C. UNE RESPONSABILITÉ CIVILE INTROUVABLE

Parce qu'elles n'ont pas estimé de manière correcte le niveau de risque attaché à certaines catégories de produits financiers, les agences de notation portent une part de responsabilité dans le déclenchement des crises survenues depuis 2007.

Il semble légitime que leur responsabilité puisse être recherchée, c'est-à-dire qu'il soit possible à un acteur de demander le remboursement des préjudices subis du fait d'une faute ou d'une négligence commise par une agence, par exemple la divulgation d'une information erronée.

Or la responsabilité avérée des agences de notation peine à se traduire sur un terrain juridique. Les procès en responsabilité intentés aux agences de notation, certes de plus en plus nombreux, n'ont, au moins pour l'instant, pas abouti à des condamnations.

Ce constat ne fait que traduire une inadaptation du droit, tant aux États-Unis qu'en Europe. Le Congrès américain et l'Union européenne ont adopté de nouvelles réglementations visant à faciliter l'engagement de la responsabilité des agences de notation.

Les évolutions législatives, de part et d'autre de l'Atlantique, n'ont toutefois pas permis une modification satisfaisante de l'environnement juridique.

Responsabilité civile : responsabilité contractuelle et extra-contractuelle

La responsabilité civile a pour but de réparer les dommages causés à autrui . On distingue la responsabilité civile contractuelle et la responsabilité civile extra-contractuelle, dite aussi délictuelle ou quasi-délictuelle.

La responsabilité civile repose toujours sur le triptyque « dommage, fait générateur, lien de cause à effet entre le fait générateur et le dommage » .

Dans la responsabilité contractuelle , le fait générateur résulte de la non-exécution ou de la mauvaise exécution du contrat liant deux parties (les co-contractants). Toutefois, le contrat (« la loi des parties ») peut limiter ou exonérer a priori la responsabilité d'une des parties.

Dans la responsabilité extra-contractuelle , le fait générateur est une faute , mais aussi une négligence ou une imprudence, commise par une personne envers une autre.

Par exemple, une personne bousculée par une autre se casse le bras en tombant : le dommage est certain (le bras cassé), la faute est identifiée (la bousculade) et le lien de causalité est établi (le bras cassé est bien la conséquence de la bousculade).

La responsabilité civile est habituellement sanctionnée par l'attribution de dommages et intérêts qui viennent réparer le dommage.

Il revient au demandeur de prouver le dommage - qui peut être matériel ou moral -, le fait générateur (la faute ou l'inexécution du contrat) et le lien de cause à effet entre les deux. Or chacun de ces éléments peut être très difficile à prouver.

1. Une irresponsabilité révélée par la crise des subprimes

Les agences se sont senties trop longtemps à l'abri de toute responsabilité juridique, tant vis-à-vis de leurs clients, les émetteurs, que vis-à-vis des investisseurs. Cette situation anormale et choquante doit être corrigée.

a) Des procès encore rares et tournant le plus souvent en faveur des agences

Le nombre d'affaires jugées à travers le monde concernant les agences de notation demeure à ce jour encore très limité. Elles sont quasiment toutes engagées aux États-Unis et concernent quasi-exclusivement, à l'exception du cas Parmalat, des notes attribuées sur des produits titrisés. Ceci apparaît somme toute logique puisque les investisseurs ont surtout subi des pertes massives sur ce type de produits.

Tableau n° 51 : les cas de mise en cause de la responsabilité des agences de notation
dans le monde

Date

Pays

Plaignant

Conclusions

2005

États-Unis
(Entreprise)

Enron

Les demandeurs sont déboutés car les notes ne sont que des opinions protégées par le Premier amendement.

2011

Italie
(Entreprise)

Parmalat

Standard and Poor's est condamnée à rembourser ses honoraires (784 000 euros).

2010-2011

États-Unis
(Titrisation)

Indy Mac Mortgage-Backed Securities & 7 autres arrêts

Les demandeurs sont déboutés car les notes ne sont que des opinions protégées par le Premier amendement.

2009 et 2011

États-Unis
(Titrisation)

Abu Dhabi Commercial Bank & Kings County

La notation diffusée dans un cadre restreint d'investisseurs n'est pas une opinion protégée par le Premier amendement (2009).

Il est possible d'arguer de la fraude contre Standard and Poor 's et Moody's pour avoir sciemment établi des notes trop élevées (2011).

2010

États-Unis
(Titrisation)

État de l'Ohio

Les demandeurs sont déboutés car ils n'ont pas su démontrer que les agences ne croyaient pas en leurs notes.

2010 et 2012

États-Unis
(Titrisation)

CalPers

Les notations relèvent d'une démarche commerciale et ne sauraient, de ce fait, être considérées comme des opinions protégées par le Premier amendement (2010).

