B. LE DÉLITEMENT DU NIVEAU DE VIE
Ce délitement est sensible au regard des revenus qui stagnent, ou comparativement baissent, par rapport à ceux du bas et plus encore du haut de la pyramide sociale.
L'évolution des revenus catégoriels - par exemple des professions intermédiaires 176 ( * ) - le montre.
Avec le livre de Branko Milanovic « Inégalités mondiales » on élargit la perspective au niveau mondial.
Comparant les taux de croissance des revenus en fonction de leur place dans la grille des revenus, durant les vingt années qui ont précédé la crise de 2008, son étude donne des informations parlantes sur l'évolution de la situation des classes moyennes.
La fameuse courbe de « l'éléphant » permet de visualiser ces évolutions.
La courbe montre que les revenus moyens des pays non occidentaux, principalement la Chine et l'Inde, sont à l'origine, en particulier la Chine, de la baisse de pauvreté dans le monde. Ils sont ceux qui ont le plus bénéficié de la mondialisation, de conserve avec les 1 % les plus riches des pays occidentaux.
Par contre, ceux qui ont le moins bénéficié de la croissance sont les plus pauvres des pays pauvres et les classes moyennes des pays occidentaux.
Résultat : ces classes moyennes se trouvent amputées de leur partie la plus populaire, menacée de paupérisation, et placées à des années-lumière des quelques pourcents, voire fractions de pourcents, des « élites » que la mondialisation a le plus enrichies.
NB : En abscisse sont classés par ordre croissant les revenus moyens par centiles (exprimés en parité de pouvoir d'achat) et en ordonnée l'augmentation de revenu au cours de la période considérée. La classe moyenne est ici définie comme celle dont le revenu disponible par tête est compris entre +/- 25 % de la médiane.
Du fait de la croissance accélérée des très hauts revenus et parce qu'en valeur absolue 1 % d'augmentation d'un milliardaire occidental n'a rien à voir avec le même 1 % de revenu moyen supérieur, la distance entre le haut de la classe moyenne et « l'élite de la fortune et du pouvoir d'influence » s'est creusée.
À l'opposé, c'est vers le bas qu'est aspirée la classe moyenne populaire.
Pour Milanovic, statistiquement définie comme on l'a dit ci-dessus, la classe moyenne existe toujours mais régresse : « Dans les démocraties occidentales, la classe moyenne est aujourd'hui à la fois moins nombreuse et plus faible économiquement qu'il y a 30 ans, comparativement aux riches. »
C'est aux USA que le phénomène a été le plus net puisque la classe moyenne qui représentait un tiers de la population en 1979 n'en représentait plus que 27 % en 2010, soit une perte de un cinquième, la plupart des individus ayant été relégués vers le bas puisque la part située au-dessous de 25 % de la médiane a augmenté de 3 % et celle au-dessus de 25 % de la médiane de 2 % seulement.
Dans le même temps, le revenu moyen de la classe moyenne, qui se situait à 80 % du revenu moyen de la population américaine en 1979, n'en représentait plus que 77 % en 2010.
La captation des revenus s'est donc effectuée au profit des plus riches et d'autant plus qu'ils l'étaient.
Si c'est aux USA que cette rétractation de la classe moyenne est la plus visible, on peut l'observer dans toutes les démocraties occidentales.
Il est regrettable de manquer de chiffres pour la France, les études dont on dispose - parfois remarquables comme celle de Thomas Piketty - étant surtout centrées sur la place des hauts et très hauts revenus et non sur les revenus moyens.
Peut-être faut-il y voir aussi un effet de la mode sociologique de la « déconstruction », plus portée à démystifier qu'à faire comprendre, même de manière approximative, faute de mieux.
Le rapport 2019 de l'OCDE fait le même constat : entre le milieu des années 80 et le milieu des années 2010, le nombre de foyers qui appartiennent aux classes moyennes s'est réduit, passant de 64 % à 61 % du total.
Le nombre de foyers aisés et pauvres a en revanche augmenté, reflétant une montée des inégalités.
La France, de ce point de vue, reste bien placée. Les classes moyennes y représentent un groupe social plus large que dans la moyenne de l'OCDE, « signe que le système les protège sans doute un peu mieux » ajoute le rapport.
Si, sur trente ans, le revenu médian dans les pays de l'OCDE a progressé trois fois moins vite (0,3 %) que celui des 10 % les plus riches depuis dix ans, leurs revenus n'ont quasiment pas progressé.
Résultat, dans l'ensemble de l'OCDE, le revenu global des classes moyennes s'est dégradé par rapport à celui des 10 % les plus riches au fil du temps : il était quatre fois plus important que celui des 10 % les plus riches il y a 30 ans, aujourd'hui il l'est moins de trois fois...
