C. UNE TRANSITION ALIMENTAIRE IMPOSSIBLE SANS UN FORT DÉVELOPPEMENT DES LÉGUMINEUSES
Si la demande des consommateurs évolue vers plus de sobriété et que leurs assiettes, moins riches, sont par ailleurs mieux équilibrées grâce à des apports végétaux plus conséquents, cela va induire une restructuration profonde des filières de production alimentaire. Cela concerne d'abord, de manière évidente, les filières d'élevage. S'il se confirme, le recul de la consommation de produits animaux va en effet s'accompagner de celui de la production et, on peut l'espérer, d'une réorientation de cette dernière vers les modes de production les plus durables - avec notamment un recentrage de l'élevage des ruminants sur les pâturages et les coproduits végétaux non valorisables directement en alimentation humaine. Parce que la majorité de la sole cultivée sert aujourd'hui à produire des protéagineux et des oléagineux destinés aux animaux, le redimensionnement des filières d'élevage conduira aussi à un redéploiement des surfaces cultivées, aujourd'hui majoritairement consacrées aux céréales, vers d'autres productions végétales.
Parmi ces dernières, les pouvoirs publics ont deux motifs d'intérêt général à favoriser tout particulièrement les légumineuses :
- d'une part, le développement de la consommation de légumineuses semble incontournable pour résoudre la difficile équation d'une alimentation durable, à savoir concilier équilibre nutritionnel, réduction des impacts environnementaux, acceptabilité culturelle et accessibilité financière 115 ( * ) . Si l'on n'en introduit pas des quantités beaucoup plus importantes dans la composition de nos assiettes, l'un au moins de ces objectifs devient inatteignable;
- d'autre part, le développement de la filière des légumineuses constitue un levier essentiel pour entraîner le secteur agricole dans une conversion à grande échelle vers l'agroécologie. Pour le dire autrement, on a, avec l'essor de la filière « légumineuses », une opportunité de diffuser la transition alimentaire des assiettes jusqu'aux champs, de la fourchette jusqu'à la fourche 116 ( * ) . C'est un enjeu décisif, car on sait bien que, sans cette conversion agroécologique, il sera difficile, et vraisemblablement même impossible, de tenir les objectifs relatifs aux émissions de GES, à la lutte contre les pollutions aux nitrates et à la préservation de la biodiversité. Un changement d'échelle dans la production des légumineuses est ainsi l'un des leviers de la révolution agroécologique.
Qu'est-ce que l'agroécologie ? Les enjeux majeurs de la transition agroécologique sont la baisse de l'utilisation de l'énergie fossile en agriculture, la réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES), la réduction de l'usage des pesticides (herbicides, insecticides, fongicides) et la préservation des ressources naturelles. Pour ce faire, l'agroécologie vise à développer des pratiques agricoles valorisant la diversité biologique et les processus de régulation naturels (cycles des nutriments, dont l'azote, du carbone, de l'eau, équilibres biologiques entre bioagresseurs et organismes auxiliaires des cultures, etc...). |
1. Les légumineuses : des vertus uniques permettant de résoudre l'équation de l'alimentation durable
a) Les légumineuses, des aliments sains, énergétiques et bon marché
(1) Des qualités nutritionnelles propices à une alimentation équilibrée
Les légumineuses sont des plantes riches en protéines. Leur teneur en protéines varie de 20 à 40 % selon les espèces et peut même être sensiblement augmentée par certains procédés de transformation. Cela constitue un atout important alors que la demande mondiale de protéines est en forte croissance 117 ( * ) . Même dans les pays comme la France, déjà engagés dans la réduction de leur consommation de produits animaux, la baisse de la part des protéines animales implique de compenser cette baisse par une consommation plus équilibrée de différentes sources de protéines végétales. Dans ces équilibres, les légumineuses sont une source d'acides aminés essentiels complémentaire des céréales 118 ( * ) .
Outre leur richesse en protéines, les légumineuses constituent une excellente source de fibres et ont des effets positifs sur la santé de plus en plus documentés (elles semblent jouer en particulier un rôle dans la régulation du diabète et du cholestérol).
Les recommandations nutritionnelles des autorités sanitaires prennent d'ailleurs désormais mieux en compte ces diverses propriétés :
- les légumineuses sont devenues une catégorie spécifique d'aliments dans la nomenclature nutritionnelle officielle et leurs apports nutritionnels sont mieux mis en valeur (source de protéines et de fibres) 119 ( * ) ;
- elles font désormais l'objet de recommandations nutritionnelles spécifiques, mais encore timides, avec une fréquence de consommation-cible d'au moins deux fois par semaine, ce qui reste loin des niveaux recommandés dans différentes études prospectives, comme on le verra plus loin.
