PARTIE IV - L'EFFACEMENT DU MONDE COMMUN
« Vivre une vie entièrement privée, c'est avant tout être privé de choses essentielles à une vie véritablement humaine : être privé de la réalité qui provient de ce que l'on est vu et entendu par autrui, être privé d'une relation “objective” avec les autres, qui provient de ce que l'on est relié aux objets communs, être privé de la possibilité d'accomplir quelque chose de plus permanent que la vie. La privation tient à l'absence des autres ; en ce qui les concerne, l'homme privé n'apparaît point, c'est donc comme s'il n'existait pas. »
Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne
Plus difficile à appréhender que la stagnation économique et son cortège de sous-emploi, que la montée des inégalités, mais tout aussi importante politiquement, la dissolution du lien social, notamment des communautés nationales, creuset de la démocratie réelle, dans lesquelles chacun, même conflictuellement, se reconnaissait, est incontestablement l'un des effets majeurs de la Grande Transformation néolibérale du dernier demi-siècle.
Croire que les réseaux numériques ou autres en plein développement pourraient être une réponse - voire représenter un dépassement libérateur de ces liens jugés étroits et aliénants - est une illusion dont on a commencé à voir les effets délétères sans comprendre ce qui se passait.
I. LE MIRAGE DU VILLAGE MONDIAL
Si l'on suit Hannah Arendt, une société uniquement gouvernée par la recherche de l'intérêt privé, qui se résume à la vie privée - sans monde commun où la rencontre, le débat et la vie politique sont possibles - fait obstacle à toute vie « véritablement humaine ».
Ce constat pourrait bien être à l'origine des jugements contradictoires portés sur des réseaux, qui, loin d'être sociaux, créent des solitudes à plusieurs et au final laissent insatisfaits, voire favorisent indirectement la sécession sociale.
Autre exemple de technologie et de réseau qui sépare en même temps qu'il relie, la dématérialisation - ou numérisation - des informations et des procédures, tenue aujourd'hui pour l'alpha et l'oméga de la modernisation de l'administration et des services, le levier de l'égalité des territoires.
Sauf que les incontestables avantages (accessibilité, coût, rapidité d'exécution...), apportés par ces technologies, non seulement ne profitent pas équitablement et encore moins également à tous, mais, pour ceux qui n'ont pas d'accès aux réseaux 189 ( * ) ou à des réseaux aléatoires (habitants des zones blanches ou plus ou moins grises) 190 ( * ) , pour ceux à qui l'usage du numérique 191 ( * ) ou de procédures administratives conçues selon des logiques peu intuitives 192 ( * ) , posent problème 193 ( * ) , cette modernisation, faute d'accompagnement humain suffisant, est une régression ressentie comme une injustice, sinon une relégation.
Le rapport 2019 du Défenseur des droits - « Dématérialisation et inégalités d'accès au service public » - rendu après l'avalanche de protestations qui a suivi le remplacement de la délivrance préfectorale directe des permis de conduire et cartes grises par une procédure dématérialisée mise en oeuvre de manière précipitée, donne de nombreux exemples de cette « relégation par la technologie » dont sont victimes les zones rurales les moins peuplées 194 ( * ) et, en zone urbaine, les populations déjà en difficulté.
Comme illustration de l'humiliation, du sentiment d'impuissance ressenti par ceux qui, ne maîtrisant pas l'outil informatique, doivent effectuer des démarches administratives sans possibilités alternatives, le film de Ken Loach : Moi, Daniel Blake mérite d'être vu.
Certes, avec le temps et une éducation adaptée, la situation devrait s'améliorer.
Certes on ne peut et on ne doit pas arrêter un progrès technologique riche d'autant de potentialités positives.
Sauf que la technologie n'est pas séparable de l'objectif à l'origine de sa mise en oeuvre et de cette mise en oeuvre elle-même.
En l'espèce, l'objectif premier n'était pas d'améliorer l'accessibilité du service public et sa qualité mais de réduire le nombre des agents de préfecture, d'où bon nombre des ratés évoqués.
Plus fondamentalement, le développement du numérique étant entièrement subordonné à des critères de rentabilité mercantile, il faut craindre que la prolifération des innovations sans intérêt pour l'usager continue, laissant chaque fois une partie de la population sur la touche .
Le « village mondial » composé d'atomes interconnectés n'existe pas, c'est un mirage.
