B. ORGANISER LA MOBILISATION GÉNÉRALE AUTOUR DE L'EAU
Devant le risque d'une crise structurelle de l'eau et de conflits à répétition, le catastrophisme n'est pas de mise, mais le déni ne doit pas l'être non plus. La France peut compter sur une ressource en eau renouvelable, mais notre pays doit repenser la manière de l'utiliser dans les territoires et ne peut se contenter d'ajustements à la marge.
Ce diagnostic, partagé assez largement par l'ensemble des acteurs de l'eau entendus par la mission d'information, appelle une mobilisation forte autour de l'eau, en activant une multitude de leviers, détaillées ci-après :
- d'abord, le levier de la gouvernance doit être renforcé, en faisant en sorte d'impliquer et de responsabiliser tous les acteurs de l'eau à la bonne échelle territoriale, sans écarter le citoyen, qui considère bien souvent l'eau comme une question lointaine et technique. Des modifications législatives et réglementaires seront peut-être nécessaires, même si l'arsenal législatif existant est déjà bien fourni et la pertinence d'une nouvelle loi sur l'eau ne fait pas consensus. Incontestablement, elle constituerait un signal de l'importance que l'on souhaite accorder à cet enjeu. Mais les changements législatifs attendus relèvent plus d'ajustements techniques que de modifications de l'architecture générale de la politique de l'eau, si bien qu'une grande loi sur l'eau, à l'instar de celles de 1964, 1992 et 2006, paraît peu utile ;
- le levier de la connaissance et de la recherche est indispensable : la collecte de données et la construction de modèles prédictifs et d'outils d'aide à la décision permet d'éviter d'être pris de court par les modifications saisonnières et climatiques du régime hydrique ;
- le levier technologique est le plus souvent mis en avant. Il est utile, mais on ne peut attendre de la seule technologie la réponse à tous nos problèmes. Le « techno-solutionnisme » ne saurait être l'unique voie à emprunter ;
- enfin, le levier financier est à conforter. On a trop longtemps compté sur les investissements du passé pour s'affranchir de la nécessité d'en faire de nouveaux. Or, nous arrivons à un stade où une meilleure gestion de l'eau coûtera nécessairement davantage. Tout l'enjeu est de déterminer les enveloppes à mobiliser et qui doit être mis à contribution, en apportant les bonnes incitations aux utilisateurs de l'eau.
1. Le levier de la gouvernance : mieux planifier et clarifier les responsabilités
a) Donner un cap à la politique nationale de l'eau et conforter l'État dans ses fonctions régaliennes
(1) Renforcer la gouvernance nationale de l'eau
Une bonne gouvernance de l'eau commence par la définition d'une stratégie lisible, comprise et partagée. La mise en oeuvre des politiques de l'eau est forcément locale, tant les différences de situation entre territoires est forte. Mais cette volonté légitime de différenciation ne peut prospérer que dans un cadre global.
Les Assises de l'eau, le Varenne agricole de l'eau et maintenant le Plan eau jouent ce rôle. Ce dernier apparaît toutefois plus comme une réponse à l'urgence créée par la sécheresse de 2022 et les perspectives de sécheresse de 2023. Par ailleurs, s'il a fait l'objet d'une large concertation avec les acteurs de l'eau, il est encore insuffisamment connu et approprié par le grand public. Enfin, il est insatisfaisant dans une démocratie parlementaire qu'il n'ait pas fait l'objet d'un débat dans les assemblées et donné lieu à une validation par un vote des orientations qu'il fixe. Par ailleurs, il convient d'effectuer un suivi de ces documents d'orientation stratégique dans la durée, pour en évaluer les effets réels, et éventuellement ajuster les échéances ou les outils.
Afin de donner ce cap à la politique de l'eau, il serait utile de moderniser le code de l'environnement pour y affirmer deux orientations très consensuelles de la politique de l'eau qui guideraient la mise en oeuvre sur le terrain des actions des multiples intervenants : agences de l'eau, EPTB et EPAGE, collectivités :
- 1er axe : la sobriété. Elle s'impose du fait des perspectives de raréfaction de la ressource en eau et des risques de dégradation des milieux et des services rendus par la nature. La définition d'un objectif de baisse de 10 % de nos prélèvements et de nos consommations constitue un signal. Plus profondément, ce sont des changements de pratiques qu'il faut encourager, pour aller vers davantage de résilience en étant capable de davantage économiser l'eau ;
- 2e axe : la contractualisation. La mise en oeuvre de la sobriété et l'adaptation au changement climatique nécessitent des efforts de chacun et un accompagnement financier vers de nouvelles pratiques. L'acceptabilité d'efforts concomitants pourrait passer par des « contrats d'engagement réciproques » déclinant les actions mises en oeuvre par les différents acteurs du territoire : services d'eau potable, profession agricole, gestionnaires des réserves hydroélectriques ou pour la navigation, collectivités territoriales, agences de l'eau. L'échelle pertinente, dans un premier temps, est celle des bassins avant de descendre à celle des sous-bassins.
Ensuite, il conviendrait de renforcer le cadre de la gouvernance nationale de l'eau en confortant le rôle du Conseil national de l'eau (CNE). La dernière mesure du Plan eau prévoit précisément un compte rendu de son état d'avancement au moins tous les six mois, dont le cadre naturel serait le CNE. Organisme consultatif placé auprès du ministre chargé de l'environnement, il associe un maximum de parties prenantes mais est peu connu du grand public.
Il pourrait se voir reconnaître une place plus éminente par une évolution de son positionnement institutionnel. Sans pour autant en faire une Autorité administrative indépendante (AAI), il pourrait être transformé en Haut Conseil, sur le modèle du Haut Conseil de la Santé Publique ou du Haut Conseil pour le Climat, chargé d'apporter son éclairage sur l'ensemble des aspects de la politique de l'eau.
Il pourrait ainsi disposer de capacités propres d'expertise, collecter des données, commander des études, s'adjoindre un conseil scientifique et formuler des propositions. Il serait toujours un Parlement de l'eau, réunissant l'ensemble des parties prenantes, mais il serait un Parlement de l'eau outillé pour mener à bien ses missions de conseil et d'appui.
Il serait ainsi davantage encore qu'aujourd'hui le garant d'une politique de l'eau ambitieuse à l'échelle nationale, sans qu'il soit pour autant nécessaire de créer, comme cela a été suggéré à la mission, un ministère de l'eau.
Son nouveau positionnement l'amènerait à être également bien placé pour jouer un rôle de médiateur en cas de conflit entre institutions chargées de mettre en oeuvre la politique de l'eau ou de projets d'une certaine ampleur, une médiation de premier niveau devant toutefois être assurée par les comités de bassin, par eux-mêmes ou en désignant un interlocuteur présentant des garanties de compétence et de neutralité.
(2) Réaffirmer les missions régaliennes de l'État
La recherche d'une réduction des atteintes à la qualité de l'eau est une exigence de la DCE et engage la responsabilité de la France vis-à-vis de ses partenaires européens. Il ne s'agit pas de sur-réglementer et d'aller au-delà des textes européens déjà exigeants, mais de ne pas baisser la garde sur la qualité de l'eau.
L'élévation des températures et l'aggravation des étiages vont mécaniquement détériorer l'état des masses d'eau, en réduisant l'effet de dilution des polluants à émissions constantes. Leur concentration pourrait être accrue pendant la saison estivale.
Par ailleurs, la prise de conscience de l'effet délétère sur la santé et sur l'environnement de polluants persistants jusqu'ici peu surveillés doit conduire à renforcer les exigences réglementaires et d'élargir la liste des substances recherchées.
Ce constat justifie pleinement la suggestion figurant dans le présent rapport consistant à « étoffer les contrôles sanitaires de la qualité de l'eau pour disposer d'un suivi fin des contaminants et identifier les polluants émergents, tant dans l'eau potable que dans l'environnement ».
Par ailleurs, l'État a son rôle à jouer dans le contrôle de l'application de la réglementation à travers la police de l'eau. Celle-ci a pour objectifs de préserver les milieux aquatiques et la ressource en eau, d'en rétablir la qualité et d'en concilier les usages. Toutes les eaux sont concernées : douces, salées et saumâtres, souterraines ou superficielles.
La police de l'eau désigne à la fois l'ensemble des activités d'instruction et de contrôle de la protection et de la qualité de l'eau dépendant de l'État, et les personnels chargés de ce contrôle.
Elle s'exerce dans le cadre d'une stratégie de contrôle élaborée dans chaque département au sein de la Mission interservices de l'eau et de la nature (Misen), placée sous l'autorité du préfet et du procureur de la République, et s'appuie sur des réseaux d'alerte et de mesure, ainsi que sur des laboratoires d'analyses. Depuis la réforme de juillet 2013, les attributions relatives à l'eau et à la nature ont été regroupées.
En matière de police judiciaire, les fonctionnaires ou agents publics ont la qualité d'inspecteurs de l'environnement lorsqu'ils sont commissionnés par le préfet et assermentés, en relation avec le procureur de la République. Cela concerne notamment les services déconcentrés de l'État : services de police de l'eau des directions départementales des territoires et de la mer (DDTM) et services de police de l'environnement des directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL), l'Office français de la biodiversité (OFB), les personnels des parcs nationaux, du Conservatoire du littoral, mais aussi la police et la gendarmerie, les maires et agents de police municipale. Disposant de certaines prérogatives de police judiciaire (constatation, visite domiciliaire, audition, investigations), ils sont amenés à identifier les auteurs présumés d'infraction et à dresser des procès-verbaux constatant ces infractions. Les procureurs de la République décident des suites à donner à ces constats d'infraction, et peuvent, dans les cas les plus graves, ordonner des poursuites devant le tribunal correctionnel ou de police.
En matière administrative, la police de l'eau, effectuée par les mêmes agents, sous l'autorité du préfet, instruit, suit et révise les demandes d'autorisation et de déclaration relatives à la loi sur l'eau, fixe les prescriptions visant à limiter les atteintes à la ressource en eau et aux milieux aquatiques et contrôle la conformité des travaux, installations et activités réalisés par rapport aux autorisations administratives obtenues. Des sanctions administratives sont proposées en cas de constat d'infraction.
Un rapport du CGEDD sur l'exercice de la police de l'eau et de la nature dans les services déconcentrés et les opérateurs de l'État publié fin 2018299(*) estimait à 3 700 ETP les effectifs qui contribuent à la police de l'eau et de la nature. L'OFB estime à 480 ETP ses effectifs consacrés à la police de l'eau. Les services de l'État (DDTM et DREAL) n'y consacreraient en revanche qu'un peu moins de 200 agents.
Le rapport d'information sur la gestion des conflits d'usage en situation de pénurie d'eau adopté par la Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire de l'Assemblée nationale300(*) publié en 2020 pointait la faiblesse des contrôles (à peine 6 000 contrôles des mesures sécheresse en 2019 sur toute la France) et la rareté ainsi que la modicité des sanctions (seulement 250 suites judiciaires ou administratives en 2019).
Enfin, le rapport de l'IEGDD et de l'IGA sur l'organisation territoriale de l'État en matière de politique de l'eau et de la pêche en eau douce publié en mars 2022301(*) insistait sur la nécessité de mettre en place une organisation plus efficiente et plus lisible de la police de l'eau. Le rapport suggérait également de confier une partie des missions de police aux collectivités territoriales.
La mission ne s'engage pas dans cette voie et souhaite que la fonction de contrôle reste une attribution régalienne de l'État, qui doit l'assurer de manière effective et homogène sur le territoire, pour éviter tout sentiment d'injustice.
La complexité des réglementations mais également celle des situations concrètes conduit parfois à ne pas bien identifier ce qui est autorisé et ce qui ne l'est pas. Les contrôles effectués dans le cadre de la police de l'eau peuvent donc conduire à des conflits d'interprétation. Il convient de renforcer l'approche par le dialogue et la pédagogie, ne faisant pas de la sanction l'aboutissement privilégié des procédures, mais le dernier recours à l'issue d'un processus contradictoire.
La mission formule donc les propositions suivantes :
1 - Fixer dans la loi l'objectif de sobriété hydrique.
2 - Définir un cadre général de contrats d'engagements réciproques à l'échelle des bassins et sous-bassins.
3 - Engager une réflexion sur la transformation du CNE en Haut Conseil doté de fonctions propres d'expertise.
4 - Confier aux comités de bassin une mission de médiation dans les conflits de l'eau, et permettre au CNE de jouer un rôle de médiateur national, lorsque la médiation à l'échelle des bassins n'est pas possible.