Les demandeurs apportent des éléments de preuve suffisants pour appuyer le fait que les notes étaient inexactes (2012).

2011

États-Unis
(Titrisation)

Genesee County

Les notations ne sont pas protégées par le Premier amendement.

Mais les demandeurs sont déboutés car ils n'apportent pas une preuve suffisante que les agences ne croyaient pas à leur notation.

2009

Allemagne
(Titrisation)

Non connu

La cour d'appel de Francfort juge que le tribunal est compétent pour trancher un litige sur la responsabilité de Standard and Poor's (contrairement à l'arrêt de première instance).

2011

Espagne
(Titrisation)

Collectifs d'avocats

Les demandeurs sont déboutés de l'action fondée sur le caractère oligopolistique de la notation, qui serait source d'altération des prix et de délits d'initié.

2012

Australie
(Titrisation)

Treize collectivités locales de l'Etat de Nouvelle Galles du Sud

En instance.

Source : Sénat et Hubert de Vauplane, « Responsabilité des agences de notation : état des lieux en Europe et aux États-Unis », Revue Banque, n° 746, mars 2012.

Dans les années 1980 et 1990, une petite dizaine d'affaires avaient également été jugées devant les juridictions américaines. A chaque fois, les demandeurs ont été déboutés. L'affaire Orange County contre Standard and Poor's, en 1996, a tout de même donné lieu à une transaction entre les deux parties pour un montant de 140 000 dollars, soit 0,007 % des dommages et intérêts initialement demandés (2 milliards de dollars).

L'affaire Parmalat, dans laquelle Standard and Poor's a été condamnée, est pour l'instant unique mais le montant des dommages et intérêts demeure symbolique au regard du coût de la faillite de l'entreprise.

Les différents contentieux engagés aux États-Unis ne permettent pas de véritablement dégager une ligne de fond. En effet, la justice américaine est décentralisée et la jurisprudence ne s'unifie que lentement. Des divergences de jurisprudence peuvent subsister pendant plusieurs années, faute d'affaires élevées au niveau fédéral, voire à la Cour suprême.

b) Aux États-Unis, une ambigüité sémantique autour de la qualité « d'opinion »

Une partie de la difficulté à concevoir la justification théorique de la responsabilité des agences de notation vient d'une ambiguïté sémantique. Le service de notation s'appelle en anglais « opinion ». Or un malentendu peut survenir de la mauvaise interprétation de ce terme. Dans un contexte professionnel, ce terme ne désigne pas une simple opinion, mais un avis qui engage. En anglais, le terme peut même avoir un sens plus fort lorsqu'il est accompagné de l'adjectif « legal » : il désigne alors un avis juridique, voire un jugement. Par exemple, l'opinion légale d'un avocat n'a pas le statut d'une consultation ordinaire, mais d'un avis juridique par lequel il engage sa responsabilité.

Aux États-Unis, les agences de notation se sont appuyées sur le sens commun du mot « opinion » pour soutenir que leurs analyses étaient de simples opinions versées au débat public, d'une valeur équivalente à d'autres propos publics, comme ceux des journalistes. Cette minoration de la valeur propre de leurs services leur a permis de s'abriter derrière le Premier amendement de la Constitution américaine 155 ( * ) , protecteur de la liberté d'expression, pour éluder leur responsabilité.

En effet, pour être reconnue responsable sous le régime du Premier amendement, le demandeur doit prouver que l'agence avait l'intention manifeste de nuire ou, à tout le moins, qu'elle a agi en toute connaissance de cause et dans l'indifférence totale des conséquences que pouvait avoir la diffusion de l'information. Il est donc quasiment impossible de prouver la responsabilité d'une agence dans ce cadre. Un tel degré de protection vise justement à ne pas décourager la diffusion d'informations au public.

Dans la pratique, pourtant, les investisseurs et les régulateurs reconnaissent aux notations un statut particulier en leur accordant une importance bien supérieure à celle d'un simple avis.

A ce jour, certains juges américains ont admis que les notations ne sont pas des opinions protégées par le Premier amendement de la Constitution américaine et ont commencé de mettre un terme au régime d'irresponsabilité dont les agences bénéficiaient antérieurement. Elles ont posé le principe qu'un acteur professionnel et rémunéré de l'analyse financière ne pouvait se retrancher derrière la protection constitutionnelle de la liberté d'expression pour refuser la mise en cause de sa responsabilité.

Le 2 septembre 2009, une juridiction financière de Manhattan a remis en cause l'immunité bénéficiant de fait aux agences. Dans l'affaire Abu Dhabi Commercial Bank contre Moody's et Morgan Stanley, la Southern District Court of New York a jugé qu'une agence ne pouvait se prévaloir de la protection du Premier amendement lorsqu'elle émet un avis dans le cadre d'un cercle restreint d'investisseurs. La publicité étant limitée, la communication n'est pas une opinion couverte par la liberté d'expression, mais un avis professionnel insusceptible de protection. Cette solution protège les cercles restreints de professionnels destinataires des notations, mais pas le grand public.