(2) Des aliments riches en énergie
Les légumineuses sont aussi des aliments à forte densité énergétique, ce qui est un atout décisif lorsqu'il s'agit de remplacer, dans nos régimes alimentaires, des aliments eux-mêmes très énergétiques (du type sucre, gras, viande). En effet, si la substitution devait se faire uniquement par des aliments à faible densité en énergie, du type fruits et légumes, cela aboutirait à une forte hausse des quantités d'aliments à ingérer et donc à une hausse des émissions de GES, ainsi qu'à une mobilisation accrue des terres arables. Par ailleurs, cette substitution se traduirait par une moindre accessibilité pour les petits budgets, car le prix des fruits et légumes rapporté au nombre de calories par kg est relativement élevé. Les légumineuses en revanche sont des aliments à la fois énergétiques et bon marché.
En définitive, pour remplacer les aliments aujourd'hui les plus consommés, dont la viande, sans dégrader le bilan environnemental du régime alimentaire ni sa qualité nutritionnelle, et sans accroître non plus son coût, les légumineuses sont d'excellentes candidates.
b) Des vertus écologiques
(1) Les légumineuses et réduction des quantités d'intrants azotés de synthèse
Les légumineuses sont une famille de plantes (les Fabacées) qui ont pour particularité de fixer l'azote atmosphérique grâce à des bactéries du sol qui vivent en symbiose avec leurs racines. Cette propriété leur confère un avantage agronomique et environnemental important, puisqu'on peut les cultiver sans apport d'azote sous forme d'engrais de synthèse, ou avec des apports fortement réduits.
Par ailleurs, elles contribuent à enrichir le sol en composés azotés qui peuvent être utilisés aussi par la culture suivante grâce aux reliquats (racines, tiges, feuilles selon les espèces) ou par une plante compagne dans le cas des cultures associées 120 ( * ) , comme une association luzerne-dactyle pour des légumineuses fourragères ou pois-blé pour des cultures de rente.
Les capacités de fixation symbiotique de l'azote par les légumineuses en font un élément incontournable de toute stratégie de réduction des intrants azotés de synthèse en agriculture. Nous donnerons plus loin quelques éléments de chiffrages issus d'expérimentations agronomiques, concernant ce qu'on peut attendre du développement de la culture des légumineuses en termes de fertilisation des sols.
(2) Les légumineuses et la réduction de l'usage des pesticides
Les légumineuses ont la réputation d'être des plantes délicates à cultiver en culture pure dans des rotations courtes. Elles sont en effet particulièrement sensibles à des maladies fongiques et bactériennes 121 ( * ) , ainsi qu'à des insectes ravageurs 122 ( * ) et aux adventices 123 ( * ) . On peut citer en particulier le sclérotinia, maladie fongique des parties aériennes, commune à la plupart des oléagineux et protéagineux (colza, tournesol, soja, haricots...) : elle peut durer de nombreuses années dès lors qu'elle est installée dans une parcelle. Compte tenu de ces vulnérabilités, la tendance actuelle à la réduction des solutions de traitement chimique rend l'utilisation des légumineuses de plus en plus aléatoire en rotation courte.
Il est donc clair que la vocation des légumineuses est plutôt d'être utilisée en rotations longues dans le cadre d'une diversification des assolements, ce qui correspond à une approche agroécologique. Dans ce cadre, où la fréquence de retour de chaque espèce dans la rotation est fortement réduite (une fois tous les cinq ou sept ans), où par ailleurs les cultures se font plus fréquemment en associations, le jugement porté sur les performances des légumineuses dans la lutte contre les bioagresseurs change sensiblement. « La diversification des rotations avec des légumineuses permet [en effet] de rompre les cycles des bioagresseurs (maladies, insectes, mauvaises herbes) des cultures majoritaires (blé, colza) et donc de réduire l'usage des pesticides. En plus de diminuer la pression phytosanitaire (...), l'introduction de légumineuses dans les assolements améliore la qualité des sols, diversifie les paysages et, par la combinaison de tous ces facteurs, permet de maintenir la biodiversité. 124 ( * ) » Là encore, le rapport fournira plus loin quelques estimations chiffrées des gains permis par la culture des légumineuses en termes d'utilisation de pesticides.
(3) Variété et adaptabilité des légumineuses
Formant la troisième famille botanique en nombre d'espèces, les légumineuses offrent une palette très variée d'espèces, ce qui leur permet :
- de s'adapter à différents types de sols, notamment aux sols pauvres, ainsi qu'à différents climats 125 ( * ) ;
- de s'intégrer à une pluralité d'associations et de rotations 126 ( * ) .