Parallèlement, les dépenses contraintes caractéristiques du mode de vie 177 ( * ) des classes moyennes ont progressé largement plus vite que l'inflation : santé, logement et éducation des enfants.
Le fait qu'en France les dépenses de santé soient largement socialisées et que l'éducation - sauf pour certaines formations professionnelles ou supérieures spécifiques - soient pour une bonne part gratuite, explique la meilleure résistance des classes moyennes françaises.
Reste la progression du coût du logement et des transports, en général inversement proportionnels : un coût du logement modéré va souvent avec des frais de transport qui ne le sont pas.
Toujours selon l'OCDE, un ménage sur cinq de classe moyenne, actuellement obligé de dépenser plus qu'il ne gagne, s'endetterait de plus en plus. « Le mode de vie typique des classes moyennes est de plus en plus coûteux », observent les auteurs de l'étude.
Un ménage de classe moyenne sur deux des 24 pays étudiés déclare avoir des difficultés à boucler ses fins de mois.
40 % d'entre eux se disent vulnérables face à un imprévu ou un accident de la vie.
D'où un pessimisme généralisé quant à leur avenir et plus encore à celui de leurs enfants et le sentiment que « c'était mieux avant ».
En France 70 % seulement des personnes interrogées pensent que leurs enfants auront l'opportunité de mieux réussir qu'eux.
Un chiffre paradoxalement supérieur à celui de la moyenne de l'OCDE qui se situe à 60 %.
Cette inquiétude se nourrit aussi du fait que les compétences nécessaires pour appartenir aux classes moyennes n'ont cessé de grimper.
Il faut de plus en plus de compétences pour faire partie des classes moyennes et pouvoir résister à l'automatisation des emplois.
D'où la peur du chômage et du déclassement qui l'accompagne fatalement 178 ( * ) .
De plus en plus fréquemment deux salaires sont nécessaires pour que le foyer appartienne à la classe moyenne, dont l'un fortement qualifié, ce qui était plus rare auparavant.
S'agissant des effets de la mondialisation sur la structure sociale des pays concernés, ces résultats signifient-ils que l'enrichissement des classes moyennes non occidentales (essentiellement chinoise et indienne) se soit fait au détriment des classes moyennes occidentales ?
C'est à cette question que les auteurs de la postface à la traduction française d 'Inégalités mondiales , Pascal Combemale et Maxime Gueuder, ont tenté de répondre en revisitant l'éléphant de Milanovic.
La technique consiste à affecter les gains de revenus totaux aux classes moyennes occidentales dont les revenus ont le moins augmenté durant la période (80 e , 85 e et 90 e percentile) ce qui apparaît sur la courbe rectifiée en carrés du graphique ci-après, ou seulement les gains des 5 % les plus riches à ces classes moyennes, ce qui apparaît sur la courbe rectifiée en triangles.
La conclusion est claire : le gain maximum pour les classes moyennes correspondrait à la situation où les gains de revenus - colossaux - des 5 % les plus riches durant la période leur seraient revenus.
Solution qui n'aurait pas l'inconvénient de ponctionner les gains (importants en proportion de leurs revenus initiaux mais modestes quoique significatifs en valeur absolue) des classes moyennes des pays non occidentaux.
Pour les auteurs, ce sont les politiques de redistribution propres à chaque pays occidental qui sont responsables de la plus ou moins grande équité de la redistribution des augmentations de revenus durant ces trente années : « Le contraste entre les deux alternatives conforte une idée ancienne, puis oubliée, selon laquelle l'ouverture internationale doit avoir, pour contrepartie, des politiques nationales de redistribution. »
* 176 À noter, entre 1960 et 2010, on observe une dégradation des salaires nets des revenus des professions intermédiaires par rapport à ceux des ouvriers ; entre 1980 et 2010, c'est une dégradation du rapport entre le revenu disponible net des professions intermédiaires et le revenu moyen des ménages (Louis Chauvel op cit).
* 177 À noter que l'estimation du coût du logement par l'Insee est loin de faire l'unanimité. Disons même que l'Institut national se moque du monde.
Selon l'économiste Philippe Herlin, « le logement est sous-estimé de façon criante : il représenterait aujourd'hui 6 % du budget des ménages ! Ce qui ne correspond à aucune réalité pour les Français. L'Insee exclut notamment du budget des particuliers tous les logements achetés, car cela est vu comme un investissement ! De cette façon, la hausse de l'immobilier, surtout depuis 2000, est passée à l'as. » (Entretien - Le Figaro du 11 octobre 2018)
Quoi qu'il en soit, vu l'extrême disparité sur le territoire du coût du logement, l'usage d'un indice général de ce coût pour déterminer le pouvoir d'achat des ménages peut-il avoir un sens ?
* 178 Selon l'OCDE, un emploi sur six serait menacé d'automatisation en France.