B. UN CONTRÔLE RENFORCÉ DES MARCHÉS PASSÉS PAR LES SOCIÉTÉS CONCESSIONNAIRES
Comme on l'a vu, le contrôle des marchés passés par les sociétés concessionnaires d'autoroutes était nettement insuffisant avant 2016 , en raison des pouvoirs trop limités de la Commission nationale des marchés (CNM) 250 ( * ) .
C'est la raison pour laquelle l'Autorité de la concurrence avait, dans son avis du 17 septembre 2014, suggéré que les SCA attribuaient les marchés de façon préférentielle aux entreprises de leurs groupes (Vinci dans le cas d'ASF, Escota et Cofiroute, Eiffage dans le cas d'APRR et d'AREA). En conséquence, elle avait fortement recommandé de renforcer l'encadrement des procédures de passation des marchés de travaux, fournitures et services des SCA.
La loi « Macron » a introduit de nouvelles règles en matière de passation de ces marchés et a confié à l'ART la mission de contrôler leur application en lieu et place de la CNM qui a été supprimée.
1. Le contrôle des procédures de passation et d'exécution des marchés de travaux, fournitures et services
En vertu de l'article L. 122-14 du code de la voirie routière, l'ART est désormais chargée de veiller à l'exercice d'une concurrence effective et loyale lors de la passation des marchés de travaux, fournitures et services par les concessionnaires d'autoroutes pour les besoins de la concession.
a) Un contrôle à la fois direct et via la supervision des commissions des marchés
Les sociétés concessionnaires d'autoroutes à capitaux majoritairement privés sont tenues de mettre en oeuvre une procédure de publicité et de mise en concurrence permettant la présentation de plusieurs offres concurrentes.
Cette obligation s'applique dès lors que le montant estimé du marché excède 500 000 euros hors taxe pour les marchés de travaux et 240 000 euros hors taxe pour les marchés de fournitures et services 251 ( * ) .
Le montant total des marchés concernés a représenté 790 millions d'euros en 2019 ( 1,2 milliard d'euros en 2018), soit la moitié du montant total des achats des SCA (46 % en 2018).
(1) Un contrôle des principaux projets de marchés des SCA qui peut donner lieu à référé
L'ART se voit transmettre préalablement à leur signature l'ensemble des dossiers de présentation relatifs aux projets de contrat et à la procédure de passation de tous les marchés de travaux, fournitures et services passés par les SCA supérieurs aux seuils de publicité et de mise en concurrence . Les SCA doivent respecter un délai minimal de 18 jours entre la date de réception d'un dossier par l'ART et la signature du marché.
Sur le fondement de l'article L. 122-20 du code de la voirie routière, l'ART peut saisir le juge des référés d'une demande de référé précontractuel ou contractuel si elle identifie que la procédure de passation retenue par une SCA n'est pas conforme aux règles qui lui sont applicables.
À ce jour, l'ART n'a eu à recourir à cette procédure qu' une seule fois . Un arrêt de la Cour de cassation de janvier 2020, qui lui a donné raison, a conforté son rôle de garant de l'ordre public économique , et plus spécifiquement de la vérification de l'exercice d'une concurrence effective et loyale dans le secteur . Elle pourra ainsi considérer à nouveau l'opportunité de recourir à cette procédure pour faire échec, en tant que de besoin, à certaines pratiques des SCA lors de la passation de marchés.
Le référé précontractuel de
l'ART
Considérant qu'une procédure de passation d'appel d'offres de la société ASF, en date du 2 septembre 2017, relative à l'entretien d'une portion d'autoroute était irrégulière, dans la mesure où la méthode de notation conduisait à neutraliser la pondération affectée au critère technique, ce qui conduisait à faire du critère du prix le critère unique de sélection, l'ART a sollicité l'annulation de la procédure devant le tribunal de Nanterre. Celui-ci a rejeté la demande de l'ART par ordonnance du 9 janvier 2018, au motif que le résultat de la consultation aurait été identique même en modifiant la méthode de notation du critère du prix. La Cour de cassation a cassé cette ordonnance dans un arrêt du 15 janvier 2020 en rappelant que l'ART n'a pas, lorsqu'elle exerce un référé précontractuel, à établir que le manquement qu'elle dénonce a, directement ou indirectement, lésé les intérêts de l'une des entreprises candidates. La Cour de cassation a par ailleurs confirmé la position de l'ART en précisant que le juge des référés aurait dû effectuer un contrôle in abstracto , sans considération des effets réels sur la sélection du candidat retenu. Source : Autorité de régulation des transports (ART) |
Si l'ART reçoit tous les projets de contrats dont le montant est supérieur aux seuils de publicité et de mise en concurrence, elle n'est pas en mesure de tous les examiner. Ainsi que l'a précisé Stéphanie Druon, secrétaire générale de l'Autorité devant la commission d'enquête : « nous sommes destinataires de 400 à 500 marchés par an . Nous mettons la priorité sur les marchés les plus sensibles en termes concurrentiels : ceux attribués à une entreprise liée, ou ceux portant sur certaines prestations, notamment la distribution de carburant. En 2018, sur les 412 marchés et les 12 avenants qui nous ont été soumis , nous avons procédé à l' analyse détaillée de 79 d'entre eux , ce qui fait environ 25 % des marchés reçus » 252 ( * ) .