Les agriculteurs, dès lors qu'ils sont accompagnés et conseillés, peuvent donc choisir les variétés et les rotations les mieux adaptées aux conditions pédoclimatiques locales et à l'organisation de leur exploitation.
c) Des aliments capables de s'intégrer aisément dans toutes les cultures culinaires
À l'heure où l'on recherche des sources de protéines complémentaires ou alternatives parfois « exotiques », comme la production d'insectes, de viande de culture ou encore d'algues, il n'est pas inutile de rappeler qu'on dispose avec les légumineuses d'une source de protéines produites et consommées depuis des millénaires et parfaitement intégrées aux répertoires alimentaires de toutes les cuisines du monde. Il est vrai que les légumineuses souffrent aujourd'hui d'une image socialement dévalorisée en France. Toutefois, c'est un point qui est en train de changer rapidement sous l'effet d'un triple mouvement :
- les légumineuses, qui ont quitté les assiettes des ménages les plus modestes dans la seconde moitié du XX e siècle 127 ( * ) , font leur retour aujourd'hui dans les assiettes des ménages urbains et diplômés. Les préjugés qui leur étaient attachés (en gros, aliments rustiques pour les pauvres) sont donc en train de disparaître ;
- les cuisiniers ont commencé à réinventer les usages des légumineuses, dans la cuisine du quotidien comme dans la cuisine d'exception. Par leur travail, ils sortent les légumineuses du piège d'un discours opposant végétal et animal qui risque de les cantoner à un usage principalement végétarien. Par ailleurs, ils exploitent de plus en plus leurs qualités de texturation, d'onctuosité et de fondant en les intégrant à des recettes du répertoire culinaire classique, recettes dans lesquelles les légumineuses viennent remplacer en tout ou partie des produits animaux, sucrés ou gras 128 ( * ) ;
- les industries agroalimentaires ont commencé à donner de nouveaux débouchés aux légumineuses. Le nombre de produits référencés à base de protéines végétales a été multiplié par 10 en 20 ans 129 ( * ) . Les légumineuses sont par exemple désormais utilisées dans des biscuits, des steaks végétaux, des pâtes à tartiner, etc. Elles sont également utilisées comme ingrédients fonctionnels dans des produits de consommation courante, tels que la farine ou les pâtes 130 ( * ) . C'est un point essentiel, car, nous l'avons vu, l'alimentation des pays développés est et restera très majoritairement une alimentation transformée industriellement. Il faut souligner que le développement des légumineuses n'est pas tributaire d'un scénario particulier concernant le degré futur de transformation de l'alimentation : elles peuvent trouver leur place aussi dans une alimentation naturelle ou modérément transformée qu'ultra-transformée. Quel que soit le cas de figure qui prévaudra, on a intérêt à les développer car elles ne peuvent que contribuer à réduire les impacts sanitaires et écologiques du système alimentaire.
d) Un potentiel économique qui se confirme
Les recherches agronomiques 131 ( * ) ont prouvé la pertinence économique des associations entre une céréale (blé tendre, blé dur ou orge) et une légumineuse (pois, féverole, pois chiche, lentille, lupin) pour l'alimentation animale ou humaine. Ces associations obtiennent de meilleures performances que les cultures pures en termes de rendement et de qualité, en raison des processus écologiques de complémentarité et de facilitation entre espèces qui permettent une meilleure utilisation des ressources abiotiques (notamment l'azote et la lumière) et des régulations biologiques (réduisant l'impact des ravageurs, maladies et adventices) par rapport aux cultures pures. I n fine , on peut obtenir grâce à des cultures associées comprenant des légumineuses :
- un rendement total en grains supérieur à la moyenne des cultures pures (+20 % en moyenne) ;
- une diminution des adventices par rapport aux légumineuses pures (-70 % en moyenne) ;
- une réduction des infestations de maladies aériennes, permettant une baisse potentielle de l'usage de fongicides, qui s'explique par le fait que chaque espèce joue un rôle de barrière vis-à-vis de l'autre, limitant ainsi la progression des maladies dans le couvert ;
- une teneur en protéines plus élevée dans les grains de céréales (+13 % en moyenne) ;
- une réduction de l'usage d'engrais en culture associée 132 ( * ) , ainsi qu'une réduction de l'énergie fossile consommée 133 ( * ) , avec en définitive une réduction des émissions de gaz à effet de serre de 30 à 60 %, à production équivalente ;
- une réduction des fuites dans le cycle de l'azote. La quantité d'azote restant dans le sol après une culture associée est en effet moindre par rapport à celle restant après une légumineuse pure, réduisant ainsi les risques de pertes par lixiviation nitrique 134 ( * ) si une culture intermédiaire n'est pas implantée juste après.
Ces résultats confirment l'intérêt des associations légumineuses/céréales dans les systèmes à faible disponibilité en azote minéral et montrent qu'elles constituent un levier pour accroître et stabiliser les rendements en agriculture biologique et pour réduire l'utilisation des intrants pour la transition agroécologique.
