2. Des évolutions législatives encore insuffisantes
a) L'échec de la loi Dodd-Frank aux États-Unis

Dans l'exposé des motifs de la loi Dodd-Frank, le Congrès américain souligne que le travail des agences de notation relève de l'intérêt public en raison de leur rôle central dans la confiance des investisseurs et l'efficience de l'économie américaine. Selon le Congrès, elles jouent un rôle de gardien (« gatekeeper ») pour le marché de la dette au même titre que les commissaires aux comptes, par exemple.

Le Congrès souligne que l'activité des agences est fondamentalement commerciale et qu'elle doit, de ce fait, être soumise aux mêmes règles de responsabilité. Elles doivent donc rendre des comptes (« accountability »). La volonté du législateur américain a donc été parfaitement claire : les agences de notation ne sauraient se prévaloir de la protection du Premier amendement sur la liberté d'expression aux États-Unis.

La loi Dodd-Frank prévoit désormais que la responsabilité des agences peut être recherchée lorsque l'agence a négligé ou omis soit de mener un examen raisonnable des éléments factuels, soit d'obtenir une vérification raisonnable des éléments factuels par une source indépendante.

La loi américaine ( Securities Exchange Act , 1934) prévoit que toute personne intervenant dans le cadre d'un appel public à l'épargne (vente d'actions ou d'obligations) et faisant des déclarations erronées est soumise à une responsabilité stricte. Il peut s'agir de l'émetteur mais aussi d'une banque, etc. Jusqu'à présent, les agences de notation bénéficiaient d'une exemption à cette disposition, sur le fondement d'une décision du régulateur boursier, la Securities and Exchange Commission (SEC) .

La loi Dodd-Frank est revenue sur cette exemption en tenant les agences de notation pour responsables dès lors que la note figure dans le prospectus d'une émission obligataire. Cette disposition a été mise en échec. En effet, les agences craignant une augmentation massive des contentieux à leur égard ont fait valoir qu'elles ne souhaitaient pas que leurs notes soient désormais publiées dans les prospectus.

Les émetteurs ont alors indiqué au régulateur que sans notation, en particulier sur les produits titrisés, le marché s'assècherait inévitablement. Ne souhaitant pas prendre le risque d'une perturbation importante pour le financement de l'économie américaine, la Securities and Exchange Commission (SEC) a pris la décision de suspendre sine die l'application de cet article. L'échec de ce dispositif montre - s'il en était encore besoin - le pouvoir de marché que détiennent les agences et, paradoxalement, renforce la nécessité de les rendre responsables.

b) L'absence d'harmonisation européenne

Le règlement du 16 septembre 2009 sur les agences de notation a créé une responsabilité administrative des agences de notation. Celles-ci sont tenues de se conformer à des contraintes réglementaires destinées notamment à prévenir les conflits d'intérêts et à garantir la qualité des notations. Le respect de ces règles est assuré sous le contrôle du régulateur.

En revanche, le règlement de 2009 n'a pas mis en place, au niveau européen, un régime de responsabilité civile spécifique. Il se borne à prévoir, dans son considérant 69, que « tout recours visant des agences de notation de crédit en relation avec une violation des dispositions » du règlement devra « être effectué conformément au droit national applicable en matière de responsabilité civile ».

Le règlement introduit toutefois un lien juridique entre les agences de notation et les investisseurs ayant recours aux informations qu'elles produisent 157 ( * ) . La reconnaissance de cette relation rend possible l'engagement de la responsabilité civile des agences non seulement à l'égard de leurs clients directs, les émetteurs, mais aussi à l'égard d'entités tierces.

Dans le cadre tracé par le règlement, il appartient à chaque État d'organiser le régime de responsabilité civile applicable sur son territoire. Il existe par conséquent vingt-sept régimes dans l'Union européenne, la plupart relevant du droit commun de la responsabilité.

