C. LES DIFFÉRENTS VOLETS EXPLICATIFS DE LA RADICALISATION
La radicalisation a pu faire l'objet de multiples explications à teneur sociologique, psychologique, idéologique, religieuse... Le plus souvent, un auteur, selon son origine académique ou professionnelle, met l'accent sur l'un de ses aspects.
C'est tout le mérite de Xavier Crettiez 20 ( * ) de présenter une analyse globale de l'ensemble des variables de l'engagement violent. Il distingue à cet effet :
- les facteurs incitatifs à l'engagement : variables sociologiques, niveau d'éducation, milieu familial, incitations matérielles et psychologiques à l'engagement violent ;
- les mécanismes cognitifs de la radicalisation : socialisation par la famille, cultures guerrières de clans ou de groupes, rôle des bandes, encouragements culturels (culture martiale ou belliqueuse), vendetta. Il insiste à cet égard sur le rôle essentiel d'un « choc moral » qui, s'il entre en résonance avec le terreau culturel, peut produire le passage à l'acte, surtout s'il y a aussi « résonance avec l'expérience effectivement vécue » et résonance émotionnelle ;
- le processus sociopolitique de radicalisation. Rendu possible par les deux points précédents, il passe par le soutien d'acteurs plus ou moins institutionnels (service de sécurité, groupes armés,...) ou est servi par une répression exacerbée, par des « carrières violentes », elles-mêmes facilitées par une disponibilité biographique, une rencontre avec un « tuteur », et renforcées par le poids du groupe ou de l'organisation qui crée une logique de compétition interne et modifie les perceptions individuelles et collectives.
Cette analyse, corroborée par de nombreux travaux sérieux, présente l'intérêt de dégager les critères nécessaires à l'identification d'un processus de radicalisation. Elle démontre, en particulier, la faible valeur explicative des seules variables socio-économiques (faible insertion professionnelle, marginalisation économique, genre,...), et, plus généralement, des hypothèses unicausales. Cette analyse comporte cependant une fragilité : fondée sur la recension de travaux existants portant très largement sur des violences ethno-nationalistes européens, Palestine, Colombie, Tchétchénie, Inde et Pakistan... elle peut conduire à minimiser la spécificité du djihadisme, en le réduisant, d'une certaine façon, à une forme parmi d'autres de radicalisation violente.
Dans une publication très récente et devant vos rapporteurs, l'auteur s'est néanmoins efforcé de mettre en perspective les éléments spécifiquement islamistes des processus de radicalisation auxquels les acteurs locaux ont à faire face, relevant l'importance de la religion considérée comme une science ayant réponse à tout, ou encore le rapport exacerbé à une sexualité désorganisée et à une survirilisation. S'agissant du cadre cognitif qui peut favoriser un passage à l'acte, le chercheur observe : « Dans le monde musulman, la lecture religieuse diffusée par un certain nombre de prédicateurs salafistes grâce aux chaînes satellitaires a permis d'enraciner un "cadre d'injustice" basé sur des explications victimaires autour de la perception d'une attaque généralisée contre l'Ummat islamique ou sur un sentiment de déclin injustifiable de la civilisation arabo-musulmane face à un Occident jugé pourtant spirituellement inférieur. » 21 ( * ) . Cet enracinement de thèses victimaires, voire complotistes, relayées par les media et les réseaux sociaux, présent dans les pays touchés par la radicalisation au même titre que la France, appelle sans doute des réponses spécifiques, notamment en matière éducative .
Un autre intérêt de cette analyse est de considérer la radicalisation comme un processus d'une durée variable, parfois rapide, et fonction de différents critères. C'est ce caractère processuel qui permet d'envisager une prévention. Trop souvent, la radicalisation est présentée comme un « basculement » brutal et, par conséquent, inexorable. Certes, le processus peut être assez rapide, dès lors qu'il intervient dans un milieu favorable et sur un individu accueillant, mais il n'en reste pas moins un processus. Tout l'enjeu de la prévention consiste à intervenir avant que ce processus ne devienne irréversible, ce qui justifie les efforts d'identification précoces et, une fois encore, le repérage des « signaux faibles » .
Le caractère processuel de la radicalisation présente un autre « avantage », en permettant en effet de pouvoir évacuer la question des causes profondes de la radicalisation (situation au Moyen-Orient, passé réactivé de la colonisation...), dont les solutions - à supposer qu'elles existent -, sont largement inaccessibles aux collectivités, pour se concentrer sur la question du « comment entre-t-on dans la radicalisation ? », ce qui permet de repérer des étapes-clés. La prévention, dès lors, consiste à intervenir au cours de ces étapes.
* 20 Xavier Crettiez, « « High risk activism » : essai sur le processus de radicalisation violente (première partie) », Pôle Sud , 2011/1 (n° 34) », et Pôle Sud , 2/2011 (n° 35), pour la seconde partie.
* 21 Xavier Crettiez, « Penser la radicalisation. Une sociologie processuelle des variables de l'engagement violent », Revue française de science politique, 2016/5 (Vol. 66), p. 716.