5 - Conforter la police de l'eau, pour assurer un contrôle effectif du respect du cadre législatif et réglementaire qui s'impose aux utilisateurs de l'eau.
b) Renforcer la structuration par bassin et sous-bassin
Fixée par la loi et les textes européens, l'approche par bassin hydrographique constitue le cadre de la politique de l'eau depuis un demi-siècle en France. Elle est considérée comme globalement performante et n'est pas remise en cause. Elle est un cadre pertinent pour identifier les enjeux et organiser la planification à travers les SDAGE.
Mais il est nécessaire de développer une approche plus fine, par sous-bassin, afin de mettre en oeuvre des politiques de l'eau qui soient pertinentes au plus près du terrain. La réalité est en effet fort différente d'un sous-bassin à l'autre.
Or, la structuration des sous-bassins est très hétérogène. Les acteurs de l'eau sont plus ou moins bien organisés et n'ont pas partout pris à bras-le-corps l'enjeu de la gestion collective de l'eau. Seulement la moitié du territoire est ainsi couvert par un SAGE.
En ce sens, le livre bleu de l'Association nationale des élus de bassin (ANEB)302(*) publié fin 2022 demandait clairement de « donner aux acteurs locaux les moyens d'un déploiement, sur tout le territoire national, de stratégies solidaires de gestion globale de l'eau aux échelles hydrographiques adaptées ». Il faisait reposer la gouvernance de l'eau sur quatre piliers :
- l'élaboration d'ici 2025 d'une carte des « bassins hydrographiques de planification » correspondant aux sous-bassins versants couvrant tout le territoire ;
- l'installation d'une Commission locale de l'eau (CLE) dans chaque sous-bassin, chargée non seulement comme aujourd'hui de préparer les SAGE mais aussi des concertations et des médiations et donnant son avis sur les actions et programmes du territoire ;
- l'élaboration d'un SAGE dans chaque sous-bassin, mais en laissant la possibilité aux CLE, compte tenu de la complexité et de la lourdeur de la préparation des SAGE, de travailler dans un premier temps sur des sujets prioritaires en dehors de la démarche des SAGE ;
- la mise en place sur chaque sous-bassin d'un EPTB ou d'un EPAGE capable de porter la maîtrise d'ouvrage publique afin de mettre en oeuvre les SAGE et d'être le support des CLE. Lorsque plusieurs EPTB existent sur un même sous-bassin, un schéma de coopération entre EPTB est établi.
Le Plan eau ne va pas aussi loin, en ne proposant (mesure n° 33) qu'une généralisation des CLE par sous-bassin et une modernisation des SAGE (mesure n° 34) qui seraient encouragés et non rendus obligatoires.
Imposer un schéma un peu trop rigide, sans laisser les territoires s'auto-organiser, ne garantit vraisemblablement pas une bonne gouvernance locale de l'eau. La prise en compte des nouveaux enjeux doit résulter d'une prise d'initiative locale, qui suit la prise de conscience de la nécessité de s'organiser face aux risques d'excès d'eau, d'insuffisance d'eau ou de dégradation de sa qualité.
Par ailleurs, le temps nécessaire à la réalisation des SAGE et leur complexité dissuade souvent de se lancer dans la démarche, ou conduit à disposer de plans difficilement applicables, faute de moyens de mise en oeuvre. Plutôt que de devoir attendre qu'un SAGE soit achevé pour qu'il commence à produire ses effets, on pourrait envisager de créer des SAGE simplifiés, qui comprendraient un état prévisionnel des ressources et définirait les trajectoires en matière de prélèvements pour chaque usage et en matière de protection qualitative de la ressource.
La mission préconise donc de :
6 - Soutenir la création de CLE à l'échelle de chaque sous-bassin, associant toutes les parties prenantes, et compétentes pour la planification à long terme comme pour la gestion de crise, animées de préférence par les EPTB et EPAGE s'ils existent (mais sans les rendre obligatoires) et à défaut par les services de l'État.
7 - Permettre aux CLE d'adopter des SAGE simplifiés ou SAGE de préfiguration, assortis d'indicateurs quantitatifs et qualitatifs contraignants.
c) Faciliter l'implication des collectivités territoriales dans la mise en oeuvre des politiques de l'eau
La mise en oeuvre pratique des politiques de l'eau repose très largement sur les collectivités territoriales, qui ont la maîtrise d'ouvrage des équipements du petit cycle de l'eau mais aussi largement de ceux destinés à agir sur le grand cycle.
(1) La question de l'intercommunalisation des compétences eau et assainissement
La taille des collectivités peut être en obstacle dans la capacité à mettre en oeuvre effectivement les mesures nécessaires à une gestion efficace de l'eau. La réponse privilégiée devant cette difficulté a été d'aller vers l'intercommunalisation des compétences. C'est ainsi le cas pour l'eau potable et l'assainissement qui doivent être transférés à l'échéance de 2026.
Si l'échelle intercommunale est sans doute pertinente, elle entraîne des effets de bord négatifs qui ne peuvent être ignorés : mutualisation des ressources pouvant pénaliser les communes ayant bien géré leur eau et constitué des réserves, au profit de communes ayant des réseaux fuyards et dont le prix de l'eau avait été maintenu à des niveaux artificiellement bas, convergence vers des tarifs globalement plus élevés, perte de contrôle des élus locaux sur la prise de décision, charges supplémentaires liées à la création de structures massives contrebalançant les économies d'échelle permises par le regroupement. Le chapitre du rapport public annuel 2023 de la Cour des comptes consacré à la gestion quantitative de l'eau303(*) constate même que l'attribution de la compétence eau aux intercommunalités a pu conduire à un recul de la coopération entre communes : ainsi, la Communauté d'agglomération de Vannes a choisi d'exercer directement sa compétence et de sortir du syndicat départemental « Eau du Morbihan ».
À l'inverse, la gestion purement communale peut aussi avoir ses faiblesses, notamment pour faire face aux crises, ce que soulignait le rapport sur le retour d'expérience de la sécheresse 2022 précité.
La mission « flash » de la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation de l'Assemblée nationale sur l'exercice des compétences relatives à l'eau et à l'assainissement par les communes et leurs groupements304(*), qui a rendu ses conclusions, recommande de « laisser les communes déterminer la meilleure solution pour l'exercice de ces compétences » (eau et assainissement), ce qui conduit à revenir sur leur intercommunalisation obligatoire.
La mission ne prend pas position sur ce sujet, même si de nombreuses voix se sont élevées pour recommander la plus grande souplesse afin de ne pas imposer un modèle national qui n'a pas de pertinence partout. Il n'y a cependant pas consensus : ainsi, Intercommunalités de France, comme le CNE, recommandent de ne plus différer l'intercommunalisation de la compétence eau et de conserver l'échéance de 2026, tandis que l'Association des maires de France et l'Association des maires ruraux de France recommandent le maintien de la possibilité de gestion communale.
(2) La question de la prise en compte de l'eau par les documents d'urbanisme
Par leur rôle de planification de l'utilisation de l'espace, assuré par les règles d'urbanisme qu'elles définissent, les collectivités territoriales et leurs groupements peuvent avoir un impact fort sur la gestion de l'eau.
Les documents d'urbanisme peuvent imposer vis-à-vis des documents d'orientation des politiques publiques ou des autres documents d'urbanisme de rang inférieur des obligations plus ou moins exigeantes :
- la prise en compte impose simplement de ne pas ignorer l'existence du document d'urbanisme ;
- la compatibilité contraint à ne pas faire obstacle aux objectifs du document d'urbanisme en question ;
- enfin, la conformité, niveau le plus élevé, force à suivre les prescriptions du document d'urbanisme.
Les relations entre documents de planification vont dans les deux sens : les SDAGE et les SAGE, par exemple, peuvent avoir une influence sur la manière dont les documents d'urbanisme doivent être écrits.
Or, la prise en compte de l'eau dans l'ensemble des documents d'urbanisme s'avère extrêmement ténue, et ce à tous les niveaux.
À l'échelle des schémas régionaux d'aménagement et de développement durable du territoire (SRADDET), comme en atteste une étude de l'association Amorce305(*) publiée en juin 2023, des objectifs liés à la ressource en eau sont souvent définis, soit directement, soit indirectement au travers des objectifs concernant la biodiversité et les ressources naturelles. Mais, la même étude souligne que « pour aucun des SRADDET analysés, l'eau n'est présentée comme un axe majeur ». Seul fait exception le SRADDET des Pays-de-la-Loire, dont l'une des sept grandes orientations s'intitule « Faire de l'eau une grande cause régionale ». Les enjeux de l'eau s'imposent donc mollement aux documents d'urbanisme de rang inférieur. En outre, l'étude pointe le faible lien fait entre SDAGE et SRADDET, qui n'est sans doute pas étranger au fait que les périmètres de ces documents sont différents, les premiers couvrant un bassin hydrographique et les seconds une région administrative. Une telle faiblesse est considérée comme regrettable dans la mesure où « le SRADDET représente une opportunité pour mieux travailler en transversalité autour d'une stratégie commune ». L'association Amorce préconise donc de renforcer les objectifs et actions sur l'eau figurant dans les SRADDET, en les déclinant par sous-bassin versant.
À l'échelle des Schémas de cohérence territoriale (SCoT), l'eau pourrait aussi être mieux prise en compte, indirectement en bénéficiant du renforcement de sa place au sein des SRADDET, les SCOT devant prendre en compte leurs objectifs et être compatibles avec leurs règles générales, mais aussi directement, par eux-mêmes. En application de l'article L. 131-1 du code de l'urbanisme, les SCOT doivent être compatibles avec « les orientations fondamentales d'une gestion équilibrée de la ressource en eau et les objectifs de qualité et de quantité des eaux » des SDAGE ainsi qu'avec les « objectifs de protection » définis par les SAGE. Or, le rapport de compatibilité est plus souple qu'un rapport de conformité. Il impose simplement une absence de contradiction. En pratique, le lien entre problématiques de l'eau et SCoT s'avère léger.
Enfin, à l'échelle des PLU ou PLUI, la prise en compte des questions d'eau se fait à travers l'exigence de compatibilité avec le SCoT, et en l'absence de SCOT par une exigence de compatibilité directement avec les SAGE et SDAGE.
Dans l'application quotidienne des règles d'urbanisme, la question de l'eau s'impose toutefois de plus en plus. Ainsi, devant les risques de manques de disponibilité en eau, certains maires ont annoncé refuser les nouvelles demandes de permis de construire ou encore s'opposer aux déclarations préalables de travaux, notamment pour des piscines, voire pour des nouveaux bâtiments d'habitation. Ils peuvent s'appuyer sur l'article R. 111-2 du code de l'urbanisme qui précise que « le projet peut être refusé ou n'être accepté que sous réserve de l'observation de prescriptions spéciales s'il est de nature à porter atteinte à la salubrité ou à la sécurité publique ». L'insuffisance d'eau porte en effet atteinte à la salubrité. Mais l'interdiction est juridiquement fragile si l'eau est encore disponible et son absence ne constitue qu'une perspective future éventuelle. Les piscines ne représentent d'ailleurs que 0,15 % des consommations d'eau et les restrictions à leur construction n'apportent qu'une réponse marginale à l'insuffisance structurelle de ressource.
La Fédération nationale des SCOT suggère de hiérarchiser nos besoins en termes d'urbanisme. Par exemple, une demande de permis pour l'extension d'une crèche, d'un cabinet médical ou d'une école, des constructions manifestement indispensables à l'intérêt général, pourrait être prioritaire par rapport à un permis de construire pour une maison individuelle avec piscine.
La prise en compte de la thématique de l'eau dans les SCoT
Les SCoT constituent le bon niveau de prise en compte des enjeux de l'eau. Leur périmètre couvre cependant fréquemment une pluralité de sous-bassins versants, ce qui complexifie cette prise en compte.
Les questions relevant du petit cycle de l'eau au sein des SCOT :
Si la question des réseaux d'eau et d'assainissement est davantage prise en compte de manière opérationnelle à travers les PLU et PLUI, les SCoT peuvent intégrer des orientations relatives à la planification et à l'organisation des réseaux d'eau et d'assainissement, notamment en prescrivant la réalisation de schémas directeurs de gestion des réseaux d'eaux pluviales pour toutes les communes d'un même territoire.