2. Les légumineuses tiennent une place centrale dans les prospectives sur le système alimentaire
En raison de leurs propriétés agronomiques, nutritionnelles, gastronomiques et de leur faible coût relatif, les légumineuses apparaissent comme une composante clé des systèmes alimentaires durables du futur. Elles occupent une place centrale dans tous les exercices de prospective sur l'alimentation.
a) Vers une place croissante des légumineuses dans nos assiettes et dans les champs
D'ici à 2050, la prospective TYFA 135 ( * ) fait l'hypothèse d'une hausse de la consommation moyenne de légumes secs de 7 à 30 g par jour et par habitant, soit de 4 à 11 kg par habitant et par an 136 ( * ) . Pour satisfaire ce niveau de consommation au moyen d'une production nationale, il faudrait cultiver des légumineuses sur environ 500 000 ha 137 ( * ) en France, contre seulement 115 000 ha aujourd'hui 138 ( * ) , soit une multiplication de l'assolement par environ 4,5. Cet objectif peut sembler ambitieux, mais il doit être relativisé au regard de deux observations. D'une part, on constate d'ores-et-déjà un fort dynamisme de la production de légumes secs. Bien qu'encore très modestes, les surfaces plantées ont été multipliées par 6 en vingt ans. D'autre part, gagner 400 000 ha de terres au profit des légumineuses revient à « déplacer » seulement 4 % d'un assolement céréalier qui couvre actuellement 9 millions ha ! Il s'agit de changements de sole cultivée d'une ampleur relativement limitée, sachant qu'on raisonne sur un horizon de temps de trente ans.
b) Des besoins en légumineuses pas seulement pour la satisfaction directe des besoins alimentaires
Dans le système alimentaire, les légumineuses ne sont pas seulement des productions destinées à être ingérées par les humains. Elles servent à nourrir les animaux (cas notamment du soja ou des diverses variétés de légumineuses fourragères). Elles peuvent en outre servir en interculture comme « engrais vert », ce qui est fréquemment le cas en agroécologie où certaines cultures d'une rotation ne sont pas valorisées commercialement mais servent d'intrant recyclé directement dans l'exploitation. Évaluer la place qu'occuperont demain les légumineuses implique donc de prendre en compte tous ces usages.
Cet exercice est complexe. En particulier, mesurer la quantité de légumineuses utilisée demain en alimentation animale dépend d'hypothèses sur l'évolution de notre régime alimentaire (quelle part pour les protéines animales ? Quelle part pour les différents types de viandes ?), mais aussi d'hypothèses quant à la manière de nourrir les animaux (quel recours aux importations de protéines végétales sous forme de tourteaux, de soja notamment ? Quel usage des engrais de synthèse s'autorise-t-on ?). Par conséquent, s'il existe un consensus pour considérer que la satisfaction des besoins humains en légumineuses implique une sole cultivée d'environ 500 000 ha, les prévisions concernant le besoin global en légumineuses, tous usages confondus, varient en fonction des hypothèses retenues dans la construction des scénarios prospectifs. Il n'en demeure pas moins que, dans tous les cas, les cultures de légumineuses sont amenées à augmenter de manière importante.
C'est le cas dans la prospective du rapport TYFA. Il projette que les légumineuses à graines et fourragères pourraient représenter jusqu'à un quart des terres arables en 2050. Cette estimation repose, au plan de la consommation, sur l'hypothèse de la généralisation d'un régime alimentaire sain 139 ( * ) , à la fois sobre et fortement végétalisé, et, au plan de la production, sur l'hypothèse d'un arrêt des importations de protéines végétales pour nourrir les animaux et sur l'hypothèse de l'abandon complet des pesticides et des fertilisants de synthèse. Ce scénario agroécologique radical, qui est celui d'une agriculture entièrement biologique et souveraine, obligerait à développer au maximum la fonction de fixation symbiotique de l'azote et les mécanismes intégrés de lutte contre les bioagresseurs. Il n'est sans doute pas le plus vraisemblable, mais il a l'intérêt d'explorer une hypothèse limite et donc de fournir la borne supérieure des valeurs possibles pour la place des légumineuses dans l'agriculture future.
D'autres scénarios font l'hypothèse du maintien d'intrants azotés de synthèse, quoique dans des proportions moindres qu'aujourd'hui. Ainsi, dans le scénario Pulse Fiction du WWF, les surfaces de graines de protéagineux et de soja augmenteraient pour atteindre respectivement 500 000 et 1 million ha. Ce développement aurait essentiellement pour fonction de pallier l'arrêt des importations de soja destiné aux animaux d'élevage. Le total des surfaces de légumineuses à graines, y compris celles destinées directement à l'alimentation humaine, serait ainsi quadruplé par rapport à aujourd'hui pour atteindre 2 millions ha en 2050.
