2. Les investisseurs : « rien oublié, rien appris »
Assurément, le discours des investisseurs à l'égard des agences de notation est empreint d'une certaine ambivalence.
a) Une défiance affichée
Peter Etzenbach, en charge des investissements d'Allianz France, explique ainsi que son entreprise a perdu de l'argent en investissant, sur le fondement des notations, dans des produits titrisés de type subprimes : « c'est l'une des leçons que je tire de 2007 et l'un des reproches que l'on peut faire aux investisseurs . Nous ne refaisons plus ces erreurs : au moment de faire nos choix d'investissements, nous ne regardons plus les notations que comme de simples références » 136 ( * ) .
De même, Eric Le Coz, directeur général adjoint de Carmignac Gestion, estime que « nous nous référons très peu aux agences de notation . [...] Nous ne considérons pas qu'il s'agisse d'un indicateur de risque pertinent. [...] N'accordons pas à ces agences plus d'importance que les photographies qu'elles nous donnent à voir ».
En revanche, Patrick Barbe, responsable de la gestion obligataire chez BNP Asset Management, concède que « les intervenants sur les marchés et les investisseurs achètent des émetteurs en fonction de leur notation, sans examiner eux-mêmes les risques encourus. Les agences ont remplacé la recherche interne que tout investisseur est censé mener et qu'il faut réactiver ».
Les mêmes émettent globalement de vives réserves sur les méthodes de travail et la pertinence des agences de notation. Jürgen Gerke, directeur financier d'Allianz France, indique ainsi que « les agences nous notent aussi [...] Quand je me fais noter, je constate que les agences regardent le passé et très peu le futur ». Patrick Barbe renchérit en précisant que « les règles du rating ne sont pas adaptées aux risques d'État, fondamentalement différents des risques de faillite qu'assument les actionnaires d'une entreprise et qui doivent s'évaluer à long terme. [...] Les méthodes des agences de notation sont biaisées ». Et Eric Le Coz de conclure : « nous n'avons pas confiance dans la méthodologie qui n'aboutit qu'à donner une photographie à un instant donné, sur la base de données partielles et sans prendre en compte les éléments dynamiques ».
b) Une confiance maintenue dans les faits
Pourtant, l'enquête 137 ( * ) réalisée par l'IFOP pour la mission commune d'information auprès des investisseurs professionnels (français) sur la confiance portée aux agences de notation montre que ceux-ci gardent malgré tout une bonne image des agences de notation. Près de 65 % des sondés estiment qu'elles sont globalement plutôt rigoureuses dans leurs analyses.
Tableau n° 45 : Pour chacun des qualificatifs suivants, diriez-vous qu'il correspond bien ou mal à l'image que vous avez des agences de notation ?
TOTAL Bien |
Très bien |
Assez bien |
TOTAL Mal |
Assez mal |
Très mal |
Nsp |
TOTAL |
||
(%) |
(%) |
(%) |
(%) |
(%) |
(%) |
(%) |
(%) |
||
ï Rigoureuses dans leurs analyses |
65 |
11 |
54 |
35 |
31 |
4 |
- |
100 |
|
ï Impartiales |
57 |
8 |
49 |
43 |
31 |
12 |
- |
100 |
|
ï Responsables par rapport à l'impact des notes exprimées |
56 |
8 |
48 |
44 |
31 |
13 |
- |
100 |
Source : Enquête IFOP réalisée pour le Sénat auprès de 352 utilisant les agences de notation dans le cadre de leur activité.
Une analyse plus détaillée du tableau précédent permet également d'évaluer comment les récentes mises en cause des agences de notation ont influé sur le jugement des investisseurs.
De manière assez logique, peu d'investisseurs ont changé d'opinion s'agissant des obligations d'entreprise qui n'ont donné lieu, ces derniers mois, à aucun « scandale ». En revanche, il est plus étonnant de constater que le pourcentage d'investisseurs ayant modifié leur perception des agences de notation sur les produits structurés n'atteigne même pas 50 % alors qu'il s'agit du segment du marché qui a fait l'objet des plus fortes dégradations.
Tableau n° 46 : Les polémiques sur le rôle des agences de notation ont-elles modifié la confiance que vous accordez à celles-ci en ce qui concerne... ?
TOTAL Oui |
Oui, tout à fait |
Oui, plutôt |
TOTAL Non |
Non, plutôt pas |
Non, pas du tout |
Nsp |
TOTAL |
||
(%) |
(%) |
(%) |
(%) |
(%) |
(%) |
(%) |
(%) |
||
ï La dette souveraine |
47 |
19 |
28 |
52 |
24 |
28 |
1 |
100 |
|
ï Les produits structurés |
46 |
16 |
30 |
52 |
26 |
26 |
2 |
100 |
|
ï Les obligations d'entreprise |
37 |
13 |
24 |
63 |
34 |
29 |
- |
100 |
Source : Enquête IFOP réalisée pour le Sénat auprès de 352 utilisant les agences de notation dans le cadre de leur activité.
Si les investisseurs sont conscients des limites inhérentes à la notation, ils continuent pour autant de la regarder avec attention.
