II. AUDITION DE M. JOËL BARRE, DÉLÉGUÉ GÉNÉRAL POUR L'ARMEMENT (7 AVRIL 2021)
M. Christian Cambon, président.- Monsieur le Délégué général, je vous remercie de venir devant notre commission, au surlendemain de la date anniversaire de la création de la délégation ministérielle pour l'armement par le Général de Gaulle, il y a 60 ans par un décret du 5 avril 1961. C'est une occasion pour nous tous de saluer l'extraordinaire travail accompli par les personnels de la Délégation générale de l'armement au service de la souveraineté nationale et de la sécurité de nos concitoyens. Nous regrettons tous que la pandémie nous empêche de donner plus d'éclat à la célébration de cet anniversaire. Mais si vous êtes ici aujourd'hui, c'est surtout pour nous éclairer sur l'avenir de nos systèmes de défense et les moyens de conserver notre autonomie stratégique.
Comme vous le savez, nous avons entendu le 17 mars dernier la Ministre des armées sur l'actualisation de la revue stratégique de 2017 et sur les ajustements à apporter à la loi de programmation militaire 2019-2025. Selon les termes employés par le Président de la République, l'environnement international est devenu « plus complexe, plus incertain et plus dangereux ».
L'actualisation stratégique pointe le risque de déclassement face à l'émergence de nouvelles puissances régionales. En quelques années, le paysage a beaucoup changé au Moyen-Orient, en Méditerranée orientale. Nous avons vu l'exacerbation des tensions entre l'Ukraine et la Russie. Nous observons aussi la compétition mondiale dans laquelle est entrée la Chine face aux États-Unis. De nouveaux défis ne cessent de modifier nos grilles de lecture : la cyberdéfense, l'intelligence artificielle, les drones, l'espace et les grands programmes européens aériens et terrestres - le SCAF et le MGCS - ou nationaux avec le porte avion nouvelle génération et la 3ème génération de SNLE). Notre adaptation à ce nouvel environnement stratégique doit logiquement se traduire dans l'adaptation de notre programmation pluriannuelle des dépenses de défense.
Sur la méthode, nous avons informé la ministre du lancement d'un rapport d'information sur l'actualisation de la loi de programmation militaire, dont je rapporterai les travaux avec Jean-Marc Todeschini et le soutien de nos rapporteurs budgétaires que je remercie. Nous lui avons également adressé une première série de questions. La ministre nous a assuré, je cite, que « ces questionnaires sont l'amorce d'un débat et, [que] s'il y a des questions complémentaires, nous restons bien évidemment à votre entière disposition pour y répondre ».
Votre présence aujourd'hui, Monsieur le Délégué général, s'inscrit donc dans ce dialogue et je vous remercie d'avoir accepté, à votre tour, de nous apporter des précisions dans un délai très court aux questions qui relèvent de la DGA, en complément des premières réponses - malheureusement partielles - que nous a transmises la ministre dans un premier temps. Aussi, nous attendons de cette audition que vous puissiez nous éclairer :
- d'abord sur les arbitrages de la programmation militaire, résultant notamment de l'ajustement annuel de la programmation militaire (A2PM), qui relèvent de la compétence de la DGA ;
- ensuite sur les conséquences à tirer de l'actualisation stratégique 2021 dans la loi de programmation militaire ;
- et enfin, sur les grands arbitrages de cette actualisation, ainsi que sur les écueils qu'il faut encore éviter, par exemple en ce qui concerne les coopérations capacitaires ambitieuses mais difficiles avec nos amis allemands.