Certains SCoT peuvent également inclure des dispositions visant à promouvoir la gestion durable de l'eau et de l'assainissement. Cela peut impliquer l'encouragement de pratiques d'infiltration et de gestion des eaux pluviales, telles que la récupération et l'infiltration des eaux de pluie, afin de limiter les rejets dans les réseaux d'assainissement et de préserver la ressource en eau. Par exemple, le SCoT du Grand Douaisis impose la gestion à la parcelle des eaux pluviales pour toutes les nouvelles opérations d'aménagement ou le SCoT de l'Agglomération Messine qui a engagé une action sur la désimperméabilisation en zone urbaine.
Les SCoT peuvent également identifier les zones nécessitant des infrastructures de distribution d'eau et de collecte des eaux usées, en tenant compte des besoins actuels et futurs des territoires. Cette approche permet d'anticiper les besoins en matière de réseaux et de dimensionner les infrastructures en conséquence.
Les questions relevant du grand cycle de l'eau au sein des SCOT :
Les SCOT appréhendent la prévention des risques d'inondation en identifiant les zones à risques et en réglementant les capacités et contraintes d'urbanisation dans ces secteurs, en interdisant les constructions ou en imposant des dispositifs d'infiltration.
Ils intègrent la question de la préservation de la ressource en eau en raison de la pression sur son accès et des enjeux de disponibilité.
Ils peuvent prendre en compte les risques de pollution de l'eau et inclure des mesures pour prévenir la contamination des ressources en eau, notamment par la réglementation de la localisation des activités industrielles et urbaines qui pourraient représenter une menace pour la qualité de l'eau.
Ils peuvent (mais n'en ont pas l'obligation) identifier des périmètres de protection des eaux de captage, qui sont ensuite intégrés aux PLU.
Enfin, ils favorisent la préservation des milieux et des espaces naturels liés à l'eau, tels que les cours d'eau, les lacs, les zones humides, en identifiant ces zones comme des éléments patrimoniaux et en définissant des mesures de protection et de gestion durable.
Certaines agences de l'eau accompagnent la rédaction du volet eau des SCOT. La prise en compte plus fine des questions d'eau dans les documents d'urbanisme est en effet génératrice de coûts supplémentaires pour les collectivités chargées de les établir.
La rédaction des SCoT et des PLU et PLUI est devenue particulièrement lourde et doit prendre en compte un écheveau de contraintes de plus en plus puissantes, et même parfois contradictoires (par exemple l'obligation de construire des logements supplémentaires, tout en préservant les terres agricoles). Mieux prendre en compte l'eau dans les documents d'urbanisme pourrait ainsi ne pas passer par l'ajout d'une ligne supplémentaire dans le cahier des charges qui leur est imposé, c'est-à-dire sans modification de la réglementation actuelle sur le contenu des documents d'urbanisme, mais par une association des CLE en amont de la rédaction des SCoT. Parallèlement, les comités de bassin territorialement compétents pourraient être davantage associés à la rédaction des SRADDET. Ces instances pourraient, à l'issue du processus de rédaction, formuler un avis sur ces documents de planification.
Schéma simplifié d'articulation entre documents de planification ayant un impact sur l'eau (source : association Amorce)
(3) Se doter d'une ingénierie territoriale performante
Dans la mesure où l'État n'est plus en mesure d'assurer l'assistance technique des collectivités territoriales pour la mise en oeuvre de leurs actions sur l'eau, et où le portage de projet demande de compétences spécialisées, seules des collectivités de taille suffisante sont en mesure d'agir dans le domaine de l'eau. Les départements ont longtemps joué un rôle important.
D'abord, ils peuvent apporter une aide technique et financière aux communes et à leurs groupements. Certains toutefois choisissent de se désengager et ne subventionnent plus les travaux portant sur l'eau potable ou l'assainissement.
Ensuite, ils assuraient une coordination des interventions sur le grand cycle de l'eau, voire géraient des infrastructures hydrauliques. Or, ils ont perdu leur clause générale de compétence. S'ils peuvent encore gérer leurs infrastructures historiques - certains sont propriétaires de barrages qui servent au soutien d'étiage, comme le barrage de Vinça dans les Pyrénées-Orientales - ils n'ont en principe plus la possibilité d'être les pilotes de l'ingénierie locale sur l'eau. Le rapport de la Cour des comptes précité rappelle ainsi que le tribunal administratif de Dijon, fin 2021, a annulé un programme du Conseil départemental de Côte-d'Or destiné à financer des études de maîtrise d'oeuvre pour des projets d'investissement dans le domaine de l'eau.
Or, comme l'ont indiqué les représentants de l'Association des départements de France (ADF) devant la mission : « le département est souvent le seul acteur local capable de mettre en place des solutions durables, à la juste échelle, pour améliorer la production et la distribution d'eau potable. Ainsi, est-il le principal pilote des projets d'interconnexion des réseaux, permettant de sécuriser la ressource en réduisant les réseaux fuyards. En outre, nombreux sont les départements propriétaires historiques de sites naturels abritant des sources d'importance et d'infrastructures telles que des retenues d'eau permettant de stocker des réserves d'eau en période d'excès et d'en relâcher en période d'étiage. L'expertise historique des départements et l'ingénierie y afférente sont aussi précieuses pour les communes et intercommunalités démunies sur le plan des moyens pour assumer leurs propres missions de gestion de la ressource ».
La mesure n° 35 du Plan eau en tire les conséquences en prévoyant de faciliter les conditions d'intervention des conseils départementaux en matière d'assistance technique et financière. Concrètement, un article supplémentaire pourrait être intégré au code général des collectivités territoriales, précisant que le département « peut exercer la maîtrise d'ouvrage des travaux nécessaires à la mise en oeuvre du schéma départemental de l'eau dans les domaines de la production d'eau potable, de la création ou de l'aménagement de réserves d'eau ou d'interconnexion de réseaux, dès lors que ces travaux excèdent le périmètre d'un syndicat ou d'une intercommunalité à fiscalité propre compétent en matière d'eau ». En outre, devant la complexité des choix entre les modes de gestion des services d'eau et d'assainissement et dans le suivi des contrats de délégation de service public, un dispositif d'assistance à maîtrise d'ouvrage (AMO) pourrait être proposé aux autorités organisatrices de l'eau, pour les aider à faire les bons choix, en s'appuyant sur l'ingénierie départementale.
Les offices de l'eau d'outre-mer ont par ailleurs pointé lors de leur audition le déficit d'ingénierie interne aux autorités organisatrices de l'eau mais aussi au sein du secteur privé. La mise en oeuvre de projets d'amélioration des réseaux de distribution de l'eau potable ou encore des systèmes d'assainissement est alors freiné non pas par des raisons financières, mais simplement par l'absence de ressources humaines mobilisables. Ce goulot d'étranglement retarde, voire bloque la mise à niveau des réseaux, qui est pourtant urgente. La constitution d'une mission nationale d'appui disposant des compétences nécessaires pourrait constituer une réponse pertinente.
La mission formule donc plusieurs préconisations :
8 - Associer en amont les CLE à l'élaboration du « volet eau » des SCoT et demander l'avis des CLE sur le projet de SCoT avant son adoption.
9 - Associer en amont les comités de bassin à la rédaction des objectifs et règles générales des SRADDET et demander leur avis sur le projet de SRADDET avant son adoption.
10 - Sécuriser juridiquement les possibilités laissées aux départements de piloter les politiques locales de l'eau, en assurant la maîtrise d'oeuvre d'études et de travaux d'intérêt départemental ; leur permettre de mettre à disposition des communes et intercommunalités une ingénierie de qualité.
11 - Créer une mission d'appui pour les maîtres d'ouvrages des projets liés à l'eau dans les outre-mer, pour pallier le déficit d'ingénierie privée mobilisable.
2. Le levier de la connaissance et de la recherche
a) Consolider la surveillance de la ressource et des usages de l'eau
La France dispose d'un appareil de recueil de données sur l'eau relativement riche, qu'il s'agisse de données sanitaires sur l'eau destinée à la consommation humaine, ou de données quantitatives sur les précipitations, le niveau des cours d'eau ou celui des nappes. Les prélèvements d'eau dans les milieux naturels sont également connus lorsque des redevances pour prélèvement doivent être acquittées par les bénéficiaires des autorisations, industriels, services d'eau potable ou encore agriculteurs irrigants. Disposer des données est une première étape pour gérer intelligemment la ressource.
Il existe toutefois plusieurs écueils au sein du système d'information sur l'eau, déjà pointés dans le rapport d'information de la délégation à la prospective du Sénat :
- si beaucoup de données sont publiques et consultables, dans le cadre du système d'information sur l'eau306(*), toutes les données sur l'eau n'y figurent pas, notamment celles issues des instruments privés de surveillance (par exemple les piézomètres des entreprises d'eaux minérales) ;
- la collecte de données n'est pas toujours exploitable pour le suivi fin des phénomènes étudiés : ainsi, les stations hydrométriques qui mesurent la hauteur d'eau sont destinées surtout à prévenir les inondations (vigicrues), mais sont moins adaptées à la mesure des étiages et au suivi des périodes de basses eaux ;
- les stations de mesures sont parfois fermées ou déplacées, ce qui complique la comparaison dans le temps des données ;
- les données relatives aux prélèvements d'eau sont encore incomplètes puisque les petits forages ne font pas l'objet de redevances et donc pas de comptage des quantités extraites du milieu naturel ;
- la connaissance du fonctionnement des nappes, de leur caractérisation et de leurs singularités mérite d'être améliorée ; en ce sens, Michèle Rousseau, PDG du BRGM, indiquait le 15 mars dernier à la mission qu'il est « difficile d'évaluer les quantités d'eau exploitables dans les eaux souterraines : nous connaissons l'existence des nappes, leur étendue, mais moins leur profondeur et la quantité d'eau stockée, qui dépend beaucoup de la qualité et de la porosité du substrat rocheux ». Mais cet effort n'est pas à faire partout de manière identique. Lors de la même audition, Pierre Pannet, directeur adjoint du BRGM précisait que « le plus important est la connaissance du stock disponible et la quantité d'eau potentiellement exploitable, surtout pour les secteurs en tension. Une vingtaine de bassins versants mériteraient de disposer de modèles de gestion de l'eau plus précis afin de déterminer le stock et définir des scénarios d'usage de l'eau » ;
- le recueil des données ne se fait pas suffisamment en temps réel : on ne sait ainsi pas de manière suffisamment précise à quelle période les prélèvements d'eau sont effectués lorsque les compteurs ne sont pas communicants et la seule information importante étant la quantité prélevée, sans précision de date, ni d'horaire.
Or, la capacité à gérer les crises, mais aussi à définir des politiques locales de gestion durable de l'eau passe par la mise à disposition de données objectives les plus précises possibles auprès des instances de concertation et de décision. Le travail de la police de l'eau pourrait aussi être facilité par la mise en place d'obligations plus strictes de collecte de données pesant sur les utilisateurs de l'eau.
Le comptage des consommations d'eau devrait progressivement être étendu aux petits forages, même s'ils ne donnent pas lieu à redevance.
L'ambition d'un recueil des données en temps réel suppose d'obliger tous les propriétaires d'équipements de pompage à se doter dans un délai raisonnable, qui peut être estimé à cinq ans, de compteurs communicants radio-relevés ou télé-relevés.
La mission formule à cet égard les recommandations suivantes :
12 - Préserver et renforcer les dispositifs existants de surveillance quantitative dans les aquifères et les cours d'eau, en veillant à la comparabilité des mesures dans le temps.
13 - Renforcer la connaissance par le BRGM du fonctionnement des nappes et de leurs singularités, en priorisant la vingtaine de nappes exploitées dans des secteurs en tension.
14 - Effectuer, au moins du début du printemps à la fin de l'été, un comptage en temps réel des prélèvements d'eau destinés à l'eau potable et à l'irrigation, afin de mieux appréhender les besoins quantitatifs en période de crise.
15 - Étoffer les contrôles sanitaires de la qualité de l'eau pour disposer d'un suivi fin des contaminants et identifier les polluants émergents, tant dans l'eau potable que dans l'environnement.
b) Développer les outils prédictifs
Si la description factuelle de la pluviométrie, de l'humidité des sols, du remplissage des nappes et des réserves de surface, du débit des cours d'eau, des prélèvements nets ou encore de la teneur de l'eau en polluants constitue la première pierre de la connaissance de l'eau, une deuxième étape est nécessaire : celle de la compréhension du système complexe de circulation et de stockage de l'eau, de la prévision saisonnière et de la modélisation des équilibres entre les ressources disponibles et les besoins.