3. Une filière dont le développement doit être « déverrouillé »
a) Un problème de compétitivité hérité de l'Histoire et cumulativement renforcé au cours du temps
À partir du début des années 1960, l'Europe a donné la priorité au développement des cultures de céréales tout en acceptant de libéraliser les importations de soja depuis les États-Unis 140 ( * ) . Alors que la consommation européenne de légumes secs pour la consommation humaine avait déjà amorcé son déclin, ce choix stratégique a conduit à marginaliser aussi la culture des légumineuses pour l'alimentation animale. Malgré un rebond de la production entre la fin des années 1970 et le début des années 1990, lié à la mise en place de mesures de soutien aux protéagineux, les grandes orientations de la PAC ont conduit à un recul prononcé des surfaces agricoles et de la production de légumineuses en Europe.
Cette marginalisation des légumineuses a créé une situation de verrouillage technologique de la filière. De fait, pendant cinquante ans, la plus grande partie des investissements (recherches variétales, équipements agricoles, outils industriels, investissements en capital humain, etc.) s'est orientée vers le secteur céréalier plutôt que vers les légumineuses. L'écart de compétitivité entre céréales et légumineuses est ainsi devenu considérable, d'autant plus que la capacité des légumineuses à fixer l'azote de l'air se traduit par des seuils de rendement moindre pour ces cultures comparativement aux céréales. Mais cet atout agroécologique de la légumineuse reste aujourd'hui une externalité non rémunérée par le marché. Aujourd'hui, les différences de rendements à l'hectare entre céréales et légumineuses sont d'un facteur 3 à 4 141 ( * ) , avec de surcroît des prix de vente plus faibles pour les légumineuses et une variabilité de la production plus forte.
Dans ces conditions, les légumineuses européennes risquent de ne pas pouvoir profiter de la tendance émergente à la revégétalisation de l'alimentation sans aide de l'État. « Si on laisse le développement des protéines végétales aux mains du marché, la logique industrielle privilégiera les protéines issues de céréales. On ne peut s'étonner que les acteurs économiques cherchent à rentabiliser leur investissement industriel. Les premières protéines utilisées, en France comme sur le marché mondial, pour les nouveaux segments de protéines végétales, sont d'ailleurs les protéines issues du blé et non celles qui sont issues des légumineuses. À l'échelle mondiale, ce seront les protéines issues du soja, qui représente des surfaces cultivées considérables . » 142 ( * )
On se trouve clairement ici devant une faille de marché qui justifie l'intervention des pouvoirs publics pour réorienter l'activité économique dans un sens plus conforme à l'intérêt général. La hausse de la production de légumineuses permettrait en effet de réduire fortement les externalités sanitaires et environnementales négatives du système alimentaire actuel. Il réduirait par ailleurs la dépendance de l'Europe dans le domaine des protéines végétales. À cet égard, la crise sanitaire du covid-19 souligne qu'il est peu avisé d'abandonner l'approvisionnement national dans des biens essentiels au bon fonctionnement du commerce international.
b) Identification des verrous à lever pour développer les légumineuses
(1) Les verrous liés aux savoir-faire et aux compétences
La culture des légumineuses dans un mode de culture agroécologique demande une compétence agronomique que nombre de professionnels ne possèdent pas ou plus. Dans une approche agroécologique, l'agriculteur doit en effet avoir une conception raisonnée des systèmes de culture (choix des espèces, choix des variétés au sein des espèces, et fréquences de retour) afin d'éviter des « disservices » écosystémiques (risque d'émergence de nouvelles problématiques sanitaires sur les légumineuses ou de développement de maladies ou ravageurs déjà connus pouvant notamment entraver le principe de la fixation symbiotique). De manière évidente, le développement de l'agroécologie exige une montée en compétences et donc un travail de formation et d'accompagnement des agriculteurs.
(2) Les retards liés au sous-investissement dans la recherche variétale
Depuis plus de cinquante ans, les recherches des semenciers se sont concentrées sur le marché porteur : celui des céréales. On estime que 80 % des programmes de recherche de sélection sur les protéagineux et les légumes secs ne sont pas rentables faute de surfaces suffisantes. On se trouve aujourd'hui devant un cercle vicieux : les faibles surfaces plantées en légumineuses offrent des marchés étroits pour les innovations de semence ; ces faibles perspectives commerciales expliquent la faiblesse des investissements des semenciers ; l'absence de progrès variétal entraîne la faible compétitivité des cultures et donc le peu d'intérêt des agriculteurs pour les légumineuses. Un exemple frappant est celui de la lentille verte du Puy, qui est majoritairement cultivée grâce à une variété datant de 1966 !