À titre d'exemple, et sans préempter les questions de mes collègues rapporteurs sur les programmes budgétaires de la mission « Défense », plusieurs sujets nous semblent nécessairement impacter l'enveloppe de la LPM :
- il y a les dépenses supplémentaires nouvelles : la commande d'avions neufs pour remplacer les 12 Rafale livrés à la Grèce, l'usure accélérée des matériels utilisés en OPEX, ou dernièrement la commande supplémentaire d'une frégate de défense et d'intervention à livrer en 2025 ;
- il y a, bien sûr, la sous-budgétisation des OPEX, qui va ponctionner pas loin d'un milliard d'euros sur les trois premiers exercices de la LPM ;
- il y a également les menaces nouvelles contre lesquelles il faut renforcer les moyens investis dans la recherche et l'innovation. À cet égard, dans son rapport annuel pour 2021, la Cour des comptes a relevé plusieurs difficultés pour intégrer l'innovation dans les matériels destinés aux forces, la cyberdéfense et les drones.
Monsieur le Délégué général, nous avons toujours pu compter, depuis votre entrée en fonction, à la fois sur votre franchise et sur la clarté de votre vision des enjeux : aujourd'hui, nous avons besoin de transparence et de savoir ce qui se joue exactement dans cette actualisation.
Vous avez la parole pour une première intervention liminaire sur l'actualisation de la LPM. Nous engagerons ensuite le dialogue avec les questions de nos rapporteurs budgétaires et des membres de la commission.
M. Joël Barre, délégué général pour l'armement.- Merci Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les sénateurs, merci tout d'abord de m'accueillir au Sénat et merci également pour les propos chaleureux que vous avez tenus sur la DGA, qui a fêté effectivement avant-hier son soixantième anniversaire. Je vous remercie également pour le témoignage vidéo que vous avez bien voulu enregistrer à cette occasion.
Pour cette audition, je vous propose un rapide survol sur les résultats de notre gestion 2020, avant de rappeler les enjeux 2021 sur les programmes 146 et 144, et enfin de dresser un bilan des exercices 2019 et 2020 de la LPM et de tracer des perspectives.
Commençons par quelques chiffres clés. Sur le programme 146, les paiements intervenus en 2020 s'élèvent à 12,6 milliards d'euros, soit une consommation intégrale des ressources allouées avec un report de charges arrêté en fin d'année à hauteur de 2,5 milliards d'euros, conformément aux prévisions.
Les annulations de crédits ont été limitées à 124 millions d'euros. Ces 124 millions d'euros, liés aux OPEX, sont sans impact opérationnel majeur car nous procédons à une gestion dynamique de notre réserve de précaution pour limiter au maximum l'impact capacitaire de ces réductions et de ces annulations de crédits de fin d'année.
Le bilan d'engagement a été moins favorable. Nous avions initialement prévu plus de 22 milliards d'euros d'engagements ; en réalité, nous en avons fait un peu moins de 14 milliards d'euros. Ces retards d'engagements sont essentiellement liés au programme en coopération, en particulier franco-allemand et au lancement du programme SNLE 3G lancé début 2021. Toutefois, ce dernier retard est sans conséquence sur les rendez-vous opérationnels que nous avons sur ce programme.
La crise sanitaire 2020 s'est traduite par des moindres besoins de paiements liés à quelques retards qui ont été pris sur les programmes en cours, mais j'y reviendrai dans un instant. Ceci étant, nous avons compensé ces moindres besoins de paiements sur les projets en cours par des redéploiements de crédits au profit de notre industrie de défense avec un plan de rebond interne, dédié à notre base industrielle et technologique de défense (BITD), et qui consiste à accélérer les paiements programmés pour garantir la pérennité de nos entreprises, notamment les PME et PMI fragilisées sur l'ensemble de notre territoire par la crise sanitaire.
En ce qui concerne les livraisons réalisées en 2020, certaines n'ont pas pu éviter un certain retard imputable à la pandémie. Je pense en particulier aux véhicules du programme Scorpion, comme les Griffon qui sont en cours de production depuis 2019. Cependant, nous avons mis en place les actions nécessaires auprès de nos industriels pour que ces retards soient rattrapés au plus tard fin 2021. Le programme Jaguar doit aussi commencer à être livré dès 2021.