Or, ces modèles sont complexes, et les variables, nombreuses, sont incertaines. La mise à jour de l'étude Explore 2070 (dite Explore2) est attendue en 2024 pour affiner les prévisions par bassin versant en matière de pluviométrie, d'évapotranspiration ou encore de débit des cours d'eau. Des scénarios prospectifs sont élaborés à l'échelle des grands bassins versants. Il s'agit ensuite de les décliner sur le millier de sous-bassins versants recensés sur le territoire. Les études correspondantes sont coûteuses. Par ailleurs, leurs méthodologies peuvent être contestées, ce qui fragilise leurs conclusions et ouvre la voie à des contestations lors des phases de concertation.
La poursuite d'efforts de recherche destinés à affiner la modélisation de l'avenir des systèmes hydriques, à l'échelle la plus fine, est sans doute nécessaire. Cette modélisation doit prendre en compte les usages de l'eau et la manière dont ceux-ci modifient les systèmes hydriques. En outre, il est nécessaire d'étudier les possibilités de transition socio-écologiques vers davantage de sobriété. C'est ainsi l'objet du programme national de recherche sur l'eau « OneWater - Eau bien commun », copiloté par le CNRS, le BRGM et l'INRAE. Lancé en 2022 et prévu pour durer 10 ans, ce programme vise par exemple à acquérir des informations sur la partition des précipitations entre évaporation, ruissellement et infiltration ou encore à évaluer l'impact cumulé des pollutions physiques, chimiques et biologiques.
La mission apporte donc les préconisations suivantes :
16 - Mobiliser les moyens de l'État et de ses établissements publics pour élaborer des méthodologies fiables de prévision des disponibilités futures de la ressource en eau.
17 - Assurer une actualisation régulière des projections d'évolution de la ressource en eau par bassin au sein des SDAGE puis par sous-bassin, dès que les résultats de l'étude Explore 2 seront connus.
c) Renforcer la sensibilisation du public à la question de l'eau
Longtemps restés éloignés de la question de l'eau, vue comme technique et relevant de spécialistes, nos concitoyens s'y intéressent désormais avec inquiétude, depuis les derniers épisodes de sécheresse.
La plateforme Eaufrance307(*) apporte de nombreuses informations. Elle donne par exemple accès aux bulletins de situation hydrologique, mais aussi aux données sur l'eau potable et l'assainissement recensées dans le système d'information des services publics d'eau et d'assainissement (SISPEA).
Cependant, la compréhension du cycle de l'eau et plus encore sa déclinaison territoire par territoire ne sont pas accessibles à tous. Les écarts à la moyenne du remplissage des nappes ou encore des débits des rivières ne sont pas faciles à interpréter.
Il est nécessaire de faire des efforts de pédagogie et d'explications, d'autant plus que des efforts sont demandés à tous lors de la mise en oeuvre des restrictions, interdisant l'arrosage des pelouses ou encore le lavage des voitures et le remplissage des piscines. Une météo locale de l'eau pourrait compléter les informations météo traditionnelles, pour mieux informer la population sur la pluviométrie, l'évapotranspiration, la sécheresse des sols et les éventuels risques de tension sur la ressource.
La sensibilisation à l'eau du grand public peut aussi passer par une meilleure mesure de la consommation et l'incitation à des efforts de réduction des consommations domestiques par les petits gestes du quotidien. Une fiche récapitulative de l'empreinte eau de chaque ménage pourrait être éditée chaque année. Les services d'eau le font souvent. Cette fiche pourrait dans le futur s'intégrer à un bilan global de l'empreinte environnementale des ménages couvrant l'énergie, l'eau et les déchets.
La mission apporte donc les préconisations suivantes :
18 - Mettre en place une météo locale de l'eau, déclinée par bassin versant, consultable par chacun
19 - Élaborer des outils simples de calcul de la consommation d'eau par foyer, sur le modèle d'Ecowatt pour la consommation d'énergie, pouvant être articulée à une fiche globale d'empreinte environnementale
3. Le levier technologique utile mais pas décisif
La mobilisation de solutions technologiques, parfois peu complexes, peut répondre à l'enjeu d'économie d'eau et d'amélioration de sa qualité. Elles doivent naturellement être encouragées, tout en ayant conscience que les technologies à elles seules n'apportent pas l'intégralité des réponses attendues.
a) La réutilisation des eaux usées
(1) Définition et pratique de la réutilisation.
(a) Qu'est-ce que la réutilisation ?
La réutilisation des eaux usées (REUT)308(*) sortant de stations de traitement des eaux usées (STEU) consiste à ne pas rejeter cette eau directement après traitement dans le milieu naturel mais à la diriger par des canalisations vers des utilisateurs finaux pour différents usages : irrigation agricole, arrosage de golfs, arrosage des espaces verts, nettoyage de voirie, etc..
La réutilisation permet de fournir une ressource alternative au prélèvement d'eau dans les nappes ou les milieux. Elle contribue à faire baisser la pression sur la ressource, qui peut être forte en période estivale. En situation de sécheresse, les stations d'épuration continuant à traiter les eaux usées domestiques, la réutilisation permet d'apporter une réponse aux restrictions d'usage de l'eau.
(b) La réutilisation peu mobilisée en France
La réutilisation est à ce jour encore peu développée en France. On considère qu'on réutilise 0,6 % de l'eau sortant des stations d'épuration, contre 8 % en Italie, 14 % en Espagne, 60 % à Malte et 80 % en Israël, qui fait figure de champion en la matière.
Un panorama de la REUT entre 2015 et 2017 produit par le CEREMA recensait seulement 145 cas de REUT en France309(*), essentiellement en zone littorale (par exemple REUT pour l'irrigation agricole à Noirmoutier) et selon différents schémas (voir ci-après).
Concrètement, la réutilisation :
- nécessite la réalisation d'une infrastructure de distribution de l'eau usée traitée en sortie de station (canalisations sous pression) ;
- peut nécessiter un traitement supplémentaire par rapport aux eaux directement rejetées dans l'environnement310(*).
(2) La prise de conscience de la nécessité d'aller vers plus de réutilisation
(a) Des objectifs de développement de la réutilisation
Les Assises de l'eau de 2019 avaient fixé l'objectif de tripler la REUT à l'horizon 2025. Le Varenne agricole de l'eau de 2022 avait aussi identifié la REUT comme un levier à mobiliser.
Si la REUT atteignait 10 % des quantités traitées en sortie de stations d'épuration, on pourrait mobiliser annuellement de l'ordre de 400 à 500 millions de m3, soit 15 % des besoins de l'irrigation agricole. Le volume réel d'eaux réutilisées pourrait cependant être bien inférieur si cette technique n'était mobilisée principalement que pendant la saison chaude, dans la mesure où les volumes traités par les stations d'épuration sont relativement stables dans le temps et où la mobilisation d'eaux usées traitées en hiver n'est pas nécessaire.
Le Plan eau du Gouvernement fait de la REUT un levier important de la nouvelle politique de l'eau, avec 4 mesures sur les 53 proposées qui visent à développer la développer d'ici 2027 :
• mesure n° 15 : lever les freins réglementaires (mais dans le respect de la préservation de la santé) ;
• mesure n° 16 : accompagner les porteurs de projet avec un guichet unique et un accompagnement de France Expérimentation ;
• mesure n° 17 : créer un observatoire de la réutilisation (cette mesure était déjà prévue dans le cadre du Varenne agricole de l'eau) ;
• mesure n° 18 : lancer un appel à manifestation d'intérêt (AMI) de projets de REUT (en priorité dans les zones littorales).
(b) Un cadre juridique assoupli
La réglementation encadre les possibilités de mettre en oeuvre la REUT. Un arrêté ministériel du 2 août 2010 définit les possibilités de réutilisation des eaux usées traitées311(*) pour l'irrigation agricole et l'arrosage des espaces verts. Un arrêté du 25 juin 2014 a assoupli les conditions de la REUT, sans pour autant provoquer une augmentation des usages.
La loi anti-gaspillage pour une économie circulaire (AGEC) du 11 février 2020 a modifié l'article L. 211-9 du code de l'environnement renvoyant à un décret le soin de préciser des usages possibles plus étendus, au-delà des seules utilisations agricoles ou de l'arrosage des espaces verts, dans un cadre toutefois considéré comme expérimental et non pérenne.
L'encadrement réglementaire de la REUT est désormais fixé par le décret n° 2022-336 du 10 mars 2022312(*), après qu'un premier projet de décret qui avait reçu un avis défavorable de l'ANSES313(*) ait été retiré. Le décret définit la procédure à suivre pour mettre en oeuvre un projet de REUT :
- un dossier doit être déposé par le porteur de projet (producteur ou utilisateur des eaux usées traitées) en vue d'obtenir une autorisation préfectorale ;
- la durée d'instruction du dossier par les services de l'État dans le département est limitée à 6 mois ;
- l'autorisation n'est valable qu'à titre expérimental, pour une durée maximale de 5 ans ;
- un avis simple du Conseil départemental de l'environnement et des risques sanitaires et technologiques (CODERST) et un avis conforme de l'ARS sont exigés.
Le porteur de projet doit prouver l'absence de risque sanitaire, ce qui peut être difficile. L'ANSES avait en effet produit une évaluation des risques liée à la REUT en 2012. Elle estimait qu'il n'était pas possible de conclure à l'absence de risque sanitaire lié à l'aspersion d'eaux usées traitées314(*), imposant une approche fondée sur le principe de précaution.
(3) Pour un développement mesuré de la réutilisation
(a) La réutilisation n'est pas une solution miracle
La réutilisation est aujourd'hui possible et dispose d'un potentiel de développement, y compris pour la production d'eau potable, à condition de lever un certain nombre de freins. Néanmoins, il faut avoir conscience des limites de cet instrument, qui se répartissent en trois catégories :
- premièrement, la réutilisation réduit le soutien d'étiage apporté par la restitution d'eau en sortie de station d'épuration. Il convient donc de s'assurer que les projets ne sont pas néfastes au cycle de l'eau, ce que prescrit au demeurant le décret de 2022 ;
- deuxièmement, il convient de trouver un équilibre économique de la réutilisation, notamment afin de prendre en charge le coût des investissements supplémentaires et le coût de fonctionnement des installations de réutilisation (énergie, traitements supplémentaires). Si l'eau réutilisée est facturée plus cher que les quelques centimes par 1000 m3 facturés au travers des redevances pour prélèvement dues par les agriculteurs, ces derniers refuseront de s'y engager ;
- troisièmement, il est nécessaire de lever certaines réserves à l'utilisation d'eau usée traitée. Les agriculteurs peuvent être réticents à utiliser une ressource encore chargée en polluants, qui pourrait dégrader la qualité de leur production. Cette question est particulièrement sensible concernant les productions légumières ou encore les semences. D'une manière générale, rassurer sur l'innocuité de la réutilisation constitue un impératif majeur. Une surveillance sanitaire renforcée par rapport à l'utilisation d'eau brute doit donc être mise en place.
(b) Quelques propositions pour lever les freins à la réutilisation
Solution d'appoint, la réutilisation peut aussi constituer une solution pérenne dès lors qu'elle est mise en oeuvre dans des zones en déficit structurel. Certaines collectivités souhaitant sécuriser l'accès en eau durant les différentes périodes de l'année se sont lancées dans des projets ambitieux, parmi lesquels on peut citer le projet Jourdain aux Sables-d'Olonne, qui vise à récupérer environ 1,5 million de m3 par an dans un territoire très touristique auquel il pourrait manquer 8 millions de m3 par an à l'horizon 2030. L'originalité du projet Jourdain réside dans le fait que les eaux usées, une fois passées par un processus d'affinage, sont ensuite injectées dans le réseau d'eau potable.
Le secteur littoral est celui où la réutilisation est la plus pertinente, puisqu'on remplace un rejet direct d'eau en mer par un recyclage de l'eau pour des besoins locaux. La réutilisation est ainsi à encourager prioritairement dans les exutoires de bassin plutôt que dans les têtes de bassins versants.
Schéma des possibilités de REUT (source : Cerema 2017)
Pour lever les freins à la réutilisation, plusieurs propositions peuvent être faites par la mission :
20 - Passer d'une logique d'autorisation à titre expérimental à une logique d'autorisation pérenne, en allongeant leur délai de validité pour permettre l'amortissement des investissements bien au-delà des cinq ans, limite fixée actuellement par la réglementation.
21 - Maintenir l'exigence d'avis conforme des ARS, mais en obligeant les ARS à se prononcer dans un délai défini et de motiver les avis défavorables au-delà de simples considérations générales, afin de ne pas faire du principe de précaution un facteur de blocage complet des projets.