(3) Les verrous techniques et logistiques
La culture des légumineuses dans le cadre de rotations longues et diversifiées implique une adaptation des infrastructures de collecte et de stockage. L'orientation de monoculture intensive des cinquante dernières années a conduit les coopératives à investir dans des silos de grande taille avec peu de cellules. Installer des cellules de petite taille, adaptées à la diversification des cultures, implique donc pour les coopératives un effort d'investissement. On estime que 50 000 tonnes de stockages supplémentaires représentent 15 millions d'euros d'investissement.
Un autre enjeu essentiel est celui du tri. On sait que les légumineuses sont particulièrement performantes dans des cultures associées, et permettent une production céréalière plus agroécologique. Mais, si les associations permettent d'augmenter et de stabiliser le rendement à l'hectare, elles rendent aussi nécessaire l'acquisition d'outils de tri. En particulier, pour être valorisés en alimentation humaine (donc à un prix plus élevé 143 ( * ) ), les mélanges doivent respecter des cahiers des charges industriels rigoureux. Un tri performant, permettant aux industries agroalimentaires de bénéficier de lots aux qualités recherchées, séparant bien les graines, nécessite des trieurs optiques, relativement coûteux.
Enfin, les outils industriels de l'agroalimentaire ne sont pas aujourd'hui calibrés pour intégrer les légumineuses dans les processus de production. Par exemple, lorsqu'on souhaite fractionner et transformer les graines de légumineuses en farine, il faut recalibrer les chaînes industrielles existantes pour les graines de céréales, car la dureté des graines de légumineuses n'est pas la même que celle des graines de blé. Une farine de pois chiche réalisée avec des outils conçus pour la farine de blé ne permettra pas d'obtenir la même granulométrie. Son mélange, dans une recette, aura donc des effets différents sur les propriétés organoleptiques du produit et sur les processus de cuisson. Cette adaptation des procédés industriels implique, là encore, des investissements spécifiques.
c) Quelle action des pouvoirs publics pour combler le handicap de compétitivité des légumineuses ?
Le soutien public à la filière des légumineuses passe par des actions dans plusieurs domaines.
(1) Rémunérer les externalités positives générées par la production de légumineuses
Les légumineuses interviennent dans la réduction de l'usage de l'azote de synthèse et donc des pollutions agricoles diffuses (émissions de GES et pollutions aux nitrates). En intercultures, elles contribuent également à maintenir le couvert des sols. Elles participent enfin de paysages agricoles diversifiés propices au maintien de la biodiversité. Or, ces services agrosystémiques ne sont aujourd'hui pas valorisés. Sans nécessairement accroître le budget de la PAC, les aides que celle-ci redistribue doivent donc être réorientées et redéfinies pour rémunérer ces services utiles à la collectivité. Il n'est pas question ici de dire précisément comment ces nouveaux dispositifs devraient être paramétrés pour être efficaces, mais leurs objectifs apparaissent clairement : favoriser la diversification des cultures et l'allongement des rotations, reconnecter géographiquement les productions animales et végétales, encourager la présence de surfaces d'intérêt écologique ou encore passer d'aides attribuées en fonction des surfaces à des aides proportionnelles au travail agricole (pour tenir compte de l'augmentation de la charge de travail lors du passage de pratiques conventionnelles à des pratiques agroécologiques 144 ( * ) ).
(2) Accompagner techniquement la conversion des agriculteurs
Il entre dans les missions des syndicats agricoles et des chambres d'agriculture de se saisir de ces enjeux de formation, de conseil et d'accompagnement des agriculteurs, notamment en favorisant les partages d'expérience et la mise en place de démonstrateurs territoriaux valorisant la diversité des légumineuses. Les parcours d'enseignement agricole doivent également donner dans les programmes une place accrue aux connaissances nécessaires à l'agroécologie et à la culture des légumineuses. Tout cela doit se faire en lien avec la recherche agronomique, dans laquelle, avec l'Inrae et le Cirad, la France possède des atouts de premier plan.
(3) Donner un signal clair aux acteurs de la filière pour orienter les investissements
Des investissements importants et de long terme sont nécessaires pour développer des variétés de légumineuses plus productives et moins sensibles aux aléas. Un programme de sélection variétale prend 10 à 15 ans avant d'aboutir. C'est également un effort financier important qui est nécessaire pour mettre en place des infrastructures de collecte et de stockage spécifiques, ainsi que des outils de ségrégation et de travail des graines. Les entreprises du secteur des semences et celles chargées de la collecte n'ont toutefois pas besoin d'un accompagnement financier de l'État pour réaliser ces investissements. Plus que de capitaux, elles ont avant tout besoin d'un signal clair que leurs investissements s'inscrivent dans une stratégie de long terme des pouvoirs publics au niveau national et encore plus européen.
