B. UNE CHIMÈRE POLITIQUE
L'origine de la neutralisation du politique devenue aujourd'hui évidente, se trouve donc dans la conversion à la foi néolibérale de l'essentiel des partis de gouvernement des provinces de l'Empire, par intérêt, par conviction, libéralisme rimant avec modernité et progrès, par fatalisme et parce qu'il n'y a pas d'autre alternative ou faute d'alternative crédible.
Quelle qu'en soit la raison, le fait est là : la situation actuelle ne résulte pas d'un coup d'État mais d'un choix politique volontaire de majorités élues par le peuple souverain durant des décennies.
Elles étaient loin de penser qu'il débouchait sur une impasse et probablement le chaos.
Ce qui, en effet, caractérise aujourd'hui les partis politiques de gouvernement ce sont des programmes interchangeables quant à l'essentiel (notamment leurs omissions), l'absence de militants, voire d'adhérents véritables de plus en plus, ce qui les rend dépendant de financements extérieurs et donc vulnérables, sans autre objectif que leur survie et celle du système néolibéral. Que des partis traditionnels de droite se convertissent aussi facilement au néolibéralisme - à l'exception notable de ceux, comme les Gaullistes en France, qui défendaient la place et le rayonnement de leur pays - n'est pas vraiment surprenant.
Ce l'est plus s'agissant de la Gauche social-démocrate, soutien traditionnel de l'interventionnisme d'État et de la démocratie « sociale » comme l'indique son nom.
Plus surprenant encore, que la vague de conversion n'ait épargné personne.
Pour citer les partis les plus importants : SPD allemand, le plus ancien et le plus important parti social-démocrate européen, PS français héritier de Jaurès, de Blum et du Front populaire, Labour Britannique à l'origine de l'État-providence anglais, Démocrate américain héritier de Roosevelt et du New Deal et même le Parti Communiste italien, résistant de toujours au stalinisme, qui porta pendant des décennies les espoirs de la gauche transalpine, voire au- delà, etc.
Comme l'explique James K. Galbraith, aux USA, le parti qui a le plus contribué à la destruction du New Deal, au remplacement de l'État dans la régulation économique par la puissance bancaire, c'est paradoxalement le parti démocrate « c'est-à-dire celui qui est censé représenter les valeurs de démocratie sociale. C'est peut-être le parti démocrate qui est devenu le plus dépendant des grands patrons de la finance : une vraie dictature idéologique pour Clinton et Obama, notamment. » 260 ( * ) Mais ces socio-démocrates ne se doutaient pas que cette conversion au libéralisme - souvent avec le zèle des néophytes - sous couvert de modernité, et sur le vieux continent de construction européenne, serait un suicide.
Un suicide pour les partis socio-démocrates eux-mêmes, un suicide pour la démocratie, ce qui était beaucoup plus grave.
« L'effacement des frontières entre la gauche et la droite dont nous avons été témoins (et que beaucoup ont considéré comme un progrès) constitue à mon sens, écrit Chantal Mouffe, la principale raison du déclin de la sphère politique. Les conséquences de ce déclin pour la démocratie ont été négatives. » 261 ( * )
Cette mutation de la social-démocratie aura aussi pour première conséquence la désertion des masses populaires de la scène politique, comme le remarque Guido Ligori pour l'Italie avec une compréhensible nostalgie : « La fin du PCI aura été également la fin de la participation politique de masse, non pas épisodique ou "mouvementiste", dans la société italienne, et il ne reste rien de semblable chez les héritiers du PCI. Un immense patrimoine politique, historique, humain s'est ainsi perdu ». 262 ( * )
Il est certain que, sans cette « libéralisation » de la social- démocratie, le jeu politique n'aurait pas été bloqué comme il l'est aujourd'hui et le système néolibéral aurait plus de chance de pouvoir être réformé de l'intérieur par le simple jeu des institutions comme dans toute démocratie qui se respecte.
Pour les libéraux français, ces convergences, ce dépassement du clivage traditionnel Droite/Gauche étaient censés marquer l'avènement d'une « démocratie apaisée » rassemblant deux Français sur trois selon la formule magique de Valéry Giscard d'Estaing, d'un centrisme de bon sens renvoyant aux limites les agités des extrêmes.
Le problème c'est que les agités des extrêmes ne furent pas les seuls à disparaître du paysage politique, plus fâcheusement il y eu aussi... les électeurs, à commencer par ceux des formations social-démocrates qui n'arrivaient plus à trouver ce qu'elles pouvaient bien avoir de « social ».
Apparu alors, autre oxymore, un autre objet politique non identifié, la « troisième voie », non pas entre la Gauche et la Droite mais « au-delà » de l'une et de l'autre, un véritable exploit donc.
Comme dit Elias Canetti : « Le papier supporte tout ».
Que ne dirait-il des écrans !
Théorisée par le Britannique Anthony Giddens, elle fut popularisée par Tony Blair, métamorphosant le vieux Labour en New labour rejoint par Gerhard Schröder et Bill Clinton, les leaders français continuant généralement à affirmer qu'on pouvait être néolibéral et totalement de gauche. La suite montra que leurs électeurs en doutaient et plus encore que l'intérêt des plus riches, toujours plus riches, coïncidait avec les siens. Il devint alors indispensable de l'aider à faire « le bon choix, édicté par le bon sens » 263 ( * ) .
Plusieurs techniques furent ainsi mobilisées avec des dominantes selon les pays et les époques : transformation du débat politique en spectacle (pratique généralisée), concentration des pouvoirs par les exécutifs et les chefs de partis moins difficiles à convaincre sur le bon choix que les assemblées, transformation des parlements en chambres d'enregistrement (cas particulièrement évident en France), sélection des candidats par les appareils des partis et les cercles d'influence, mise sous tutelle des élus, remplacement du débat politique par la prédication morale, fabrication d'épouvantails... qui finirent par prendre leur liberté.
* 260 Voir l'audition de James K. Galbraith annexée.
* 261 Le politique et la dynamique des passions, Rue Descartes 2004/3, n°43-46
* 262 Qui a tué le parti communiste italien ? (Guido Ligori, Editions Delga)
* 263 Expression de Valéry Giscard d'Estaing