22 - Conforter les ressources financières des agences de l'eau consacrées à cofinancer les études et travaux de mise en oeuvre de projets de réutilisation. Les taux de soutien théoriques vont de 50 % à 80 %, ce qui peut paraître élevé, mais en pratique, ils peuvent être plus faibles. Ainsi, le projet Jourdain est soutenu à hauteur d'un peu plus de 4 millions d'euros par l'Agence de l'eau sur un coût total du projet estimé entre 22 et 25 millions d'euros.
b) Le dessalement d'eau de mer
(1) Le dessalement d'eau de mer : une technique maîtrisée mais utilisée en France de manière marginale
Le dessalement d'eau de mer, appelé aussi désalinisation d'eau de mer, est une technique consistant à transformer l'eau salée prise en mer en eau douce utilisable essentiellement pour des usages d'eau potable.
Le dessalement d'eau de mer est pratiqué au sein d'usines mettant en oeuvre diverses techniques :
• la distillation (chauffage de l'eau salée) : c'est la technique historique, qui s'est perfectionnée à travers la distillation multiple flash (MSF) consistant à chauffer de l'eau sous pression ;
• l'osmose inversée (OI), consistant à faire passer l'eau salée sous pression à travers une membrane qui retiendra le sel, solution disponible depuis quelques décennies ;
• l'électrodialyse, la condensation, voire la congélation, sont des techniques alternatives.
On pratique le dessalement par distillation depuis des siècles (notamment sur les bateaux), mais les premières usines de dessalement ont été construites dans les années 1960 (première usine en Europe aux îles Canaries en 1964).
En Europe, l'Espagne a été pionnière et dispose de nombreuses usines, dont celle de Barcelone ouverte en 2009 et qui fournit environ 20 % des approvisionnements en eau des 5,5 millions d'habitants de l'agglomération. Les pays arides du Moyen-Orient disposant de littoraux utilisent massivement le dessalement, qui devient la source principale d'approvisionnement en eau potable (Arabie saoudite : 70 %, Émirats arabes unis : 42 %) mais peut aussi permettre d'autres usages : irrigation agricole, approvisionnement en eau de l'industrie, comme on le constate en Israël.
Le dessalement d'eau de mer sort depuis quelques années de la logique de niche géographique et se développe hors des zones les plus arides. On compte désormais 21 000 unités de dessalement dans le monde en 2022, soit un doublement en 10 ans. La tendance se poursuit et le périmètre s'étend à l'Amérique latine, l'Afrique ou encore les zones sèches d'Amérique du Nord315(*) . Sur le plan économique, le dessalement est mis en oeuvre par des sociétés françaises et européennes (Veolia-Suez, sociétés espagnoles), mais aussi asiatiques.
En France, le dessalement d'eau de mer est pratiqué de manière très limitée : en Corse, sur des petites îles du littoral Atlantique ou encore à Mayotte (usine de la Petite-Terre). Il peut cependant constituer une solution temporaire pour des communes touristiques pour faire face à des pics de demande (île de Groix) ou dans les outre-mer.
(2) Une solution peu adaptée hors situation particulière
Le dessalement permet de ne plus dépendre de la ressource en eau douce souterraine (nappes) ou de surface (fleuves et rivières) dans les secteurs où la demande excède les capacités ou lorsque l'eau est trop polluée pour être exploitée.
Le dessalement concerne principalement des zones littorales, mais peut aussi alimenter des secteurs plus éloignés en mettant en oeuvre des transferts d'eau par aqueduc.
Toutefois, ses coûts énergétiques et environnementaux s'avèrent très élevés. Le coût énergétique du dessalement est colossal, entre 2,5 kwh/m3 produit pour l'osmose inversée jusqu'à 25 kwh/m3 pour les méthodes thermiques anciennes par distillation (25 % des usines). Le bilan carbone de la production d'eau douce par dessalement est donc très négatif, même si les technologies évoluent et si la décarbonation de la production d'énergie réduit peu à peu l'impact négatif du dessalement.
Ensuite, l'eau obtenue par dessalement doit encore subir certains traitements : en particulier, obtenue par osmose inversée, elle doit alors être reminéralisée.
Par conséquent, l'eau ainsi produite est deux fois plus chère que le captage d'eau dans la nature lorsque celle-ci est disponible, même si les coûts des traitements tendent à baisser sur le long terme.
Enfin, le dessalement produit des rejets de saumures (100 litres d'eau de mer ne produisent que 45 litres d'eau douce) et de produits de traitement (chlore et cuivre), source potentielle de pollution dans les zones de rejets en mer (développement d'algues, réchauffement de la zone de rejet, etc.). Une étude parue en janvier 2019 soulignait d'ailleurs la sous-estimation globale des dégâts environnementaux du dessalement316(*).
Comme pour d'autres solutions d'augmentation de l'offre d'eau, le dessalement donne l'illusion qu'on peut continuer à utiliser massivement de l'eau et n'incite pas à la sobriété.
La mise en oeuvre à l'échelle industrielle de procédés de dessalement d'eau de mer ne fait donc pas partie à l'heure actuelle du panel des solutions adaptées à la France, à l'exception de certaines situations particulières : ainsi, des élus des Pyrénées-Orientales se sont rendus en 2023 à Barcelone pour étudier la faisabilité d'un projet similaire sur le littoral languedocien, touché par une sécheresse prolongée.
La mission recommande donc de ne considérer le dessalement que comme une solution de dernier recours.
c) Retenir l'eau : un problème d'acceptabilité écologique et sociale
(1) Nécessité et limites des ouvrages hydrauliques
La gestion quantitative de l'eau est consubstantielle à la civilisation. Toutes les civilisations ont réalisé des aménagements hydrauliques pour gérer les risques liés à l'excès ou l'insuffisance d'eau.
Les ouvrages hydrauliques sont très divers dans leur forme et leur ampleur, et dépendent fortement de la topographie, de la pluviométrie locale et des moyens techniques et financiers disponibles pour les construire et les entretenir. Seuils de rivière, barrages, mais aussi aqueducs et canaux témoignent d'un génie hydraulique qui s'est perfectionné à travers les âges.
Si ces aménagements fournissent des services essentiels pour les usages anthropiques de l'eau, il est nécessaire d'en évaluer les effets sur l'environnement, en particulier sur la capacité à renouveler la ressource et à ne pas dégrader les milieux naturels. La gestion durable de l'eau passe ainsi par le fait de prélever moins que ce qui est nécessaire au renouvellement de la ressource et à l'équilibre des écosystèmes.
De ce point de vue, le changement climatique contribue à déplacer la ligne de partage entre ce qui est admissible et ce qui ne l'est pas. L'Espagne avait lancé des grands travaux hydrauliques à partir des années 1940-1950, multipliant les barrages et construisant même dans les années 1970 la plus grande infrastructure de transfert d'eau interbassins d'Europe à travers l'aqueduc Tajo-Segura, long de près de 300 km, destiné à approvisionner en eau l'Espagne sèche (Alméria, Alicante, Murcie) à partir de l'Espagne humide (Castilla-La-Mancha) et colonne vertébrale des productions horticoles et maraîchères du sud-est du pays. La baisse des précipitations sur le Tage, l'impératif de maintenir des zones humides, conduisent à envisager de réduire les débits, pour préserver les milieux, et remet en cause le modèle des transferts d'eau. Il en va de même pour certaines retenues artificielles qui peuvent ne plus être suffisamment alimentées, comme le Lac Mead dans le Nevada, créé dans les années 1930 lors de la construction du barrage Hoover.
Dans le contexte d'incertitudes sur les effets précis du changement climatique sur la disponibilité de l'eau, le rythme de rechargement des nappes ou encore les mécanismes de préservation des zones humides, les ouvrages existants mais plus encore les ouvrages nouveaux sont au centre de débats et controverses scientifiques difficiles à trancher et arbitrer : où se situe la limite acceptable pour retenir l'eau ? Même lorsque le transfert d'eau est modeste, comme pour le projet Aqua Domitia en Occitanie, celui-ci peut être contesté. Longtemps laissée à l'appréciation des ingénieurs et des experts, la gestion de l'eau devient une question politique et citoyenne qui questionne l'acceptabilité sociale des projets. À côté de leur pertinence technico-économique, les projets doivent faire l'objet d'un processus de validation qui associe les habitants et les citoyens.
Le projet Aqua Domitia
Lancé en 2012, le projet Aqua Domitia vise à compléter le maillage hydraulique de la façade littorale de l'Occitanie dans l'Aude et l'Hérault. Il consiste à alimenter les réseaux d'eau dépendant aujourd'hui essentiellement de l'Orb et connaissant des tensions croissantes depuis le Rhône. Lors de son audition, Jean-François Blanchet indiquait ainsi : « on préfère prendre l'eau douce du Rhône plutôt que de la prendre salée dans la Méditerranée puis la dessaler. L'eau du Rhône dans la Méditerranée c'est 54 milliards de m3 d'eau apportée chaque année. On prélève 0,3 % de l'eau du Rhône à 2 heures de son débouché en mer. »
Déployé par étape (6 « maillons »), le projet est pratiquement arrivé à son terme puisque 90 % des réseaux ont été déployés, seul le maillon Minervois, dans l'Aude, restant à réaliser.
La réflexion sur les enjeux présents et futurs des usages de l'eau avait été initiée par l'ancienne région Languedoc-Roussillon en 2005 avec l'initiative « AQUA 2020 », le territoire voyant sa population continuellement augmenter, ses activités économiques, notamment le tourisme, se développer, et ses activités agricoles, notamment la viticulture, menacées par les conséquences attendues du changement climatique.
Le projet Aqua Domitia a fait l'objet d'un débat public organisé par la Commission nationale du débat public (CNDP).
Concessionnaire historique du réseau hydrologique régional, la compagnie d'aménagement du Bas-Rhône et du Languedoc (BRL), société d'économie mixte locale détenue majoritairement par la région Occitanie/Pyrénées-méditerranée (49,93%) et par les départements du Gard, de l'Hérault et de l'Aude, s'est vu confier la maitrise d'ouvrage de ce projet d'extension du réseau de 140 km, dont le coût total des travaux HT est estimé à 220 millions d'euros (hors coût des réseaux de desserte). Le plan de financement des opérations 2016-2022 indique une participation de la région Occitanie à hauteur de 49 %. L'Agence de l'eau Rhône-Méditerranée-Corse ne contribue qu'à hauteur de 12 %.
Acheminée à un débit maximal volontairement limité à 2,5m3/s, l'eau est consacrée à trois usages : 40 % est dédié au développement de l'irrigation agricole ; 40 % est dédié à la consommation humaine et 20 % est dédié à la préservation des milieux.
Les volumes dédiés à la préservation des milieux se substituent à des pompages et des forages existants et devraient permettre de réduire les prélèvements estivaux. Le projet vise aussi à étendre l'irrigation sur 6 500 hectares supplémentaires, essentiellement viticoles, la viticulture étant un fleuron régional pour lequel la baisse tendancielle des précipitations peut rendre l'irrigation indispensable.
Le projet Aqua Domitia s'inscrit également dans une réflexion plus large concernant la sobriété des usages de l'eau de l'ensemble des acteurs du territoire, avec pour objectif une baisse de la consommation de 10% à horizon 2030.
(2) Pourrait-on relancer une politique de grands barrages ?
Avec un peu plus de 500 barrages de plus de 15 mètres de hauteur317(*), la France s'est équipée, principalement entre 1950 et 1990, d'ouvrages multi-usages servant à la fois à la production hydroélectrique, qui est la mission première de ces ouvrages, mais aussi l'irrigation agricole, l'alimentation en eau des communes, la prévention des crues, la régulation de la navigation ou encore les activités de loisir.
Lors de la table ronde du 30 mars 2023 réunissant plusieurs acteurs de l'hydroélectricité, prenant l'exemple des grands barrages des Alpes du Sud, la directrice d'EDF Hydro, Emmanuelle Verger, rappelait l'intérêt majeur de ces grandes infrastructures en ces termes : « cette chaîne de la Durance et du Verdon fournit l'eau potable pour 3 millions de personnes, pour l'irrigation de 120 000 hectares de terres agricoles, et pour l'alimentation en eau industrielle de 440 entreprises. Elle permet aussi de produire plus de deux gigawatts d'électricité bénéficiant à 2 millions de personnes. L'usage touristique s'est également développé sur le secteur, avec le lac de Serre-Ponçon qui représente 1,2 milliard de mètres cubes de capacité de stockage ».
