II. LE RETOUR DE L'HISTOIRE OU LA GRANDE DÉSILLUSION
C'est dans l'insouciance des « investisseurs », des responsables financiers et politiques, sous ce ciel serein, qu'éclate en 2008 ce qui allait devenir la première Grande crise financière systémique du XXI e siècle, passée à la postérité sous le nom de « crise des subprimes » 8 ( * ) .
Une crise dont quelques observateurs attentifs du marché immobilier étasunien, spéculateurs compris 9 ( * ) avaient perçu les prodromes dès 2007. Une crise qui, de financière, se transformera rapidement en économique puis, faute de traitement, en crise sociale puis politique.
Le système financier responsable du krach, sauvé aux frais du contribuable auquel on ne cessera de prêcher la rigueur, fut l'origine de la première grande désillusion.
Comme le relève Martine Orange, le prix politique de l'opération sera fort : « Les moyens colossaux mis en oeuvre pour assurer le sauvetage du système financier eurent un prix politique. L'opinion publique fut outrée de voir les banques et, surtout, les dirigeants de ces banques sauvés avec de l'argent public, sortir de la crise indemnes, et parfois avec des bonus. Aucun responsable bancaire ne fut inquiété par la justice. Pendant ce temps, des millions de personnes perdaient leur emploi, leur maison, étaient poursuivies par les huissiers. La confiance entre les élites dirigeantes et les citoyens de base était rompue. Elle n'est toujours pas revenue. »
Faute de réponse à la crise économique et sociale qui suivit la crise financière, ce fut l'effondrement des illusions qui avaient bercé le dernier demi-siècle ; une sorte de retour du refoulé : la Grande crise de 1929-1930. En s'éternisant, contrairement à la théorie, la crise réveillait les fractures de la société libéralisée, anesthésiée par l'endettement et l'opium médiatique.
Ce sera le début d'une lente prise de conscience qui, commençant par une déception de masse - devant l'incapacité des élites néolibérales, non seulement à trouver une issue à la crise, mais à comprendre ce qui se passait 10 ( * ) -, se transformera en perte de confiance dans cette « démocratie libérale occidentale » dont Fukuyama avait annoncé l'apothéose vingt-cinq ans avant, enfin une sécession civique.
La crise politique actuelle, vécue selon des modalités variant selon les provinces et les pays de l'Empire, est d'abord celle des espoirs déçus : espoirs auxquels les Trente glorieuses avaient donné un contenu, emportés par la vague néolibérale, espoirs nés et morts avec elle.
A. LA FIN DE L'ESPOIR DE VIVRE DANS UN MONDE À L'ABRI DES CRISES
Dix ans après la tourmente financière de 2008, l'épée de Damoclès de sa réédition, est toujours suspendue sur nos têtes [voir partie I].
Les réformes attendues, même celles préconisées par les G20 de 2009- 2011 ont été très incomplètes, laissant de côté des questions aussi essentielles que la séparation entre banques d'affaires et de dépôts, entre système bancaire et finance parallèle dont le champ d'action s'est considérablement agrandi. De plus, les modalités de mise en oeuvre de ces réformes ont été laissées aux intéressés, leur ôtant ainsi l'essentiel de leur efficacité.
D'où une impression de bricolage pour temps calme arraché à un lobby financier bien décidé à tourner la règle, sans rapport avec les enjeux financiers, économiques, sociaux et politiques réels.
Les établissements systémiques, toujours aussi puissants au coeur du système financier, ont même été rejoints par les chambres de compensation, mises en place dans l'espoir de réguler le marché toujours aussi monstrueux des produits dérivés.
Plus menaçants encore et facteurs essentiels de crise financière, la dette, l'endettement public et surtout privé qui, dopés par la surabondance de liquidités et des taux d'intérêts étrangement bas, ne cesse d'augmenter. D'un côté on régule, de l'autre on alimente la machine à crise !
Le coeur du problème, c'est que le crédit est devenu, dans nos sociétés financiarisées, le palliatif d'un pouvoir d'achat qui baisse ou stagne, le principal vecteur d'enrichissement des plus riches, le carburant d'un système économique créant proportionnellement plus de valeur pour moins de richesse.
Résultat : les bulles spéculatives dans l'attente de crever se multiplient et les conduites spéculatives à risques avec elles.
S'étant laissé prendre au piège du capitalisme financier néolibéral, les responsables politiques et financiers, faute d'une volonté politique de réorienter l'épargne et le crédit vers l'économie réelle, ont fait le choix de la fuite en avant dans la production de liquidités et de crédit qui, au lieu de stimuler l'économie réelle, viennent alimenter la machine à laver spéculative qui tourne pour elle-même.
Résultat : un système financier toujours aussi instable comme le reconnaît le FMI lui-même : « Alors que les conditions financières demeurent accommodantes, les facteurs de vulnérabilité continuent à s'accumuler... si bien que les risques à moyen terme qui pèsent sur la stabilité financière dans le monde restent globalement inchangés » 11 ( * ) .
Pour couronner le tout, sous la pression du lobby bancaire puissamment relayé par des exécutifs sensibles aux sirènes de l'emploi, ces réformes, à peine acquises, sont remises en cause.
* 8 Comme on sait, les subprimes sont des créances hypothécaires adossées sur des biens dont on savait les propriétaires insolvables. Transformées en titres mêlant des créances douteuses à des créances de qualité moyenne voire bonne, la qualité de ces titres authentifiée par des Agences « indépendantes » de notation ayant pignon sur rue, ils seront vendus un peu partout dans le monde, notamment en Europe. Ces titres se sont vendus comme des petits pains, car d'un bon rapport et objets d'une spéculation à la hausse qui en augmentait régulièrement la valeur, jusqu'au moment où le doute sur leur fiabilité s'installa.
* 9 Voir le film The big short : le casse du siècle d'Adam McKey qui montre comment les observateurs lucides, anticipant la chute de la valeur des titres assis sur des créances hypothécaires pourries et spéculant à la baisse avec l'aide de banques bien informées -celles-là mêmes qui avaient fabriqué et vendu les titres de subprimes , comme Goldman Sachs qui afficha un profit record de 11,6 Md$ sur l'exercice 2007- amassèrent une fortune.
* 10 Parmi les perles les plus fines, celle d'Alain Minc, l'un des idéologues libéraux français, les plus en vue, dans sa tribune du Figaro (Vox) du 23 août 2019. « Nous avons cru en des lois économiques qui se trouvent aujourd'hui invalidées par les faits. Aussi avons-nous besoin de grands penseurs à la hauteur de ces bouleversements », alerte l'essayiste.
« Nous avons depuis cinquante ans été formés à respecter des tables de la loi économique peu nombreuses mais très strictes : le plein-emploi crée l'inflation et celle-ci pousse les taux d'intérêt à la hausse. Le financement de l'État par une banque centrale est un anathème car facteur d'inflation. La création monétaire doit demeurer dans des limites raisonnables sous peine, là aussi, de nourrir l'inflation. Et enfin, plus globalement, une révolution technologique engendre des progrès de productivité qui constituent le meilleur adjuvant de la croissance. Les dix dernières années viennent de nous démontrer que ces principes fondateurs n'ont plus lieu d'être et nous sommes, dès lors, désemparés car privés de boussole macroéconomique. »
Le même qui pouvait écrire en 1996, « Je ne sais pas si les marchés pensent juste, mais je sais qu'on ne peut penser contre les marchés. » ( La mondialisation heureuse ). Certes, il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis mais c'est probablement parce qu'ils manquent d'estomac.
* 11 Rapport sur la stabilité financière dans le monde (Fonds monétaire international, avril 2019).