Cette visibilité sur les perspectives de développement des légumineuses implique que l'Europe :
- réoriente ses aides agricoles vers l'agroécologie, comme indiqué précédemment ;
- mette en place un plan stratégique ambitieux de développement et de diversification des protéines végétales visant à renforcer la souveraineté protéique de la Ferme France et de l'Union européenne à long terme. Pour remplacer les protéines importées, il faudra en effet fortement développer les productions européennes de légumineuses ;
- émette des recommandations ambitieuses pour accroître la place des légumineuses dans l'alimentation du futur.
(4) Mesures complémentaires
Outre les leviers stratégiques précédemment évoqués, diverses autres pistes peuvent être envisagées :
- réfléchir aux évolutions souhaitables des systèmes d'assurance récolte pour tenir compte de la forte variabilité interannuelle des cultures de protéagineux ;
- encourager les systèmes de contractualisation au sein de la filière. Pour renverser les situations de verrouillage technologique, il faut en effet parvenir à engager conjointement les opérateurs en amont et en aval dans des filières très structurées pour sécuriser les investissements. On a donc intérêt à conditionner les aides publiques à l'adoption de contrats de filières engageant l'amont et l'aval durant plusieurs années. Cela incitera les agriculteurs à cultiver ces produits ; la coopération à investir dans des outils de stockage ; les industriels à investir également dans des outils industriels, en sachant qu'ils auront une production amont satisfaisante en qualité ;
- mettre en valeur l'origine « France » pour structurer des filières tracées de l'alimentation animale aux produits de grande consommation et mettre en valeur certains aspects de la qualité (en particulier l'absence d'OGM et de certaines substances chimiques couramment employées par les concurrents étrangers).
Réunie le 28 mai 2020, la délégation a autorisé à l'unanimité la publication du présent rapport d'information sous le titre "Vers une alimentation durable : un enjeu sanitaire, social, territorial et environnemental majeur pour la France".
* 115 Comme on l'a vu, il est difficile de faire baisser les émissions de GES de l'alimentation sans consommer plus de surfaces agricoles et sans menacer l'équilibre nutritionnel. Il est également difficile de maintenir l'équilibre nutritionnel sans réduire l'accessibilité financière. Enfin, il est difficile de tenir les objectifs écologiques, nutritionnels et d'accessibilité en restant dans un cadre proche des habitudes alimentaires actuelles.
* 116 L'expression est empruntée au rapport Pulse Fiction réalisé par Thomas Uthayakumar et Hélène Loustau pour le WWF en octobre 2019. Nous avons inversé l'ordre des termes, « de la fourchette à la fourche », plutôt que l'inverse, pour souligner que ce sont les changements de pratiques de consommation (la fourchette) qui induiront les changements de production (la fourche).
* 117 Il faut en effet des protéines végétales pour nourrir les animaux et produire des protéines animales.
* 118 La viande, les produits laitiers, les oeufs ou le poisson sont des sources de protéines qui contiennent les neuf acides aminés indispensables. Les protéines de céréales, consommées seules, sont déficientes en lysine, un acide aminé limitant. Les légumineuses (lentilles, fèves, haricots, petits pois...) sont en revanche largement pourvues en lysine. Associer des céréales (2/3) et des légumineuses (1/3) permet donc d'obtenir tous les acides aminés indispensables (rapport Afterres, p.10).
* 119 Précédemment, elles étaient noyées dans la catégorie « féculents », dénomination qui convient mieux à des aliments riches en sucres lents.
* 120 Les cultures associées sont définies comme la culture simultanée d'au moins deux espèces dans un même champ et pendant une partie significative de leur cycle de vie. Elles peuvent être vues comme une pratique agroécologique visant à s'inspirer du fonctionnement des écosystèmes naturels au service de l'agriculture.
* 121 Oïdium, anthracnose, mildiou, septoriose.
* 122 Notamment papillons (les noctuelles, chenilles nocturnes), coléoptères (ex. la Bruche), des mouches, des pucerons, des punaises, des cicadelles, les thrips, etc. Les insectes ravageurs s'attaquent aux racines, aux tiges, aux feuilles, aux fleurs et aux graines. La Bruche du haricot s'attaque notamment aux fèves/fèveroles, et fore des trous dans les graines, les rendant impropres à la consommation humaine.
* 123 Les légumineuses sont d'autant plus concurrencées par les adventices que ces dernières profitent de l'enrichissement de la terre autour de leurs racines.
* 124 WWF, Pulse Fiction, p. 22
* 125 Dans la perspective de l'adaptation de l'agriculture au réchauffement climatique, les légumineuses peuvent permettre de définir des stratégies pertinentes d'évolution des systèmes de culture si les associations traditionnelles deviennent inadaptées au nouveau contexte climatique.