Le rythme de construction de nouveaux ouvrages s'est considérablement ralenti depuis 30 ans, la plupart des sites propices étant considérés comme équipés. Les risques de rupture de continuité écologique, de blocage de la circulation des sédiments, d'eutrophisation des eaux retenues ou encore de manque d'eau permettant de les remplir invitent à envisager avec prudence un développement du parc installé. Au demeurant, la capacité de production hydroélectrique a légèrement baissé du fait d'une moindre disponibilité de l'eau. Lors de la même audition, Emmanuelle Verger indiquait ainsi : « il serait idiot de nier que le changement climatique a un impact sur la ressource en eau. Cet impact est bien mesuré dans le cadre de l'augmentation de l'évaporation liée à la hausse des températures, mais les conséquences de la baisse des précipitations sont plus difficiles à apprécier. On estime cette baisse à un térawattheure par décennie sur nos ouvrages, pour une production annuelle de 40 à 44 térawattheures ». Cette réduction est donc modeste.
Des possibilités existent pour améliorer l'efficacité des installations hydroélectriques, à quantité d'eau constante. Lors de la table ronde, Laurence Borie-Bancel, présidente du directoire de la Compagnie nationale du Rhône (CNR), indiquait ainsi travailler à la création d'un nouvel ouvrage à Saint-Romain-de-Jalionas. Lors de la même table ronde, le secrétaire général de France Hydro Électricité, Jean-Marc Lévy, estimait que l'on pourrait « augmenter les capacités de l'hydroélectricité de 20 %, soit 12 térawattheures, l'équivalent de la consommation de 5,3 millions de Français ». Il soulignait cependant que les installations de petite hydroélectricité étaient majoritairement au fil de l'eau et pâtissaient de la modification des régimes hydrologiques des rivières.
Des possibilités existent aussi pour aménager de nouveaux ouvrages ou rehausser ceux existants. Toutefois, lors de la table ronde, Emmanuelle Verger indiquait « nous avons de sérieux projets. Mais nous ne nous faisons pas d'illusions : le degré d'acceptabilité de l'hydroélectricité est aussi lié au fait qu'il n'y a pas eu de projets majeurs jusqu'à présent. Si leur développement reprenait, des oppositions pourraient se faire jour ». Dans le même esprit, Cyril Delprat, directeur général de la Société hydroélectrique du Midi (SHEM) soulignait que si le potentiel de rehausse se situe plutôt dans le sud-ouest de la France « avec moins d'eau et moins de neige, nous étudions, à notre échelle, la rehausse des barrages, mais à la marge, puisqu'il y aura moins d'eau à stocker de toute façon ».
La possibilité d'une gestion intelligente et multi-usage des grandes retenues d'eau est cependant menacée à travers la remise en concurrence des concessions hydroélectriques Il convient donc de sécuriser le fonctionnement actuel des retenues, avant d'en augmenter les capacités.
Au-delà des grands barrages, d'autres aménagements pourraient être nécessaires pour davantage écrêter les crues. Le changement climatique renforce le risque de crues exceptionnelles, justifiant en effet que le rôle des écrêteurs de crues soit mieux assuré.
Le renouvellement des concessions hydroélectriques
Le parc hydroélectrique français a une capacité de 25,7 GW, produisant en moyenne 67 TWh, soit 12 % de la production électrique annuelle318(*). Le parc est exploité principalement sous la forme de concessions attribuées principalement à EDF (70 % de la capacité installée), la CNR et la SHEM. À l'exception de la CNR, dont la concession est globale et porte sur l'ensemble des ouvrages qu'elle exploite, les autres concessions concernent un seul ouvrage ou un ensemble limité d'ouvrages.
Un nombre croissant de concessions sont échues ou viendront bientôt à échoir. Selon un référé de la Cour des Comptes de décembre 2022319(*), 61 concessions seront échues au 31 décembre 2025. Elles continuent à être gérées par leur exploitant sous réserve du paiement d'une redevance, cette solution étant transitoire. En effet, après deux mises en demeure de la Commission européenne en 2015 et 2019, la France doit procéder à une mise en concurrence des potentiels exploitants.
Or, la mise en concurrence ouvrage par ouvrage n'est pas pertinente. L'intervention de plusieurs concessionnaires successifs sur une même zone pourrait désorganiser l'exploitation des chaînes hydrauliques, complexifier l'application des cahiers des charges pour la gestion multi-usage des retenues ou encore renchérir les coûts d'exploitation en ne permettant pas de mutualiser les équipes. En outre, en aval de la production, la multiplication de petits opérateurs pourrait fragiliser leur capacité à assurer la commercialisation de leur production hydroélectrique.
Par ailleurs, le maintien du statu quo n'est pas non plus souhaitable, puisqu'il expose la France à des sanctions de la Commission européenne et car la précarité des prolongations de concession empêche les exploitants, qui manquent de perspectives, de s'engager dans des investissements lourds.
Selon le référé de la Cour des comptes, le regroupement limité des concessions (regroupement par barycentre), qui est permis par la loi, constitue une solution complexe, fragile juridiquement et finalement économiquement peu rentable, ce qui amène à préconiser le choix de réattribuer en bloc ses concessions à EDF, sous le régime de la quasi-régie, lui aussi prévu par la loi, permettant de passer outre une mise en concurrence morcelée. Bien qu'il affirme souhaiter le maintien d'un régime de concessions groupées, le Gouvernement n'a cependant pas encore choisi sa stratégie, laissant les acteurs de l'hydroélectricité dans l'incertitude, ce qui retarde le lancement de grands investissements.
(3) Développer le lien entre eau et énergie
Les liens entre l'eau et l'énergie sont évidents. Ils se concrétisent dans l'hydroélectricité, mais pas seulement.
La mission a peu exploré les pistes de mobilisation de la ressource en eau à des fins énergétiques. Il apparaît néanmoins, à l'issue des auditions, que plusieurs solutions doivent être encouragées.
Tout d'abord, les stations de transfert d'énergie par pompage (STEP) constituent un outil intelligent de stockage d'énergie. Elles remontent l'eau vers les retenues d'altitude lorsque la production d'énergie sur le réseau est excédentaire, par exemple la nuit, ce qui permet de réutiliser l'eau pour produire de l'énergie lors de pics de demande. La mise en oeuvre des STEP nécessite toutefois des retenues d'une certaine ampleur et d'importants dénivelés.
L'eau peut être aussi un support pour des équipements de production d'énergie : l'installation de panneaux photovoltaïques sur des retenues d'eau (panneaux flottants) ou le long des linéaires d'ouvrages hydrauliques pourrait ainsi accroître le potentiel de production de la France, sans mobiliser de surfaces supplémentaires.
La mission apporte donc les préconisations suivantes :
23 - Clarifier rapidement la stratégie nationale en matière de renouvellement des concessions hydroélectriques.
24 - Encourager les rehausses des retenues existantes et envisager le renforcement ou la création d'ouvrages capables de mieux réguler les effets des fluctuations de précipitations.
25 - Promouvoir les stations de transfert d'énergie par pompage (STEP) et la pose de panneaux photovoltaïques sur les plans d'eau existants.
d) Les retenues à usage agricole : sortir de l'impasse
Les retenues agricoles ont concentré l'attention médiatique sur l'eau durant les derniers mois. La solution de facilité, pour mettre un terme aux confrontations, serait de déclarer un moratoire sur tous les nouveaux projets de retenues soumis à autorisation préfectorale, c'est-à-dire allant au-delà de 200 000 m3, couvrant plus de 3 hectares ou prélevant plus de 8 m3 par heure en zone de répartition des eaux. La mission ne préconise pas ce chemin.
Si l'on doit privilégier en premier lieu la sobriété à travers l'amélioration technique de l'irrigation, afin de consommer moins d'eau à l'hectare à production identique, et l'adoption de pratiques culturales plus économes en eau dans le cadre d'une transition agro-écologique, on ne peut pas éluder le besoin en eau des agriculteurs ni considérer que, par nature, toute retenue de substitution est néfaste.
Si celles-ci conduisent à réduire les prélèvements estivaux et donc améliorer les étiages, à sécuriser les productions d'une agriculture utile au territoire où elle est implantée, tout en n'ayant pas d'effet négatif autre que marginal induit par le processus de remplissage (par des pompages hivernaux), s'y opposer relèverait plus du parti pris idéologique que d'une approche scientifique.
Pour sortir de l'impasse concernant les retenues à usage agricole, la mission préconise donc les mesures suivantes :
26 - Garantir des procédures claires s'inscrivant dans des délais raisonnables d'autorisation et de déclaration des ouvrages de retenue.
27 - Fonder les autorisations non seulement sur des données rétrospectives mais aussi sur des projections hydro-climatiques et renforcer la connaissance des effets des retenues, notamment en matière d'évaporation.
28 - Conditionner les retenues à des contrats d'engagements réciproques, portant notamment sur des changements de pratiques pour aller vers davantage de sobriété afin de préserver la ressource en eau sur les plans quantitatif et qualitatif, et mettre en place un suivi fin du fonctionnement des retenues et de leurs effets une fois bâties à travers une évaluation externe régulière.
29 - Privilégier un portage public des projets de retenues, par des collectivités ou des syndicats mixtes et dans une optique de multi-usages (soutien d'étiage, approvisionnement en eau potable, irrigation agricole, loisirs).
30 - Généraliser la gestion collective des autorisations de prélèvement d'eau agricole à travers des organismes uniques de gestion collective devant veiller à une distribution équitable des droits d'eau aux exploitations du territoire.
31 - Permettre l'installation de micro-retenues de sécurisation dans les exploitations agricoles destinées à une irrigation de résilience, selon des modalités définies par chaque comité de bassin.
e) La nécessité de poursuivre la modernisation de la gestion du petit cycle
(1) Des efforts nécessaires sur les réseaux d'eau potable
(a) Agir sur la production de l'eau potable
La qualité de l'eau potable distribuée en France est globalement bonne mais doit faire face au défi des nouveaux polluants et de la maîtrise des coûts de production des usines de potabilisation.
Lors de l'audition du syndicat des eaux d'Ile-de-France (SEDIF), qui est le plus important opérateur de France avec 4 millions d'usagers desservis, la mission a été alertée sur les limites des dispositifs actuels multi-barrières pour faire face aux risques dus aux micropolluants. L'approvisionnement en eau étant assuré dans le cas du SEDIF à 97 % par des eaux de surface, les nombreux produits utilisés dans les activités de la vie quotidienne (médicaments, cosmétiques, retardateurs de flamme, plastifiants, nettoyants ménagers et industriels, métaux, phytosanitaires,...) se retrouvent dans l'environnement.
Les techniques analytiques ciblées ne permettent pas encore de tous les mesurer. Les techniques analytiques non ciblées attestent de leur présence dans les ressources en eau et parfois dans les eaux destinées à la consommation humaine (EDCH). Cette présence de molécules dont les effets sanitaires, seules ou en cocktail, sont inconnus, demande pour l'avenir d'exiger une plus grande maîtrise des émissions dans l'environnement, et pour le présent, des traitements des eaux brutes plus performants.
Des dépassements réglementaires pour certains pesticides ou métabolites pertinents (par exemple le métabolite R471811 du chlorothalonil, fongicide interdit depuis 2020) sont parfois constatés. D'autres micropolluants, tels que les ions perchlorates pourraient être inclus dans une prochaine liste de vigilance, au même titre que l'ont été récemment 20 composés perfluorés (PFAS).
Pour faire face à l'émergence de ces nouveaux polluants et anticiper le renforcement des normes sanitaires, les services d'eau potable sont amenés à innover et perfectionner les techniques de potabilisation. Ainsi, le SEDIF a fait le choix de s'engager dans l'osmose inverse basse pression (OIBP), afin d'obtenir une eau « super pure », purgée de ses polluants.
L'osmose inverse basse pression (OIBP)
L'OIBP consiste à ajouter au traitement de l'eau une étape de filtration par des membranes à haute performance, par lesquelles passe l'eau mise sous pression, après les premières étapes de filtration, notamment par charbons actifs. Cette technique est considérée par le SEDIF comme nécessaire pour traiter non seulement les polluants organiques mais aussi 90 à 99 % des micropolluants (résidus médicamenteux, PFAS), mal filtrés par les filières conventionnelles de traitement.
L'OIBP entraîne une hausse importante de la consommation d'énergie (+45 %), même si la pression est près de 10 fois moins importante que dans les procédés d'osmose inverse pour les traitements de dessalement. L'amélioration de la qualité de l'eau, en particulier sa moindre dureté, permet en aval aux consommateurs de faire des économies d'énergie dans l'utilisation de leurs appareils électroménagers.