Sur l'aspect industriel, nous avons mis en place une task force de suivi de l'ensemble du tissu industriel de notre BITD. Nous avons pris contact avec près de 1 200 entreprises que nous avons eu l'occasion de visiter pour voir avec elles quelles étaient leurs difficultés. Nous avons mis en place 140 actions de soutien (accélération de commandes, accélération de paiements, aides à l'obtention des prêts garantis par l'État, etc.). Nous poursuivrons cette task force car la crise n'est malheureusement pas terminée mais aussi parce que c'est un outil extrêmement utile pour continuer notre action de soutien à la BITD. Une centaine d'agents de la DGA sont mobilisés autour de cette action, essentiellement en province. Ces agents sont issus de notre direction technique ou du service de la qualité avec un échelon central à Paris, le service des affaires industrielles qui m'est directement rattaché.
Sur le programme 144, c'est-à-dire le programme des études amont et des innovations, nous avons payé 805 millions d'euros en 2020, soit une consommation intégrale des ressources allouées. Le niveau d'engagement a atteint 992 millions d'euros, en augmentation de presque 20 % par rapport à 2019 sur la trajectoire prévue d'atteinte du milliard d'euros de crédits de paiements prévus en 2022 au titre de la loi de programmation militaire 2019-2025. En particulier, ces études ont porté sur les composantes de la dissuasion. Le programme SNLE 3G a été lancé début 2021. Nous poursuivons les travaux sur le missile M51. La version M51.3 est en développement et nous étudions la version M51.4. Nous poursuivons la préparation du renouvellement du missile ASMPA, dit ASN 4G, pour lequel nous avons un rendez-vous important fin 2021.
Nous poursuivons aussi toutes nos actions de soutien à l'innovation, en particulier sur l'ouverture aux technologies issues du domaine civil avec des innovations sur les technologies transverses comme les composants et matériaux. Notre fonds Definvest est dédié au soutien des PME stratégiques. Avec l'agence de l'innovation de défense (AID), nous sommes aussi en train de mettre en place un fonds d'innovation de défense qui visera à soutenir des entreprises duales dont les technologies pourraient un jour nous intéresser pour nos programmes de défense. Les études relevant du programme 144 ont également permis de continuer la préparation de nos grands programmes de coopération avec nos amis allemands, mais aussi avec les Britanniques dans le cadre des futurs missiles.
2020 sera une année hors norme en matière d'exportation. En raison de la pandémie de Covid-19, des retards ont été pris dans les négociations commerciales. Des gels d'investissement ont été décidés par nos clients potentiels. Le résultat d'exportation pour 2020 ne sera donc pas à la hauteur de celui de 2019 ou de 2018. Nous espérons retrouver en 2021 un niveau de prise de commande comparable à celui que nous avions connu en 2018 et 2019.
Concernant 2021, les prévisions budgétaires du programme 146 s'établissent à 13,7 milliards d'euros en prévision de paiements. Cette année, nous avons prévu la poursuite des livraisons d'avions A400M. Nous venons d'ailleurs d'en livrer le dix-huitième. 2021 sera aussi une année importante en matière de satellites. Le deuxième satellite d'observation militaire de la composante spatiale optique (CSO2) a été mis en orbite fin 2020 et donne d'ores et déjà des résultats extrêmement prometteurs. Nous prévoyons de lancer en septembre prochain le système de satellites d'écoute électromagnétique CERES qui va prendre la suite des démonstrateurs. Nous poursuivons la fourniture des avions de transport MRTT Phénix et la livraison d'une frégate multi-missions FREMM est prévue cette année.
La prévision d'engagements pour 2021 s'élève à environ 24 milliards d'euros. Elle intègre le rattrapage de l'année 2020. En fin d'année, nous aurons le lancement de la réalisation de l'hélicoptère interarmées léger (HIL) Guépard.
Sur le programme 144, les paiements prévus en 2021 s'élèvent à 900 millions d'euros, soit une augmentation de 12 % par rapport à 2020. Les engagements se montent à 1,17 milliard d'euros, soit une augmentation de près de 20 % par rapport à 2020 et à notre trajectoire.