* 126 Il existe des légumineuses à graines (pois, fèves, féveroles, haricots-grains, lentilles, pois chiche, lupins, récoltés en sec à la différence des légumineuses récoltées en frais comme les haricots verts ou encore petits pois) et des légumineuses fourragères (luzernes, trèfles ou encore sainfoin).
* 127 La place des légumineuses dans l'alimentation humaine a beaucoup reculé en France et en Europe après la Seconde Guerre mondiale, au profit d'une hausse de la consommation de céréales et de produits animaux. La consommation des Français, qui était de 7,2 kg de légumineuses par personne et par an en moyenne en 1920, est ainsi tombée à 1,4 kg au milieu des années 1980.
* 128 Pour une illustration de ces propos, se rapporter à l'intervention de M. Gilles Daveau, consultant et formateur en cuisine alternative, lors de la table ronde de la Délégation à la prospective du Sénat, le 6 février 2020 (le texte figure en annexe du présent rapport).
* 129 Pulse Fiction, p. 21
* 130 La farine de lupin est par exemple utilisée en pâtisserie. Le lupin et la féverole peuvent aussi être utilisés en tant que liants dans les plats cuisinés, ce qui permet de réduire l'emploi des matières grasses. Le jus de cuisson de pois chiches peut remplacer le blanc d'oeuf dans certaines recettes. A noter que beaucoup de ces innovations alimentaires issues des légumineuses viennent du marché de l'alimentation biologique.
* 131 Notamment en France dans l'UMR AGIR (Inrae Toulouse), au LEVA (ESA d'Angers) et dans l'UMR Agronomie (Inrae Grignon). Les développements qui suivent exploitent directement les éléments fournis par l'Inrae et, notamment par Laurent Bedoussac et Marie-Benoît Magrini.
* 132 Utilisation de doses modérées de l'ordre de 30-80 unités d'azote/ha, alors que la céréale pure reçoit, dans les mêmes conditions, entre 150 et 200 unités d'azote/ha.
* 133 L'énergie fossile pour produire une tonne de produits récoltés en association est largement inférieure à celle pour une céréale pure (de 50 % à 75 % de réduction selon le niveau de fertilisation de l'association).
* 134 La lixiviation d'azote nitrique, couramment et improprement appelée lessivage de nitrates, est la principale forme de pertes d'azote en agriculture. Elle se produit par dissolution dans l'eau des nitrates.
* 135 Ten years for Agroecology.
* 136 Cette moyenne de 30 g/jour à l'horizon 2050 correspond au niveau actuel des recommandations au Canada ou aux États-Unis.
* 137 On fait ici l'hypothèse d'une population de 75 millions d'habitants en 2050 et d'un rendement de 2t/ha.
* 138 D'après les données fournies par l'Inrae, la surface plantée en légumes secs est de 65 000 ha, auxquels il faut ajouter la fraction de la surface de soja, de pois protéagineux, de féverole dont la production va à l'alimentation humaine (de l'ordre de 50 000 ha). À l'échelle européenne, en 2050, pour répondre à une demande de 11 kg de légumes secs par personne et par an, ce serait 5 millions ha de légumineuses à graines qu'il faudrait cultiver pour l'alimentation humaine, soit 9 % de l'assolement actuel de céréales.
* 139 Les repères nutritionnels pris en compte dans le scénario TYFA comportent notamment l'hypothèse d'un apport calorique moyen réduit de 11 % en 2050 par rapport à 2010 (soit 2300 kcal au lieu de 2600) et une consommation de protéines animales de 50 g par jour.
* 140 La PAC ayant posé un objectif d'autosuffisance européenne en céréales garanti par une protection du marché européen fondé sur la préférence communautaire, l'Europe a concédé aux États-Unis, en contrepartie de la protection des céréales européennes, le libre accès à son marché des oléagineux (dont le soja) par l'accord du Dillon round (1960-1962).
* 141 7 à 8 t/ha contre 2 t/ha.
* 142 Marie-Benoît Magrini, Les légumineuses, clé de la transition alimentaire, table ronde de la Délégation à la prospective du Sénat, 6 février 2020.
* 143 En faisant l'hypothèse que les cultures associées peuvent être triées correctement, comme dans le cas de lentille associée au blé, les travaux menés par l'Inrae concluent que la marge brute de l'exploitant est supérieure à celle de la moyenne des deux cultures pures dans 80 % des situations. Les cultures associées sont donc un moyen de sécuriser la marge pour les agriculteurs, en particulier dans le cas des années présentant de faibles rendements pour l'une ou l'autre des cultures pures (notamment de la légumineuse à graines), ou lorsque la teneur en protéines des céréales pures est faible en situation normale de production.
* 144 Pour approfondir la réflexion sur ce point, cf. France Stratégie, Faire de la PAC un levier de la transition agroécologique, octobre 2019.