En mai 2010, un juge californien s'est appuyé sur cette première décision pour considérer que l'avis financier émis par une agence ne pouvait être assimilé à une opinion commune du fait de l'importance que lui attachent les investisseurs pour prendre leurs décisions.

C'est ainsi que des actions établies sur le fondement de la fraude à la loi, c'est-à-dire l'émission de notations dans le but de tromper ou de manipuler, ont été jugées recevables dans leur principe.

Ces décisions constituent des précédents. Elles sont encore trop isolées pour que l'on en puisse en tirer des conclusions définitives sur une évolution décisive de la jurisprudence aux États-Unis. Il faut se réjouir de l'abolition progressive d'un régime d'irresponsabilité dont l'existence constituait une aberration.

Cependant, le chemin juridictionnel avant la condamnation effective d'une agence risque d'être encore long, d'autant que les demandeurs doivent maintenant prouver qu'ils ont subi un préjudice du fait d'avoir utilisé des notations sciemment établies dans le but de les tromper.

c) En Europe, une responsabilité civile difficile à reconnaître

En Europe, le régime de responsabilité civile des agences dépend de chaque législation nationale. Les recours sont également rares.

On peut noter cependant que Standard and Poor's a été condamné le 1 er juillet 2011 par le tribunal de Milan, en Italie, dans le cadre de l'affaire Parmalat. L'agence a été condamnée à rembourser les honoraires perçus entre novembre 2000 et la date du déclassement de la note de l'entreprise dans la catégorie spéculative, soit la somme de 784 000 euros. Le tribunal, en revanche, n'a pas fait droit à la demande d'indemnisation de 4 milliards d'euros formulée par Parmalat au titre de dommages et intérêts. Un contentieux est toujours en cours sur ce dernier point.

En France, la responsabilité civile des agences peut être mise en cause par les investisseurs, selon les règles de droit commun, sur la base de l'article 1382 du code civil. Comme le rappelle Jean-Guillaume de Tocqueville, avocat chez Gide Loyrette Nouel, mettre en cause la responsabilité civile d'une agence suppose de « prouver l'existence du triptyque faute, préjudice, lien de causalité » 156 ( * ) . Il est même nécessaire en pratique d'établir un double lien de causalité puisqu'il faut d'abord prouver que l'agence a commis une faute qui a affecté la notation, puis établir que la notation est à l'origine du préjudice subi. Or il est difficile pour un plaignant de démontrer que l'agence a commis une faute car cela suppose qu'il dispose d'informations sur le fonctionnement interne de l'agence. Pour faciliter les recours, le projet de règlement européen en cours de discussion au cours du premier semestre 2012 propose d'inverser la charge de la preuve : il appartiendrait à l'agence mise en cause de démontrer qu'elle n'a pas commis de faute ( cf. infra ).

Depuis l'entrée en vigueur de la loi de régulation bancaire et financière du 22 octobre 2010, les fautes et manquements commis dans la mise en oeuvre des obligations définies par le règlement européen du 16 septembre 2009 sur les agences de notation sont susceptibles de fonder la mise en jeu de la responsabilité des agences de notation. Les fautes de nature à justifier une action en responsabilité figurent à l'annexe III du règlement européen de 2009.

Dans ces conditions, les recours en justice restent exceptionnels. Une action a bien été intentée contre Standard and Poor's et Moody's par l'Association française des porteurs d'emprunt russe, qui contestait la possibilité offerte à la Russie de se financer sur les marchés financiers à des taux relativement modérés, mais, le 6 avril 2004, le tribunal de grande instance de Paris a débouté le demandeur en jugeant son action « imprudente ».

L'affaire Morgan Stanley contre LVMH

L'affaire Morgan Stanley contre LVMH concerne un domaine très voisin de celui de la notation : celui des analyses financières effectuées par les banques d'affaires.

En novembre 2002, le groupe français a décidé de poursuivre la banque Morgan Stanley et une de ses analystes financières les plus influentes. Il a fait valoir un préjudice en raison de la publication d'analyses erronées et biaisées sur son titre côté en bourse. LVMH a estimé qu'il pouvait y avoir un conflit d'intérêts entre la banque et l'entreprise Gucci, principal concurrent de LVMH et important client de Morgan Stanley.