Ainsi, d'après le sondage IFOP, près des deux tiers des investisseurs admettent recourir aux notations dans leurs choix d'investissement, dont 12 % pour lesquels il s'agit d'un « critère déterminant ».
Tableau n° 47 : Diriez-vous que les notes attribuées par les agences de notation influencent vos choix d'investissement ?
Ensemble (%) |
||
TOTAL Oui |
64 |
|
ï Oui, il s'agit d'un critère déterminant |
12 |
|
ï Oui, mais il ne s'agit que d'un critère parmi d'autres |
52 |
|
Non, vos décisions ne sont pas fondées sur les notes attribuées par les agences |
36 |
|
TOTAL |
100 |
Source : Enquête IFOP réalisée pour le Sénat auprès de 352 utilisant les agences de notation dans le cadre de leur activité.
Là encore, un phénomène de marché paradoxal est à l'oeuvre, qui découle notamment des règles d'investissement internes ( cf. partie I). Ces règles ont contribué à enfermer les investisseurs dans des carcans étroits dont la notation est la seule référence. Le fait que certains investisseurs fondent exclusivement ou principalement leurs décisions sur la notation conduit les autres intervenants sur le marché à regarder ce critère. En effet, il est fondamental, lors de l'achat d'un actif, d'identifier quelles sont les possibilités de le revendre. Or, en cas de dégradation, il peut alors devenir impossible de trouver un acheteur .
Par ailleurs, les clients des gestionnaires d'actifs sont, pour leur part, attentifs à la notation. Dès lors, les gestionnaires sont contraints d'expliquer leurs choix d'investissement - et les éventuelles divergences - au regard de celle-ci.
Ce sont donc près des deux tiers des investisseurs qui utilisent toujours la notation de manière privilégiée dans leurs choix d'investissement. Plus intéressant, comme le montre le tableau ci-dessous, ce sont les investisseurs qui gèrent les volumes les plus importants qui se reposent le plus sur les agences (85 %). De même, le pourcentage des investisseurs pour lesquels il s'agit d'un critère déterminant est également le plus élevé parmi ceux qui gèrent plus d'un milliard d'euros d'actifs (20 %).
Tableau n° 48 : le niveau d'impact des notes
attribuées par les agences de notation
sur les choix
d'investissement
Oui, il s'agit d'un critère déterminant |
Oui, mais il ne s'agit que d'un critère parmi d'autres |
TOTAL Oui |
NON, vos décisions ne sont pas fondées sur les notes attribuées par les agences |
|
(%) |
(%) |
(%) |
(%) |
|
ENSEMBLE |
12 |
52 |
64 |
36 |
MONTANT ANNUEL GERE |
||||
Moins de 50 millions d'euros |
5 |
54 |
59 |
41 |
De 50 à moins de 250 millions d'euros |
14 |
45 |
59 |
41 |
De 250 millions à moins d'un milliard d'euros |
7 |
50 |
57 |
43 |
1 milliard d'euros et plus |
20 |
65 |
85 |
15 |
Source : Enquête IFOP réalisée pour le Sénat auprès de 352 utilisant les agences de notation dans le cadre de leur activité.
Ce résultat va à l'encontre de remarques habituellement formulées. En effet, il semble admis que seuls les « grands » investisseurs sont capables de mener leur propre analyse du risque tandis que les « petits » seraient inexorablement dépendants des agences .
En réalité, ce constat est moins étonnant qu'il n'y paraît. Les représentants du groupe Allianz ont par exemple indiqué que celui-ci gérait plus de 1 200 milliards d'euros d'investissements (soit environ 60 % du PIB français). Les grands investisseurs institutionnels mondiaux peuvent gérer des masses d'actifs encore plus importantes dont le suivi se révèle par conséquent délicat, même pour de tels groupes. Une certaine automatisation des procédures devient dès lors nécessaire, par exemple au travers d'un recours aux notations. Peter Etzenbach, responsable des investissements pour Allianz France, concède que « la notation, c'est aussi un signal d'alarme. Je ne suis pas au jour le jour chacune des composantes de mon portefeuille. Les agences de notation le font » 138 ( * ) .
À l'inverse, un « petit » gestionnaire sera plus libre de réaliser des investissements au cas par cas et de s'affranchir de la notation. Eric Le Coz, directeur général adjoint de Carmignac Gestion, explique ainsi : « La titrisation des emprunts hypothécaires américains, notés triple A, c'était merveilleux ! Les gens en achetaient, parce que c'était triple A et parce que cela rapportait 15 points de base de plus que les bons du Trésor américains. Nous ne l'avons pas fait, parce que nous ne comprenions pas ce que c'était. Mais nous aimons le risque. J'ai acheté de l'emprunt brésilien en 2002, un mois avant l'élection de Lula, à 28 % sur cinq ans en euros, parce que je suis allé au Brésil étudier le risque » 139 ( * ) .
* 136 Audition devant la mission commune d'information du Sénat le 11 avril 2012.
* 137 Échantillon de 352 investisseurs professionnels, utilisant les agences de notation dans le cadre de leur activité, représentatif des entreprises du secteur financier et de l'assurance concernés par les notes des agences. Méthode des quotas.
* 138 Audition devant la mission commune d'information du Sénat le 11 avril 2012.
* 139 Idem.