Un mirage qui, protégeant de la réalité, rend acceptables les transformations imposées aux sociétés industrielles libéralisées : transformation de la pyramide sociale, des relations qui en découlent et des modèles d'occupation de l'espace.
On peut aussi craindre qu'une « démocratie directe interconnectée »» capable de décision ne puisse être autre chose qu'une tyrannie, au sens grec du terme, plus ou moins démagogique 195 ( * ) .
Une telle organisation politique, là encore, est incapable de favoriser l'émergence d'un monde commun sensible et pas seulement virtuel, sans lequel il ne peut y avoir d'intérêt général et donc de vie politique.
C'est ce que signifie « fraternité », le dernier mot de la devise de la République française, sentiment différent de la compassion même si l'une et l'autre peuvent assez souvent aboutir aux mêmes résultats, comme le montre le succès que rencontrent souvent les appels à l'aide financière diffusés par internet.
Comme disait déjà Leszek Kolakowski, « rien n'est moins vrai que l'opinion selon laquelle nous nous retrouvons maintenant, grâce à l'expansion incroyable des moyens d'information, dans un village gigantesque s'étendant sur toute la surface de la terre et qu'après avoir détruit le village traditionnel, nous l'avons reproduit, dans une spirale ascendante "dialectique", à l'échelle globale.
Le contraire paraît évident : il n'y a aucune spirale, il n'y a que le mouvement irrésistible unidirectionnel qui efface sans merci, d'une année à l'autre, les vestiges de la communauté rustique dont le résultat est bien visible dans les cultures urbaines et industrielles les plus avancés.
C'est un village imaginaire et artificiel, un substitut cérébral dont l'irréalité est difficile à cacher, qui semble provoquer de plus en plus la nostalgie, dissimulé sous des formes idéologiques différentes, d'un village "vrai".
Puisque le village réel, c'est surtout le monde des contacts personnels, des connaissances sans intermédiaire qui comptent, il va de soi que le village planétaire n'existe pas et n'existera jamais. » 196 ( * )
On se demande même si ce qu'il reste du village ancien, ce n'est pas son côté le plus détestable : les ragots.
* 189 « Près de 500 000 personnes (sont) en incapacité d'accéder à un réseau internet depuis leur domicile. Pour elles et eux, l'entrave à l'accès aux services publics est d'autant plus importante que les territoires où ils ou elles résident sont par ailleurs enclavés, l'éloignement des zones urbaines rendant plus difficiles les démarches administratives "physiques". » Rapport « Dématérialisation et inégalités d'accès au service public » Défenseur des droits (2019).
* 190 541 communes françaises sont classées en « zones blanches » et sont donc dépourvues à ce jour de toute connexion internet et mobile.
* 191 Pour réaliser une démarche administrative en ligne, le débit nécessaire est estimé entre 3 et 8 mégabits/s ce qui signifie qu'on peut disposer d'un accès ADSL et ne pas être en mesure d'avoir une connexion internet suffisante pour réaliser une démarche en ligne.
* 192 Selon Pôle emploi, l'inscription sur leur site, c'est-à-dire la demande d'allocation et la prise de rendez-vous pour le 1 er entretien de diagnostic, prend entre 20 et 45 minutes avec téléchargement des pièces jointes. En cas de faible débit, la démarche devient particulièrement difficile à réaliser. Rapport du Défenseur des Droits
* 193 13 millions de Français en 2018 se déclaraient en difficulté pour l'accès et/ou l'usage du numérique ; 40 % étaient inquiets à l'idée de réaliser leurs démarches administratives en ligne. « Rapport et recommandations sur la stratégie nationale pour un numérique inclusif, piloté par la mission Société numérique » (mai 2018)
* 194 « Ainsi, dans les communes de moins de 1 000 habitants, plus d'un tiers des habitants n'ont pas accès à un internet de qualité, ce qui représente près de 75 % des communes de France et 15 % de la population. » - Rapport du Défenseur des Droits.
* 195 La plupart des auteurs grecs - à commencer par Platon et Xénophon - étant favorables à un gouvernement par les « meilleurs » - donc plus ou moins oligarchique - il n'y a rien d'étonnant à ce qu'ils aient transmis à la postérité une vision très négative de la tyrannie, voire de la démocratie, règne de la multitude conduite par des passions changeantes. Seul Aristote fait exception.
* 196 Le village introuvable - Éditions complexes 1986