Je vous propose maintenant de dresser le bilan des deux premières années de la LPM. Pendant ces deux exercices, les crédits de paiements ont été correctement exécutés et les annulations de crédits destinées à compenser les surcoûts OPEX ont été minimisées sur le plan de l'impact opérationnel. Elles ont représenté au total moins de 1 % de la ressource pour 2019 et 2020, soit 221 millions d'euros sur 23,4 milliards d'euros.
Certains ajustements ont déjà pu être intégrés, notamment le renforcement de la politique spatiale avec la création du programme ARES (Action et Résilience Spatiale) qui consiste à renforcer nos capacités nationales en matière de surveillance de l'espace. Il consiste aussi à se doter de moyens d'autoprotection de nos satellites et à étudier la mise au point de moyens d'action qui nous seront ultérieurement nécessaires pour affirmer notre souveraineté dans l'espace.
À enveloppe constante, nous avons pu intégrer de nouveaux programmes initialement non prévus, comme le programme Artémis, qui vise à doter le ministère d'une « infostructure » sécurisée et souveraine en matière de traitement de données et d'intelligence artificielle, ou encore le programme de lutte anti-drone. Nous avons également procédé au lancement du programme de porte-avions de nouvelle génération à propulsion nucléaire, qui a été annoncé fin 2020 et nous avons passé commande de la tranche « 4T+ » du Rafale. Un plan de soutien aéronautique a été mis en place pour faire face à la situation de crise que cette industrie rencontre et nous avons accéléré le programme des frégates de défense et d'intervention (FDI) en vue de la livraison anticipée de la troisième frégate pour soutenir le plan de charge de Lorient et permettre un éventuel prélèvement sur chaîne si le marché d'exportation des frégates vers la Grèce se concrétise comme nous l'espérons.
En complément, nous avons poursuivi le projet de transformation de la DGA. Nous avons modifié notre organisation centrale en supprimant la direction de la stratégie. Nous avons créé l'agence d'innovation de défense. Nous sommes en train de préparer la création de l'agence numérique de défense. Nous avons rapproché nos équipes de la DGA avec celles de l'État-major des armées dans le cadre de la démarche capacitaire. Nous avons mis en place un plateau collaboratif commun à Balard entre ces deux équipes. Nous avons introduit dans la préparation et la gestion des programmes une plus grande cohérence entre le maintien en conditions opérationnelles et les infrastructures. Nous avons revu notre processus de préparation et de conduite des programmes. Nous avons renforcé nos exigences de contrôle, de pénalités et d'autofinancement vis-à-vis de nos industriels pour mieux équilibrer les relations entre l'État et les industriels. Nous avons enfin continué à ajuster notre capacité en matière d'effectifs et de compétences aux missions qui sont les nôtres dans le cadre de la loi de programmation militaire 2019-2025.
En ce qui concerne l'ajustement annuel de la programmation militaire 2021 (A2PM), celui-ci est actuellement en cours afin d'intégrer l'actualisation de la revue stratégique, d'une part, et de procéder à l'ajustement annuel, d'autre part. Cet ajustement permettra aussi d'améliorer notre capacité à détecter les menaces et à attribuer les agressions dans les nouveaux espaces de conflictualité (cyberespace, espace exo-atmosphérique, fonds sous-marins). C'est le premier axe de la revue stratégique. Il permettra aussi de consolider les domaines de protection, en particulier dans le domaine NRBC (c'est-à-dire biologique et chimique essentiellement) et de la lutte anti-drone.
Cet A2PM pour 2021 intégrera les conclusions de l'actualisation de la revue stratégique. Il doit se faire à « iso-enveloppe ». Il est en cours et doit se terminer d'ici fin avril 2021.