(2) Un avis conforme sur la composition et les règles internes des commissions des marchés des SCA
Les SCA « historiques » sont tenues par la loi de mettre en place une commission des marchés chargée de veiller au respect des procédures de passation et d'exécution de leurs marchés soumis à publicité et mise en concurrence.
Le rôle de l'ART est de s'assurer de l'indépendance et du bon fonctionnement de ces commissions. L'article L. 122-17 du code de la voirie routière prévoit ainsi qu'elle rend un avis conforme , c'est-à-dire juridiquement contraignant, sur :
- la composition des commissions de marchés des concessionnaires avant toute nomination ou reconduction dans ses fonctions d'un de leurs membres ;
- les règles internes pour la passation et l'exécution des marchés de travaux, de fournitures et de services définies par les commissions des marchés avant leur application.
En 2019 , l'ART a rendu sept avis 253 ( * ) , tous favorables , relatifs à la modification de la composition des commissions des marchés et à leurs règles internes.
b) Un rapport annuel sur les marchés des SCA
Les articles L. 122-13 et L. 122-21 du code de la voirie routière prévoient que l'ART établit chaque année un rapport sur les marchés passés par les concessionnaires autoroutiers pour les besoins de la concession et sur les travaux réalisés en exécution de ces marchés. Pour l'exercice 2018 , le rapport porte sur les marchés passés par 17 sociétés concessionnaires .
Pour établir ce rapport, l'Autorité s'appuie principalement sur les informations qu'elle a définies comme devant figurer dans le rapport d'activité annuel que le président de chacune des commissions des marchés doit lui transmettre avant le 31 mars de chaque année.
L'article R 122-47 du code de la voirie routière prévoit en outre que le rapport annuel de l'ART est transmis au Parlement, au ministre chargé de la voirie routière nationale (ministère de la transition écologique) et au ministre chargé de l'économie (ministère de l'économie et des finances) concomitamment à sa publication qui intervient au plus tard le 30 juin de l'année en cours.
2. Une diminution du nombre de marchés attribués à des entreprises liées
Dans ses premiers rapports sur les marchés de travaux soumis pour avis aux commissions des marchés des SCA, l'ART avait relevé que les sociétés des groupes Vinci et Eiffage attribuaient une part élevée de leurs marchés à des sociétés liées par rapport au poids relatif de celles-ci dans le secteur des travaux publics , même si l'écart constaté n'était pas nécessairement significatif d'un point de vue statistique.
En effet, du fait de la variabilité des taux d'attribution d'une année à l'autre et d'un type de travaux à l'autre, la seule observation d'un écart de taux d'attribution ne permet pas de conclure à l'existence d'une anomalie particulière .
L'Autorité constate toutefois une tendance à la baisse de la part des marchés attribués à des entreprises liées depuis 2017 , tendance qu'elle attribue à la mise en place de règles de publicité renforcées et à l'exercice de ses nouvelles missions de régulation.
En 2019, l'ART note ainsi que les taux d'attribution à des entreprises liées ne diffèrent pratiquement plus de la moyenne des attributions à ces mêmes entreprises. Autrement dit, les SCA n'attribuent pas proportionnellement plus de marchés à des entreprises liées que ce que ces entreprises obtiennent sur l'ensemble du secteur des travaux publics.
Cette évolution, incontestablement positive, devra néanmoins être vérifiée sur plusieurs années et confortée en maintenant une vigilance constante sur les pratiques des SCA en matière de marchés.