À cet égard, la France a été particulièrement en pointe. La loi de régulation bancaire et financière du 22 octobre 2010 a permis d'introduire des dispositions sur la responsabilité des agences de notation . Ainsi, l'article L. 544-5 du code monétaire et financier pose le principe selon lequel les agences engagent leur responsabilité, « tant à l'égard de leurs clients que des tiers », à raison des « conséquences dommageables des fautes et manquements » qu'elles commettent dans la mise en oeuvre des obligations définies par le règlement européen.

Par ailleurs, l'article L. 544-6 du même code prévoit que les clauses exonératoires de responsabilité sont interdites dans les contrats qu'elles signent avec les émetteurs .

Sans entrer dans toutes les subtilités du nouveau régime juridique français, il convient de relever quelques points importants. Tout d'abord, un émetteur peut poursuivre une agence de notation sur le terrain de la responsabilité extra-contractuelle, quand bien même il a signé un contrat avec elle. Concrètement, le législateur a signifié que le respect des prescriptions du règlement européen est impératif, qu'il existe ou non un contrat et que celui-ci ait été correctement exécuté ou non.

Les clauses limitatives de responsabilité n'ont pas été interdites alors même que cela avait été proposé par l'Assemblée nationale lors de l'examen du texte en première lecture. Mais cette interdiction était susceptible d'être jugée contraire au droit communautaire, dans la mesure où le considérant 35 du règlement européen de 2009 autorise, à ce stade, les clauses excluant la responsabilité des agences de notation dans le cas où leurs clients leur transmettraient des informations erronées.

c) La délocalisation par le droit opérée par Moody's

Suite à l'adoption de la loi de régulation bancaire et financière, Moody's demande désormais que tous les émetteurs français signent des contrats de droit britannique . L'agence estime que l'environnement juridique français est trop incertain et que sa responsabilité pourrait être trop facilement mise en cause. Cette analyse n'est pas partagée par Standard and Poor's et Fitch qui, d'après les informations recueillies par le Sénat, continuent de contracter en droit français.

La loi française a seulement interdit la désignation d'une juridiction hors de l'Union européenne pour juger d'un différend entre une agence et un de ses clients. Il serait vain en effet de prévoir que la loi française est applicable si le contentieux est « délocalisé » dans des États où le juge ne serait lié ni par le droit communautaire, ni par la loi française.

L'intention du législateur était que les conflits qui opposent un émetteur ou un investisseur français à une agence de notation soient jugés devant les juridictions françaises et selon les règles du droit français. Il n'est cependant pas possible, compte tenu de nos engagements communautaires, d'imposer de telles clauses dans les contrats .

Au regard des autres règles européennes applicables en matière de responsabilité extra-contractuelle, le législateur français a également considéré qu'il était possible pour un investisseur d'attraire l'agence en responsabilité devant une juridiction française dès lors que la prestation s'est déroulée sur le sol français - ce qui est, en soi, une condition difficile à prouver s'agissant d'une prestation intellectuelle telle que la notation.

En tout état de cause, si un contentieux devait survenir, il ne manquerait pas de créer un « conflit de lois » et un « conflit de juridictions » 158 ( * ) , qui devraient d'abord être résolus au regard des règles du droit européen et du droit international privé.

De ce fait, la législation française est certainement critiquable car elle entend régir, au niveau national, une matière essentiellement internationale : les agences, les émetteurs et les investisseurs ne connaissent pas ou peu les frontières.

Au-delà du débat juridique, il convient surtout de relever que l'absence d'harmonisation européenne en matière de responsabilité civile conduit les agences à se placer sous le régime juridique qu'elles estiment le plus favorable, dans une sorte de « délocalisation par le droit » .


* 157 L'article 4 du règlement contraint les investisseurs implantés dans l'Union européenne « à n'utiliser à des fins réglementaires que les notations de crédit émises par des agences de notation de crédit établies dans la Communauté et enregistrées conformément au présent règlement ».

* 158 En droit international privé, il y a « conflit de lois » lorsque deux lois nationales sont applicables et il existe un « conflit de juridictions » lorsque deux juridictions sont potentiellement compétentes pour connaître du contentieux.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page