Enfin, nous avons un certain nombre de défis à continuer à relever en matière de programmes capacitaires de coopération. Avec nos amis allemands, nous avons l'espoir désormais consolidé de pouvoir conclure d'ici juin 2021 l'engagement de la phase de démonstration en vol dite « 1B2 ». Nous avons également l'objectif d'engager la première phase des études technologiques du char de combat du futur (MGCS) dans le même calendrier. Dans le même temps, les programmes franco-allemands tels qu'ils figuraient dans la feuille de route 2017 sont également à l'ordre du jour d'ici le mois de juin, à savoir l'Eurodrone, le Tigre standard 3 et les premières études préparatoires sur le système futur de patrouille maritime (MAWS).
Avec nos amis britanniques, nous avons réussi en 2020 le passage en phase de réalisation des systèmes de détection des mines à base de drone. Nous préparons maintenant l'engagement de la phase d'assessment des futurs missiles de croisière et des futurs missiles anti-navires. J'ai bon espoir qu'il puisse démarrer dans les jours qui viennent de manière intérimaire puis définitivement d'ici l'été prochain.
Avec les Italiens, nous venons de signer les accords de coopération sur le missile sol-air moyenne portée de nouvelle génération. En 2020, nous avons créé la joint-venture Naviris entre Naval Group et Ficantieri.
Avec les Belges, la coopération sur le programme de coopération en capacité motorisée (CaMo) se déroule particulièrement bien et présente d'ores et déjà des perspectives d'élargissement sur un certain nombre de véhicules à venir dans le cadre des moyens terrestres.
L'Espagne participe aux programmes Eurodrone, Tigre et SCAF. Nous avons également une perspective de coopération avec l'industriel Thalès dans le domaine des radiocommunications.
Enfin je souligne la poursuite du champ de coopération européenne - un peu nouveau - que j'appelle l'Europe communautaire. Nous avons des propositions sur le programme préparatoire 2020. Le fonds européen de défense prendra ensuite le relais à partir de 2021.
M. Christian Cambon, président. - Merci Monsieur le délégué général pour toutes ces précisions.
M. Cédric Perrin. - J'aimerais commencer mon propos en félicitant le Président Cambon pour les auditions réalisées dans le cadre du programme SCAF et qui semblent avoir permis de faire avancer les négociations du côté des industriels. À maintes reprises, nous avons rappelé que le Sénat avait un rôle à jouer et qu'il pouvait aider dans les négociations. Je garde la conviction que c'est le cas et j'espère que ces auditions auront permis de faire avancer ce dossier qui nous semblait bien mal enclenché.
L'information du Parlement sur l'actualisation de la loi de programmation militaire est fondamentale, comme nous l'avons rappelé à la ministre. Il est donc primordial que l'équipement de nos forces s'adapte aux menaces nouvelles. Le Président a évoqué l'impact que pourrait avoir la programmation des moyens budgétaires d'ici à 2025 sur certaines opérations emblématiques compte tenu de leur coût.
Je souhaite attirer votre attention sur des programmes non moins majeurs mais qui sont déterminants pour la sécurité et la protection de nos soldats en opération extérieures, par exemple les véhicules blindés légers qui sont très exposés aux risques balistiques. Or la rénovation des VBL mark 1 semble prendre du retard. Quelles sont les causes de ce retard ? Est-il lié à des arbitrages budgétaires ?
Pouvez-vous nous dire quelques mots du déroulement du programme VBAE qui doit remplacer les VBL ? Est-il lancé ? Est-il financé ?
Dans les réponses que vous nous avez fait parvenir ce matin, vous dites que la soutenabilité de la LPM n'est atteinte qu'avec des mesures d'économies définies conjointement avec l'état-major des armées dans un souci de préserver les équilibres de la LPM. Parmi les mesures prévues pour encaisser le surcoût, il est envisagé notamment de profiter de la baisse des prévisions de hausse économique et de décaler des travaux liés à la transformation d'avions Rafale en service au standard F4. Est-ce que cela signifie un report du standard F4 qui a été lancé en 2019 ?