Parts des marchés de travaux d'un montant
supérieur aux seuils
de publicité et de mise en concurrence
attribués à au moins une entreprise liée pour les groupes
APPR-AREA et ASF-Cofiroute-Escota entre 2016 et 2019
(en valeur)
Source : Autorité de régulation des transports (ART)
3. Plusieurs clarifications permettraient de rendre ce contrôle plus efficace
a) Une définition de la notion de marchés passés pour « les besoins de la concession »
Les articles L. 122-12 et L. 122-13 du code de la voirie routière prévoient que les obligations de publicité et de mise en concurrence des SCA sont circonscrites aux marchés passés pour « les besoins de leur concession ». Or il n'existe aucune définition de cette notion.
Selon les informations transmises par l'ART à la commission d'enquête, certaines sociétés concessionnaires utilisent délibérément ce vide juridique pour exclure du champ des obligations de publicité et de mise en concurrence des achats qui sont pourtant directement liés à leur activité et devraient, à ce titre, faire partie des prestations entrant dans le périmètre des « besoins de la concession » , comme par exemple un contrat d'approvisionnement en carburants pour les aires d'autoroutes.
Une interprétation restrictive de la notion de « besoins de la concession » risquerait donc de réduire le périmètre de contrôle de l'ART et remettrait en cause certaines missions essentielles du régulateur.
Il paraît donc urgent de prévoir une modification législative ou réglementaire (le cas échéant via une procédure de réglementation déléguée) pour clarifier cette notion.
Proposition n° 2 : établir une définition claire de la notion de « besoins de la concession » afin d'empêcher les SCA de se soustraire à leurs obligations de publicité et de mise en concurrence pour la passation de certains de leurs marchés. |
b) La définition des informations devant figurer dans les projets d'investissement à cinq ans publiés par les sociétés concessionnaires
Afin de renforcer la transparence du secteur, l'Autorité de la concurrence avait recommandé que soient rendus publics les projets d'investissements prévus dans les contrats de plan des SCA.
Conformément à ces recommandations, la programmation de l'ensemble des investissements prévus pour les cinq années à venir doit désormais être publiée sur le profil d'acheteur des sociétés concessionnaires qui ne sont pas des pouvoirs adjudicateurs 254 ( * ) .
Toutefois, le niveau de précision des informations fournies dépend pour le moment uniquement du bon vouloir des SCA , si bien que plusieurs d'entre elles ne fournissent par exemple que les informations qui concernent les investissements programmés dans le plan de relance autoroutier (PRA), alors que l'obligation porte sur l'ensemble des investissements à cinq ans.
Il serait donc souhaitable de préciser par voie réglementaire les informations minimales devant figurer sur le profil acheteur de chacune des SCA en ce qui concerne la programmation des investissements à cinq ans .
Proposition n° 3 : préciser par voie réglementaire les informations minimales concernant la programmation des investissements à cinq ans qui doivent figurer sur le profil acheteur de chaque SCA. |
c) La capacité de sanctionner la méconnaissance des obligations de transmission des projets de marchés
Compte tenu de la rédaction actuelle de l'article L. 1264-8 du code des transports, la procédure en manquement ne permet pas à l'ART de sanctionner a posteriori le fait de ne pas lui avoir transmis les informations utiles à son contrôle dans des délais lui permettant d'exercer un recours en cas de violation des obligations de publicité et de mise en concurrence.
En effet, au-delà de 31 jours après la signature du contrat, l'ART n'a plus le droit d'introduire un référé précontractuel ou contractuel, même si elle constate une irrégularité dans la procédure de publicité et de mise en concurrence après avoir finalement récupéré les documents demandés.
Il serait donc utile de modifier l'article L. 1264-8 du code des transports pour prévoir des sanctions en cas de méconnaissance des obligations de transmission des marchés des SCA à l'ART.
Proposition n° 4 : prévoir des sanctions en cas de méconnaissance des obligations de transmission des marchés des SCA à l'ART afin que celle-ci soit en mesure d'exercer un recours dans les délais. |
* 250 Voir supra I.
* 251 Dans les cas d'ATMB et de SFTRF, seuls sont transmis les marchés de travaux d'un montant supérieur à 2 millions d'euros HT et les marchés de fournitures et de services d'un montant supérieur ou égal à 221 000 euros HT.
* 252 Audition de M. Bernard Roman, président de l'Autorité de régulation des transports (ART) et de Mme Stéphanie Druon, secrétaire générale, le 4 mars 2020.
* 253 4 avis (2 pour Sanef, 2 pour SAPN) portaient sur la composition des commissions des marchés et 3 concernaient les règles internes des SCA Escota, Cofiroute et ASF.
* 254 En application du 1° du IV de l'article R. 122-31 du code de la voirie routière.