En janvier 2004, le tribunal de commerce de Paris a jugé que Morgan Stanley avait commis une faute lourde, occasionnant un préjudice pour l'image du groupe de luxe, et a condamné la banque à verser des dommages et intérêts. Le tribunal a d'abord relevé qu'il n'y avait pas de séparation stricte entre les services d'investissement et les services d'analyse financière, ce qui serait à l'origine d'un manque d'objectivité des analyses de la banque, préjudiciable aux investisseurs. Il a ensuite estimé que les fautes commises à l'encontre de LVMH avaient favorisé Gucci, avec lequel la banque entretenait des relations d'affaires. Le tribunal a également reproché à la banque d'avoir manqué à ses devoirs d'indépendance, d'impartialité et de rigueur et de s'être rendue coupable d'un dénigrement à l'encontre de LVMH. Il a souligné qu'un professionnel de l'analyse financière de réputation mondiale doit nécessairement contrôler ses informations et les vérifier constamment, eu égard à leur importance pour les investisseurs et les sociétés concernées.

En juin 2006, la Cour d'appel de Paris n'a que partiellement confirmé le jugement de première instance. Elle a admis que des informations erronées avaient été diffusées de façon répétée, ce qui est constitutif d'une faute ouvrant droit à des dommages et intérêts. Elle a désigné un expert pour évaluer l'ampleur du préjudice subi par LVMH. En revanche, elle n'a pas retenu le grief du dénigrement commis à l'encontre de LVMH. Elle a considéré que Morgan Stanley avait émis des analyses exprimées en des termes raisonnables, sans intention de nuire, et concordantes avec les positions exprimées par d'autres analystes.

En début d'année 2007, LVMH et Morgan Stanley ont finalement décidé de mettre fin à leur différend et de reprendre des relations d'affaires.

Il est difficile de tirer des conclusions définitives, en termes de jurisprudence, de cette affaire isolée : d'une part, la Cour d'appel de Paris reconnait la responsabilité des analystes financiers au titre des analyses qu'ils produisent et diffusent, d'autre part, elle semble conforter leur liberté d'expression.

Il reste à savoir comment cette jurisprudence s'appliquera aux agences de notation dans le cas où une de leurs notes viendrait à être contestée devant les tribunaux français.

d) Hors d'Europe et des États-Unis, de faibles mises en cause

Dans les autres pays occidentaux, sur les places financières asiatiques et dans les grands pays émergents, la responsabilité des agences semble aussi être très rarement mise en cause.

Selon une étude commandée par le Sénat au réseau international de la direction générale du Trésor sur les agences de notation dans les pays émergents et les pays de l'OCDE (hors Europe et États-Unis), aucun cas de procédure mettant en cause la responsabilité des agences n'a été recensé que ce soit au Canada, à Singapour, à Hong-Kong, au Mexique, en Inde, bien que, dans ce dernier pays, des agences locales aient été critiquées publiquement pour des erreurs de notation dans plusieurs affaires. Au Japon, une agence locale, Japan Credit Rating (JCRA), a été mise en cause dans deux affaires judiciaires, mais elle a gagné ces deux procès.

En Australie, en revanche, Standard and Poor's est poursuivi en justice depuis octobre 2011 par treize collectivités locales de l'État de Nouvelle Galles du Sud. Elles reprochent à l'agence d'avoir noté AAA des produits dérivés synthétiques, dénommés Constant Proportion Debt Obligation , alors qu'il s'agissait de produits risqués. Ces collectivités ont perdu au total 15 millions de dollars australiens, soit 93 % du capital qu'elles avaient investi en 2006.

La banque ABN Amro est également mise en cause car elle est accusée d'avoir communiqué à Standard and Poor's de fausses informations concernant la volatilité de ces produits dérivés. Les plaignants estiment que, même en tenant compte de cette erreur, ces produits ne méritaient pas, dans 68 % des cas, d'être notés AAA.

Lors des dernières plaidoiries, qui se sont déroulées à la fin du mois de mars 2012, l'avocat de Standard and Poor's a tenté de démontrer, conformément à la position traditionnelle défendue par l'agence, que les notes ne donnaient qu'un « avis consultatif » sur la capacité de l'émetteur à rembourser ses dettes et non une recommandation d'achat ou de vente. Il a ajouté que, en vertu d'un ensemble de règles bien établies en droit australien, un investisseur qui se serait fié à une notation ne peut ensuite poursuivre l'agence. Il a également insisté sur le fait que les collectivités auraient dû lire l'ensemble de l'information financière contenue dans les documents qui leur avaient été fournis, ce que onze d'entre elles n'auraient pas fait.

Cette affaire, qui est actuellement en délibéré, pourrait avoir des retombées internationales puisque c'est la première fois qu'une agence est amenée à défendre sa notation proprement dite devant un tribunal.


* 155 « Le Congrès ne pourra faire aucune loi [...] restreignant la liberté de parole ou de la presse ».

* 156 Audition devant la mission commune d'information du Sénat le 10 avril 2012.

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