Mme Hélène Conway-Mouret. - Les programmes à effet majeur sont indissociables des autres opérations d'armement dites à hauteur d'homme et de femme pour renforcer la protection individuelle de nos soldats, qu'il s'agisse de l'armement léger, de la vision nocturne ou des dispositifs de lutte contre les engins explosifs. L'effort d'équipement promis au titre de la LPM ne doit pas être relâché. Ne risquons-nous pas de sacrifier les autres opérations d'armement pour sanctuariser le financement au profit de certains grands programmes ?
Au-delà du programme Scorpion, y a-t-il d'autres programmes pour lesquels des retards sont à craindre ?
Sur le SCAF, il semblerait qu'un accord de principe soit trouvé entre les industriels. La balle est dans le camp du Bundestag, dans le nôtre ou dans le vôtre car vous êtes le maître d'ouvrage qui doit garantir l'intérêt de chacune des parties. Comment voyez-vous l'avenir proche ? Nous devons être parfaitement informés pour pouvoir entamer un dialogue avec nos homologues allemands. Avez-vous des informations à partager au-delà des informations qui circulent dans la presse ?
M. Pascal Allizard. - Pouvez-vous nous donner plus de précisions sur la méthode et les actions mises en oeuvre pour mieux identifier, chiffrer et financer les recherches sur les technologies de rupture et les innovations ouvertes ? Comment se positionne l'agence de l'innovation de défense sur ces questions ?
Ma deuxième question porte sur le programme de capacité universelle de guerre électronique (CUGE). Le retrait de service des 2C160 Gabriel devait intervenir en 2023 mais une décision de prorogation jusqu'en 2025 avait été prise afin d'éviter une rupture capacitaire avec l'acquisition de nouveaux appareils. Ce programme a été pénalisé par la crise Covid-19 qui décale d'au moins une année la livraison du nouveau système. Est-il envisagé de reporter encore le retrait du service de ces appareils jusqu'en 2026 pour éviter ce « trou » capacitaire non prévu par la LPM ?
M. Yannick Vaugrenard. - La Cour des comptes a relevé plusieurs difficultés pour intégrer l'innovation dans les matériels destinés à nos forces armées. Comment envisagez-vous le renforcement ou le redéploiement des crédits d'études amont vers le renseignement, vers la cyberdéfense et les drones dont la Cour des comptes a observé que la part de ces études n'était pas au niveau prévu par la loi de programmation militaire ?
Pouvez-vous aussi évoquer les perspectives 2023-2025 dans ce domaine particulier ?
M. Olivier Cigolotti. - Dans l'attente de certaines avancées du programme franco-allemand MGCS, nous avons à maintenir la disponibilité technique opérationnelle de notre gamme de chars actuellement en service, notamment le char Leclerc. Or celui-ci nécessite la mise en oeuvre de deux chaînes industrielles dédiées : l'une pour la turbomachine et l'autre pour le viseur. Un coût de 15 millions d'euros semblerait avancé. Un récent rapport parlementaire fait état de cette somme. La DGA est-elle partie prenante de cette étude ? Est-il possible d'évaluer les crédits nécessaires au traitement des obsolescences de ce char ? Qu'en est-il de la montée en puissance au standard XL qui a démarré en 2015 pour être compatible avec le programme Scorpion ?
Notre deuxième source d'inquiétude porte sur le char AMX 10 RC qui fait l'objet aussi d'obsolescences sur la boîte de vitesse et les systèmes de freinage. Ces éléments sont-ils pris en compte dans le cadre de la LPM ? Sont-ils déjà financés ? Le seront-ils au prix de certains renoncements ?
Mme Michelle Gréaume. - Nous avons constaté une réduction des temps d'entraînement pour les équipages des Leclerc en raison d'une trop faible disponibilité technique et opérationnelle. En effet, 20 000 heures ont été réalisées en 2019 et 13 000 heures en 2020. Ces disponibilités techniques opérationnelles insatisfaisantes appellent une réaction rendue plus urgente encore par la perspective de l'ambition 2030 et de la haute intensité.