La mise en oeuvre de l'OIBP permet de réduire, voire supprimer les traitements désinfectants au chlore en fin de cycle de potabilisation, et réduit donc la teneur de l'eau en trihalométhanes.
L'eau obtenue est très pure, déminéralisée, et notamment débarrassée de résidus calcaires. Il est donc nécessaire de la reminéraliser avant réinjection dans le circuit de distribution.
Le SEDIF souhaite mettre en oeuvre ce nouveau procédé d'abord sur le site de Méry-sur-Oise, avant de l'étendre aux deux autres usines du syndicat à Choisy-le-Roi et Neuilly-sur-Marne. L'investissement correspondant s'élève à un peu moins d'un milliard d'euros.
Mais ce nouveau procédé est critiqué par les syndicats des eaux voisins du SEDIF, notamment le syndicat Eau de Paris ou encore le Syndicat mixte eau du Sud Francilien, qui qualifient la stratégie du SEDIF de « fuite en avant technologique ». Outre le coût du projet et les surconsommations d'énergie, sont pointés la nécessité de prélever 15 à 20 % d'eau en plus dans le milieu naturel pour assurer une même quantité de production d'eau potable (toutefois, l'eau en excès est restituée par l'usine au milieu naturel) et le rejet dans le milieu de concentrâts issus de la filtration membranaire chargés en polluants (cette raison ayant conduit la préfecture de Seine-et-Marne à rejeter en 2022 la demande d'autorisation environnementale pour le site-pilote du SEDIF à Savigny-le-Temple (usine d'Arvigny).
(b) Agir sur la distribution de l'eau potable
La sécheresse de 2022 a mis en évidence les faiblesses des réseaux de distribution d'eau potable. 2 000 communes ont alors connu des situations de rupture d'approvisionnement. Les réseaux doivent ainsi être sécurisés par l'interconnexion, qui permet de continuer à disposer d'eau lorsque la source habituelle est tarie (ou lorsqu'un problème de qualité nécessite de trouver une nouvelle source). Par exemple, dans les Deux-Sèvres, le schéma départemental d'alimentation en eau potable présenté lors de leur déplacement aux membres de la mission identifie l'interconnexion comme un point fort du territoire. La majorité des syndicats d'eau peut être secourue par leurs voisins en situation courante, y compris par des interconnexions avec les départements voisins. La création en 2010 d'une canalisation entre les barrages de La Touche Poupard et du Cébron a amélioré la résilience de l'ensemble et quelques travaux supplémentaires sont encore prévus. Pour ce faire, les collectivités concernées doivent pouvoir être aidées. L'Agence de l'eau Rhône-Méditerranée-Corse a ainsi lancé en 2023 un appel à projets doté de 20 millions d'euros destiné à financer jusqu'à 50 % les études et travaux d'interconnexion.
Un autre levier d'amélioration des réseaux d'eau potable porte sur la réduction du taux de fuite sur les plus de 900 000 km de canalisations d'eau potable. Le rendement moyen du réseau est d'environ 80 %, mais avec de fortes disparités, 170 collectivités ayant des taux de fuite supérieurs à 50 %. Il convient de s'attaquer en priorité aux réseaux les plus fuyards, où des investissements lourds sont nécessaires. En application du Grenelle de l'environnement, qui imposait aux communes de se doter d'un descriptif détaillé de leur réseau à travers la réalisation d'un schéma de distribution d'eau potable320(*) et de se doter d'un plan d'action en cas de taux de perte trop élevé, le décret fuites (n° 2012-97 du 27 janvier 2012) prévoit la majoration du taux de redevance en cas de réseau trop fuyard (article D. 213-48-14-1 du code de l'environnement). Malgré ce cadre législatif contraignant, on constate la persistance de pans entiers du réseau excessivement fuyards, faisant perdre 1 milliard de m3 par an.
La mesure n° 14 du Plan eau du Gouvernement prévoit 180 millions d'euros supplémentaires par an d'aides des agences de l'eau, conditionnées à une amélioration de la gestion du patrimoine. Les aquaprêts peuvent aussi être mobilisés pour financer l'amélioration des réseaux de distribution. Au-delà des travaux programmés de génie civil, la lutte contre les fuites peut passer par le progrès technique, avec l'installation de capteurs intelligents capables de repérer les faiblesses des canalisations, l'installation d'équipements pour couper les zones de fuite ou encore la maintenance préventive des installations, dans une logique d'intervention avant la fuite.
La mission apporte donc les préconisations suivantes :
32 - Mettre à jour dans chaque département un schéma d'interconnexion qui identifie les fragilités d'approvisionnement des différentes communes et précise les mesures structurelles à prendre pour sécuriser l'approvisionnement en eau, ainsi que les mesures de crise possibles en cas de rupture d'approvisionnement.
33 - Élargir l'obligation pour tous les maîtres d'ouvrage de connaître leur patrimoine, en les engageant sous cinq ans dans un diagnostic stratégique de connaissance du patrimoine, d'analyse financière adossée à un plan pluriannuel d'investissement.
34 - S'il ne s'agit pas de chercher un rendement maximum de réseau lorsque ceux-ci sont déjà performants, l'atteinte de pourcentages très élevés de rendement supposant des investissements énormes, il convient de fixer un taux de rendement-cible autour de 85 % et d'adopter une tarification de redevance très dissuasive pour les réseaux les plus fuyards. Cette orientation est prévue dans le cadre de la réforme des redevances des agences de l'eau.
35 - Favoriser la mise en oeuvre de solutions technologiques innovantes pour lutter contre les nouveaux polluants de l'eau.
(2) Poursuivre la bataille de l'assainissement
Atteindre un haut niveau de traitement des eaux usées à travers les dispositifs d'assainissement est une condition incontournable d'atteinte des objectifs de qualité des eaux fixées par la DCE. Si la bataille de l'assainissement est menée avec une certaine efficacité par les collectivités territoriales chargées de cette mission, il existe encore de nombreux défis :
- l'engorgement des usines d'assainissement suite à des épisodes de fortes pluies, les conduisant à rejeter des eaux non traitées mélangées à des eaux de pluie dans les milieux ;
- le retard de mise aux normes européennes en matière de traitement des eaux usées qui persiste dans une centaine d'agglomérations de plus de 2 000 habitants : la teneur en phosphore et azote des eaux usées y est encore trop importante ;
- la modernisation des installations d'assainissement pour répondre aux exigences de la directive eaux résiduaires urbaines (DERU) en matière de neutralité carbone ou encore de réutilisation des boues d'épuration ;
- le traitement de nouveaux polluants et polluants émergents par les usines d'assainissement, en particulier les micropolluants et les microplastiques ;
- la non-conformité persistante de nombreux systèmes d'assainissement individuel.
La maîtrise des risques liés aux pollutions d'origine domestique demeure un objectif prioritaire. Elle constitue d'ailleurs une exigence juridique à l'échelle de l'Union européenne et impose de ne pas baisser la garde et même de renforcer sans cesse la performance des dispositifs d'épuration.
La mission apporte les recommandations suivantes :
36 - Encourager les aménagements favorisant l'infiltration d'eau de pluie pour retarder le plus possible l'engorgement des égouts et le débordement des stations d'épurations suite aux épisodes de fortes précipitations.
37 - Regrouper les petites unités d'assainissement, pour faire face à la prochaine génération d'investissements lourds ; de ce point de vue, les stations desservant moins de 2 000 habitants paraissent non viables à moyen terme.
38 - Réduire les rejets dans le milieu naturel des polluants traités, en recherchant en priorité des techniques d'élimination définitive.
39 - Prévoir des mécanismes financiers de provision forcée au moment des cessions immobilières pour la mise aux normes des installations d'assainissement non collectif.
4. L'indispensable activation du levier financier
a) Faire face à des besoins d'investissements massifs
(1) Le renforcement des moyens des agences de l'eau
La politique de l'eau repose sur la mobilisation des moyens financiers des collectivités territoriales, qui assurent les services d'eau et d'assainissement, la maîtrise d'ouvrage d'installations hydrauliques ou mènent des politiques publiques territoriales en faveur des milieux et de l'environnement et de prévention des risques. Elle repose aussi beaucoup sur les agences de l'eau, qui sont le bras armé financier de l'État sur chacun des bassins hydrographiques.
Si un chiffrage précis est difficile à établir, il est cependant clair que les besoins en investissements dans la politique de l'eau, tant celle touchant le grand cycle que celle touchant le petit cycle, sont en forte hausse. Pour restaurer les zones humides, entretenir les digues, réaliser des bassins d'expansion de crues, accroître la protection des captages d'eau potable, sécuriser les réseaux d'approvisionnement, réparer les fuites ou encore mettre aux normes les stations d'épurations, ce sont plusieurs milliards d'euros supplémentaires qui devront être trouvés chaque année.
Le Plan eau apporte une réponse forte à ces besoins de financement supplémentaires, à travers l'augmentation des moyens des agences de l'eau d'environ 20 %, en ajoutant 475 millions d'euros aux 2,2 milliards de budget annuel moyen des agences. L'effort financier reposera sur une hausse des redevances actuellement payées par les usagers, plus de 80 % de celles-ci reposant sur les usagers domestiques de l'eau.
Il convient de saluer cet effort financier, après des années de réduction des moyens des agences. Lors de l'audition du 28 février 2023, le directeur de l'Agence de l'eau Rhône-Méditerranée-Corse, Laurent Roy, rappelait ainsi que « la capacité d'aide des agences de l'eau a diminué d'un peu moins de 15 % entre notre dixième programme, achevé en 2018, et notre onzième programme qui s'étend sur la période 2019-2024 »321(*). Les agences sont en outre bridées dans leur capacité à augmenter les redevances par le mécanisme du plafond mordant, qui conduit à écrêter les recettes des taxes qui leur sont affectées à hauteur d'un plafond fixé chaque année en loi de finances322(*), au-delà duquel les montants supplémentaires encaissés sont versés au budget général de l'État.
Lors de son audition du 3 mai 2023 devant la commission du développement durable et de l'aménagement du territoire de l'Assemblée nationale323(*), le ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires Christophe Béchu indiquait que les financements des agences de l'eau exerçaient un effet de levier et permettaient de débloquer des financements complémentaires. Il précisait : « les dépenses pour l'eau ne proviennent pas uniquement des agences de l'eau : elles s'élèvent au total à environ 20 milliards d'euros par an, dont 2,2 milliards d'euros sont constitués par le budget consacré à l'eau de ces agences. D'après nos estimations, qui s'appuient sur de nombreuses études, le plan permet un effet de levier de 6 milliards d'euros. Le rapport entre cette somme et ses effets est de un à dix : pour 180 millions d'euros prévus pour lutter contre les fuites, l'effort annuel s'établit à 1,8 milliard d'euros. Ces chiffrages proviennent des agences et des comités de bassin ».
Plusieurs questions se posent toutefois :
• Quel sera le rythme de déploiement de ces nouveaux financements ?
Nous sommes en cours d'exécution du 11e programme d'intervention des agences de l'eau, qui couvre la période 2019-2024. Des opérations supplémentaires pourraient voir le jour. Les règlements des agences peuvent aussi être modifiés pour apporter des taux de subventionnement plus élevés sur certaines catégories d'actions, afin d'en accélérer la réalisation.
Les agences savent déjà ajuster leurs programmes aux moyens supplémentaires qu'elles ont récemment reçus à travers le plan de relance, les plans de résilience ou encore le fonds vert. Mais la complexité, la technicité des dossiers à traiter se heurte au besoin de mobiliser des ressources humaines. Lors de l'audition précitée, le directeur de la connaissance et de la planification de l'Agence de l'eau Seine-Normandie, Christophe Poupard, indiquait ainsi : « comme l'ont largement souligné mes collègues, nous devrions bénéficier de moyens humains supplémentaires conséquents pour absorber l'important surplus d'activité ».
Dans sa réponse écrite faite à la mission d'information, l'Agence de l'eau Rhône-Méditerranée-Corse précise que la capacité à gérer un programme d'intervention plus important financièrement dépend fortement de la nature des opérations nouvelles que l'agence financerait. En 2020 et 2021, l'agence a démontré sa capacité à faire plus sans moyens humains supplémentaires, d'une part, parce que c'était ponctuel, et, d'autre part, parce qu'il s'agissait très majoritairement de financer des projets sur le petit cycle de l'eau montés par les collectivités qui ne nécessitaient pas un fort investissement de l'agence pour les faire émerger. S'il s'agit en revanche d'intensifier l'effort sur la durée et notamment d'inciter les maitres d'ouvrage à réaliser des opérations difficiles à faire sortir, l'investissement en « temps hommes » sera beaucoup plus important, et nécessitera donc impérativement des moyens humains supplémentaires.
