'ils sont importants et/ou réguliers, mais c'est aussi un point de non-retour . Ainsi, Hervé Philippe, directeur général délégué et chief financial officer du groupe Havas, déclare que « nous n'avons pas voulu entrer dans un engrenage » 131 ( * ) .
Il apparaît en effet très délicat pour un émetteur de rompre le contrat qui le lie à une agence de notation. Tout d'abord, parce que l'oligopole formé par les trois grandes agences le contraint à choisir l'une d'elles. Selon plusieurs témoignages recueillis par le Sénat, l'agence Fitch n'est pas encore suffisamment reconnue par les investisseurs sur certains marchés. Le choix peut alors se limiter, en pratique, à deux agences.
Ensuite, un émetteur qui mettrait brutalement fin à ses relations avec une agence s'exposerait à un important préjudice de réputation. Le signal envoyé aux investisseurs aurait tôt fait d'être interprété négativement. L'émetteur devrait prouver au marché que sa décision résulte d'erreurs avérées, manifestes, de la part de l'agence et non d'une réaction « d'humeur » face à une dégradation.
C'est pourquoi seuls les émetteurs les mieux notés, sûrs de leur fait, souvent non cotés, peuvent se permettre de changer d'agence de notation. Mais, en réalité, on observe une grande stabilité dans les relations commerciales entre les agences et les émetteurs. Ce sont donc bien les agences qui possèdent un « pouvoir de marché ».
(2) Un pouvoir de facturation dans les mains des agences
Le 27 février 2012, douze des plus grandes entreprises allemandes 132 ( * ) ont adressé un courrier à Standard and Poor's dans lequel elles soulignent une augmentation « significative », de l'ordre du double par rapport aux années précédentes, de la tarification opérée par l'agence. Les signataires estiment également que cette situation souligne le caractère monopolistique du marché de la notation puisque les émetteurs ne peuvent contester ces tarifs 133 ( * ) . Si Standard and Poor's ne revenait pas à ses honoraires antérieurs, chaque entreprise se réserverait individuellement le droit de mener « d'autres actions ».
Cette augmentation des tarifs des agences de notation, en particulier de l'une d'entre elles, a été corroborée par plusieurs émetteurs. Tout comme leurs homologues allemands, ils ont fait part d'une certaine impuissance face à cet état de fait.
Selon plusieurs témoignages recueillis par le Sénat, la capacité de négociation est d'autant plus forte que la note de la société est élevée. Autrement dit, plus l'entreprise est susceptible de mettre fin à la relation commerciale sans risque d'un préjudice de réputation et plus l'agence est attentive à la modération de ses frais.
Il est ainsi possible - si ce n'est probable - que la lettre rendue publique par les sociétés allemandes ait été conçue comme un premier signal envoyé au marché. Ces entreprises font savoir qu'elles sont susceptibles d'abandonner la notation par Standard and Poor's et que cette décision n'est pas la conséquence d'une divergence d'analyse sur la note elle-même. Toutefois la conclusion prudente du courrier - chaque entreprise individuellement se réserve le droit d'engager d'autres actions - montre la réticence des émetteurs à engager de telles « actions ». En effet, il n'est pas évident qu'elles obtiennent des conditions tarifaires plus clémentes auprès de la concurrence.
La situation des émetteurs publics est un peu différente puisqu'ils doivent se conformer au droit de la commande publique, dans lequel le prix joue un rôle déterminant dans le choix du prestataire.
Aux termes du règlement européen du 16 septembre 2009 sur les agences de notation, celles-ci sont seulement tenues de publier la « nature générale de leur régime de rémunération ». La sujétion demeure minime. Elle consiste principalement à divulguer des grilles de tarification particulièrement vagues 134 ( * ) .
La nature oligopolistique de l'activité de notation devrait au contraire amener à faire la lumière sur les honoraires perçus par les agences au titre du service rendu, à l'instar de l'obligation existante pour la certification des comptes . Dans ce dernier cas, le rapport annuel de la société indique précisément le montant versé aux commissaires aux comptes 135 ( * ) .
Cette transparence présenterait plusieurs avantages. Tout d'abord, elle conduirait naturellement les émetteurs à opérer une comparaison entre agences. A défaut de stimuler la concurrence, elle permettrait à tout le moins de modérer leur pouvoir de marché. Une initiative telle que celle des sociétés allemandes mentionnées plus haut serait d'autant plus solide. Elle conduirait aussi à faire mieux apparaître les notations « non sollicitées ».
Elle aurait également pour vertu d'identifier les entreprises qui ont le plus recours aux agences, notamment pour des missions de conseil, et de déterminer si une agence n'est pas excessivement liée à une entreprise.
Pour des raisons pratiques, l'obligation devrait incomber aux émetteurs, qui publieraient dans leur rapport annuel le montant de toutes les sommes versées aux agences de notation. Elles devraient être clairement distinguées en fonction de la prestation réalisée par l'agence (notation d'une émission, conseil, etc.).
* 126 Audition devant la mission commune d'information du Sénat le 14 mars 2012.
* 127 Ces échanges ont lieu aussi souvent que nécessaires et, en particulier, à chaque fois que se produit un événement susceptible de modifier l'appréciation de l'agence.
* 128 Section D du règlement européen du 16 septembre 2009 sur les agences de notation de crédit.
* 129 Audition devant la mission commune d'information du Sénat le 29 mai 2012.
* 130 Audition devant la mission commune d'information du Sénat le 29 mai 2012.
* 131 Audition devant la mission commune d'information du Sénat le 28 mars 2012.
* 132 Bayer, Bertelsmann, Continental, Daimler, Lufthansa, Deutsche Post, E.ON, Henkel, Linde, RWE, Siemens, Volkswagen.
* 133 «The same holds true for your way to present a unilaterally defined fee schedule as a fact to be accepted by customers, a method suggesting a monopoly market».
* 134 La modification du règlement européen en cours de discussion au premier semestre 2012 prévoit que « les agences de notation de crédit veillent à ce que les commissions facturées à leurs clients pour la fourniture de services de notation et de services accessoires soient non discriminatoires et basées sur les coûts réels. Les commissions facturées pour des services de notation ne sont pas liées au niveau de la notation du crédit émise par l'agence de notation de crédit, ni en aucune manière aux résultats des tâches effectuées ».
* 135 La modification du règlement européen susmentionnée prévoit seulement de communiquer ces informations à l'Autorité européenne des marchés financiers.