Dernièrement, le ministère des Armées a notifié un marché de soutien au service pour le char Leclerc d'un montant supérieur à 1 milliard d'euros. Ce marché forfaitaire avec engagement de résultat couvre une période de dix ans. Le marché permettra-t-il de stopper les diminutions des disponibilités techniques opérationnelles ? Faut-il renforcer l'expertise des armées afin de mieux détecter en amont ces éventuelles diminutions ?
Des recrutements sont-ils nécessaires pour y pallier ? Enfin, quel rôle doit jouer la DGA dans ce domaine ?
M. Olivier Cadic. - La ministre des Armées a annoncé le 17 septembre dernier le rejet définitif de l'offre d'acquisition de Photonis par la société américaine Teledyne technologies. Photonis est aujourd'hui rachetée par un fonds d'investissement français bien connu de la DGA. Nous ne pouvons que nous en féliciter. La DGA a trouvé une solution et la ministre a imposé un arbitrage qui répond à nos préoccupations de souveraineté pour nos technologies critiques, ce qui constitue l'amorce d'un renforcement de la BITD.
Dans le prolongement de cette opération, il convient maintenant de ne pas rester inerte et de progresser dans cette consolidation technologique. Lors de son annonce, la ministre a également évoqué le rapprochement de Photonis avec Lynred, filiale de Thalès et Safran dans l'optronique. Où en sommes-nous aujourd'hui ?
M. Joël Barre. - Je commencerai par vos questions sur le programme 146. La semaine dernière, nous avons pu obtenir - et j'en remercie moi aussi le Sénat - une proposition conjointe de Dassault et Airbus sur la partie avion. Nous avons également réussi à obtenir du côté moteur une proposition conjointe de Safran et MTU. Ce n'est évidemment pas la fin de la préparation de cette phase de démonstration technologique. Nous devons maintenant négocier ces offres en termes de prix financiers et de propositions de clauses contractuelles, notamment en matière de propriété intellectuelle.
Nous devons le faire vite puisque la dernière séance de la commission budgétaire du Bundestag relative au programme capacitaire est prévue fin juin.
Pour l'instant, nous n'avons pas d'accord sur le MGCS. Les discussions doivent se poursuivre, en particulier entre Nexter et Rheinmetall sur la partie canon du futur char. Quoi qu'il en soit, vous avez raison de dire que les propositions de la semaine dernière sont une avancée très significative sur la voie de la concrétisation de ces projets dans les semaines qui viennent.
Concernant la protection de nos véhicules blindés légers, nous avons en effet pris des retards qui ne sont pas budgétaires. Ces retards sont liés à l'avancement des travaux chez les industriels. Le projet est de livrer 80 véhicules surprotégés au standard mark 1 d'ici l'été 2021 dont un lot de 20 d'ici le mois de mai.
Nous travaillons aussi avec nos amis d'Arquus à la surprotection du VBL Ultima, ce qui sera possible dès le début de l'année prochaine. Je reconnais que nous avons pris du retard industriel sur ce chantier.
Le projet VBAE, quant à lui, est en cours de gestation dans un cadre de coopération européenne. Nous ne pouvons pas dire que le projet est prêt à être lancé mais nous y travaillons avec nos amis belges pour la suite du programme CaMo. Ce projet pourrait se confirmer dans les semaines ou les mois qui viennent. Nous y travaillons aussi à l'échelle de la coopération communautaire puisque le VBAE fait partie d'un programme préparatoire qui doit être prochainement lancé pour un horizon 2024-2025, d'où l'importance des actions de surprotection des VBL.
Je souhaite cependant ajouter que la protection des VBL repose aussi sur les capacités de brouillage. Dans ce domaine, nous avons mis en place un brouillage en barrage à définition améliorée qui devrait permettre d'améliorer leur capacité contre les engins explosifs radiocommandés.
En revanche, nous n'avons pas de retard sur le standard F4 des Rafale. Notre réponse écrite est peut-être ambiguë mais c'est sur la suite du F4 que nous pourrions accuser un décalage.
Par contre, nous connaissons d'autres retards et des difficultés, notamment sur le système de drone tactique de Safran. Le modèle prototype a subi un crash en 2019. Depuis, nous travaillons à la reprise de la conception et des conditions de sécurité de vol. L'ambition est aujourd'hui de remettre cet engin en vol d'ici fin 2021 ou début 2022. Dans le domaine des drones tactiques, nous sommes plutôt satisfaits de la livraison des systèmes de mini-drones de renseignement SMDR qui sont déjà utilisés par Barkane.
Concernant le programme 144, je trouve que les commentaires de la Cour des comptes sont extrêmement sévères. Rappelons que nous avons créé une agence de l'innovation de défense. Aujourd'hui, la mission de cette agence est d'assurer une meilleure cohérence entre l'ensemble des actions de préparation du futur et les innovations des différentes structures. Il fallait aussi ouvrir nos activités d'innovation sur les technologies, et notamment les technologies de rupture et les technologies civiles. 30 % du budget de l'innovation relève de l'innovation ouverte au-delà de l'innovation planifiée. En termes d'innovations de rupture, nous avons lancé des études exploratoires dans le domaine de l'hypersonique. Nous organiserons le premier vol à Biscarosse fin 2021 ou début 2022.
Toutes ces actions font l'objet d'un document de référence et d'orientation de l'innovation de défense (DROID) qui est publié annuellement. Un comité se réunira à ce sujet d'ici le mois de mai. Pour toutes ces raisons, je trouve que le constat de la Cour des comptes est extrêmement sévère.
Pour l'instant, la question de la prolongation du C160 Gabriel n'a pas été soulevée par l'État-major et aucune décision n'a été prise sur la prolongation du C160 au-delà de la date que vous avez mentionnée. Je ne pense pas qu'il y ait des difficultés techniques à aller un peu au-delà de ce que nous avions prévu. Par ailleurs, il n'a jamais été évoqué que le CUGE soit au rendez-vous de 2023.
Sur le programme 178, nous avons passé le contrat de maintien en conditions opérationnelles du char Leclerc et nous poursuivons aussi sa rénovation au standard XL. C'est dans ce cadre que les problèmes de turbomachine et de viseur sont examinés.
Je ne peux pas vous répondre sur les questions relatives à l'entretien programmé des matériels (EPM) car c'est un budget qui relève directement des armées. Je crois cependant qu'un certain renforcement de ces activités est en cours de discussion dans le cadre des arbitrages qui devront être rendus pour aboutir à l'ajustement.
Nous avons en effet évité le rachat de Photonis par un industriel américain. Photonis a été repris par le fonds luxembourgeois HLD et se porte bien tel qu'il est. Le rapprochement potentiel avec Lynred avait été imaginé au moment du « feuilleton » Photonis mais ce n'est pas d'actualité. Ce n'est pas non plus une nécessité absolue.
M. Christian Cambon, président. - Merci Monsieur le délégué général. Je pense que ces réponses vont nous permettre de progresser dans nos réflexions sur l'actualisation de la LPM et sur la revue stratégique. Je remercie Cédric Perrin de ses félicitations, mais nous avons mené un travail collectif pour convoquer les chefs d'entreprise et ce travail a été bénéfique et salutaire. Je sais que les parlementaires allemands que j'ai rencontrés récemment sont décidés à voter les crédits nécessaires pour le démonstrateur avant le mois de juin, c'est-à-dire avant les élections de septembre.
En tout cas, le Sénat restera attentif à ce dossier ainsi qu'à l'actualisation de la LPM. Il est bien normal qu'une loi de programmation soit évolutive. Ce que nous voulons, cependant, c'est de suivre pas à pas sa mise en oeuvre pour vérifier les engagements pris.
Au nom de mes collègues, je souhaite une nouvelle fois vous remercier de la qualité de la relation que nous entretenons et de votre disponibilité.