Plus précise encore, l'Agence de l'eau Artois-Picardie indique dans sa réponse écrite qu'avec un relèvement significatif de son programme de 35 %, « il faudrait 1,5 % de masse salariale supplémentaire, soit 15 ETP pour 50 M€ de dépenses supplémentaires. Les domaines prioritaires concernent le grand cycle de l'eau : renaturation, solutions fondées sur la nature, désimperméabilisation ».
En outre, des moyens en ingénierie devront être mobilisés à l'échelle des porteurs de projet. Comme le souligne l'Agence de l'eau Rhin-Meuse dans sa réponse écrite à la mission d'information : « le relèvement des moyens financiers des agences de l'eau serait vain sans capacité d'ingénierie territoriale en milieu rural ». Dans sa réponse, l'Agence Loire-Bretagne pointe elle aussi l'absence de maîtrise d'ouvrage suffisamment robuste en capacité de conduire des programmes d'action ambitieux, comme l'un des principaux freins à la politique de l'eau.
En tout état de cause, la montée en charge du Plan eau ne sera que progressive et ne devrait produire ses pleins effets que dans le cadre du 12e programme couvrant la période 2025-2030.
• Quelle sera la réalité de l'effet d'entraînement des aides des agences de l'eau ?
Un effet de levier de 1 à 10, tel que présenté par le ministre Christophe Béchu, constitue certainement une hypothèse très optimiste. Les agences constatent en effet un tassement des cofinancements des collectivités, en particulier un désengagement de certains départements.
Dans sa réponse écrite à la mission, l'Agence de l'eau Rhin-Meuse rappelait que les taux d'aides de l'Agence avaient suivi une tendance haussière depuis 2016, et ajoutait que cette stratégie visait à compenser le désengagement quasi généralisé des conseils départementaux, qui n'ont pas conservé la clause de compétence générale. La Région, très investie dans le financement du grand cycle de l'eau, n'a pas permis de pallier à cette situation. Il est donc tout à fait possible que les financements supplémentaires mis à disposition des agences de l'eau servent, au moins en partie, à compenser le faible niveau d'investissement des financeurs.
Si les investissements dans le petit cycle mobilisent plus facilement les collectivités, qui sont propriétaires des infrastructures et doivent faire face à des enjeux immédiats de performance de leurs outils, ceux dans le grand cycle s'inscrivent dans des stratégies de plus longs termes et peuvent être considérés comme moins prioritaires. Dans sa réponse écrite à la mission, l'Agence de l'eau Artois-Picardie indiquait ainsi qu'elle essayait d'être très présente sur les questions de grand cycle « en l'absence d'autres financeurs, en particulier sur la restauration des milieux naturels ».
Il convient donc de ne pas fonder trop d'espoirs sur un effet de levier massif des nouveaux crédits dont disposeront les agences de l'eau en application du Plan eau.
• Quelle sera la manière de financer le Plan eau ?
De ce point de vue, des clarifications ont été apportées assez rapidement après la présentation du plan. Les 475 millions d'euros supplémentaires proviendront d'une hausse des taux de redevance. Si la clef de répartition entre les différentes catégories d'usagers versant des redevances : industriels, énergéticiens, agriculteurs, collectivités, usagers des services d'eau et d'assainissement reste à définir, les usagers du petit cycle de l'eau devraient cependant être les principaux contributeurs à cette hausse des redevances.
En pratique, la mise en oeuvre de cette hausse des recettes des agences passera a minima par le relèvement du plafond mordant. On pourrait même envisager sa suppression, pour permettre aux agences d'aller au-delà des 475 millions d'euros de recettes supplémentaires, afin de faire face à des besoins identifiés sur le territoire du bassin. Parallèlement, le plafond pluriannuel de dépenses des agences, fixé par un arrêté interministériel324(*), devra être relevé, ainsi que le plafond d'emplois défini chaque année par la loi de finances.
• Quelles sont les limites des interventions des agences ?
Le champ d'intervention des agences de l'eau est extrêmement large. Elles financent des études et des travaux concernant tant le grand cycle que le petit cycle de l'eau, chacune fixant ses priorités et définissant des taux d'intervention selon l'efficacité et l'intérêt des actions correspondantes. Ainsi, l'Agence de l'eau Loire-Bretagne a défini trois taux de soutien : 70 % (taux maximal) pour les actions les plus efficaces ou les plus indispensables pour atteindre les objectifs du SDAGE, 50 % (taux ordinaire) pour les autres opérations concourant directement à l'atteinte des objectifs du SDAGE et 30 % pour les opérations utiles mais n'entrant pas dans le cadre du SDAGE.
La loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages avait élargi le domaine d'intervention des agences à l'ensemble du champ de la biodiversité, les conduisant à consacrer davantage de moyens au grand cycle. À enveloppe fermée, cela induit de réduire les interventions sur le petit cycle, stratégie contestée par les collectivités gestionnaires des services d'eau et d'assainissement.
Les marges de manoeuvre laissées aux agences de l'eau ne sont pas totales. Ainsi, elles doivent privilégier les aides à l'investissement plutôt que les aides au fonctionnement, ce qui peut conduire à remettre en cause certaines interventions traditionnelles, comme le financement du soutien d'étiage sur la Garonne par l'Agence Adour-Garonne.
La remise en cause du modèle économique du soutien d'étiage de la Garonne
Le syndicat mixte d'études et d'aménagement de la Garonne (SMEAG) est chargé de la gestion des étiages de la Garonne en assurant sa réalimentation entre juin et octobre à partir des lacs des Pyrénées. Entre 2008 et 2017, ce sont environ 32 millions de m3 par an qui sont ainsi mobilisés (source : SMEAG).
Ce soutien d'étiage, assuré depuis 1993 et dont l'impact positif est avéré en termes de réduction du nombre de jours de restriction, fait l'objet d'une indemnisation des gestionnaires des réserves d'eau, qui ne peuvent pas l'utiliser pour la production hydroélectrique l'hiver, au moment où le prix de l'électricité est le plus élevé. Ces indemnisations sont plafonnées à 5 millions d'euros par an.
Leur financement est assuré par une redevance pour soutien d'étiage payée par les services d'eau potable, les 800 agriculteurs irrigants du bassin et les industriels préleveurs, par des contributions publiques au SMEAG ainsi que par une subvention de l'Agence de l'eau Adour-Garonne. Or, un rapport conjoint du CGEDD et du CGAAER de 2021325(*) (rapport Le Coz) estime que « ce n'est pas la vocation de l'agence de financer le fonctionnement du service rendu aux usagers ». L'Agence de l'eau Adour-Garonne est d'ailleurs la seule des six agences hexagonales à contribuer au financement du soutien d'étiage.
Dans un contexte où les volumes d'eau à mobiliser pour le soutien d'étiage ont vocation à augmenter, afin de faire face à une forte baisse des étiages naturels sur le bassin, il convient donc de trouver des ressources financières alternatives. Le financement intégral du soutien d'étiage par la redevance, certes conforme au principe de récupération des coûts, conduirait toutefois à un quasi-doublement de son taux, difficilement supportable par les redevables actuels.
(2) Une question ouverte : faut-il mettre en place une solidarité interbassins ?
Le système des redevances organise une solidarité à l'intérieur des bassins hydrographiques, notamment entre secteurs urbains et ruraux, mais pas entre les bassins. Or, les capacités financières des agences varient fortement en fonction du degré d'urbanisation et de la configuration des bassins. L'essentiel des redevances étant payées par les usagers des services d'eau et d'assainissement, les bassins très urbanisés comme le bassin Seine-Normandie ou Rhône-Méditerranée-Corse collectent des sommes importantes sur ces usagers domestiques de l'eau, nombreux, et disposent en conséquence de fortes capacités financières, ce qui n'est pas le cas pour des agences couvrant un territoire à dominante rurale, comme l'Agence Loire-Bretagne (qui couvre 28 % du territoire mais seulement 20 % de la population), où les besoins d'investissements sont importants mais la population urbaine plus faible et donc les redevances collectées moins massives.
Le Plan eau prévoit déjà une solidarité à l'égard des territoires ultramarins particulièrement en difficulté pour financer leur politique de l'eau, avec une enveloppe de 35 millions d'euros. Compte tenu des difficultés structurelles des territoires ultramarins et de l'urgence à y rétablir un accès effectif permanent à l'eau potable, cet effort doit être pérennisé, voire encore accru. Par ailleurs, l'Office français de la biodiversité (OFB), financé à hauteur d'environ 370 millions d'euros par un prélèvement sur les redevances des agences de l'eau, a parmi ses missions la mise en oeuvre de la solidarité financière entre bassins hydrographiques en matière de gestion de la ressource en eau et de biodiversité, bénéficiant à la Corse et à l'outre-mer. On peut donc considérer que la solidarité financière interbassin existe donc déjà à travers la contribution à l'OFB.
Le rapport de l'IGF et du CGEDD de 2018 (rapport Lavarde)326(*) avait évoqué l'idée d'instaurer une redevance de solidarité territoriale, assise sur le mètre cube d'eau potable, collectée selon le mécanisme de l'actuelle redevance pour pollution de l'eau d'origine domestique. Mais la réforme en cours des redevances des agences n'a pas intégré cette idée. Lors de leur audition du 28 février au Sénat, les représentants des agences de l'eau se sont montrés réservés sur la solidarité interbassins, en estimant que la première solidarité était celle mise en place entre amont et aval au sein des bassins.
En outre, tous les bassins ayant à faire face à des enjeux dans la durée qui dépassent leurs capacités financières, les contributeurs nets dans un système de solidarité financière interbassins pourraient se voir ralentis dans la mise en oeuvre de leurs programmes d'action. Les bassins précurseurs pourraient voir leurs initiatives freinées. Les agences contributrices pourraient être tentées de baisser les taux de redevance pour éviter d'être ponctionnées. Enfin, les critères de péréquation entre bassins ne sont pas évidents et peuvent donner lieu à des débats sans fin.
Pour autant, même si le changement climatique impacte tous les bassins, les différences de capacité financière des uns et des autres sont flagrantes. Dans un contexte de desserrement de la contrainte budgétaire des agences permise par le relèvement des redevances prévu par le Plan eau, il convient de ne pas écarter l'idée d'une part mutualisée à l'échelle nationale.
(3) La recherche de nouveaux financements pour la biodiversité
Les besoins de financement des mesures en faveur des milieux aquatiques qui relèvent de la préservation ou de la restauration de la biodiversité sont en hausse. L'adoption de solutions fondées sur la nature, la renaturation des cours d'eau et la restauration des zones humides nécessitent de mobiliser des recettes supplémentaires.
Le rapport Jerretie-Richard remis début 2022 dans le cadre du Comité pour l'économie verte327(*) qualifie de « prudente » une estimation des besoins supplémentaires de 400 millions d'euros pour agir sur le grand cycle de l'eau et sur la biodiversité. Il propose d'y répondre en partie en élargissant à la biodiversité la fiscalité des agences de l'eau, à travers l'affectation aux agences d'une part de la taxe d'aménagement actuellement affectée aux départements et servant au financement des espaces naturels sensibles (dont le produit global annuel s'élève à environ 600 millions d'euros), représentant d'abord 150 puis à terme 300 millions d'euros.
Le rapport IGF-IGEDD de novembre 2022 sur le financement de la stratégie nationale pour la biodiversité (SNB) pour 2030328(*) ne va pour sa part pas dans le même sens. Il estime que les besoins des agences de l'eau (mise en conformité des ouvrages prioritaires de bassin, renaturation des villes, programmes haies et restauration de zones naturelles, paiements pour services environnementaux) sont de l'ordre de seulement 630 millions d'euros sur 5 ans. Par ailleurs, il rejette l'idée d'une attribution d'une fraction de taxe d'aménagement aux agences de l'eau, craignant de fragiliser le financement des espaces naturels sensibles.
Pour autant, le financement des actions en faveur de la biodiversité ne peut pas reposer principalement sur les ressources ordinaires des agences, qui sont essentiellement assises sur les usagers du petit cycle de l'eau et déjà amputées du prélèvement à destination de l'OFB. Dans ces conditions, la recherche d'une autre recette affectée soit directement à l'OFB soit aux agences de l'eau est nécessaire.
(4) Faire évoluer le cadre juridique et financier de la GEMAPI
L'attribution de la compétence GEMAPI aux EPCI, en entraînant l'obligation de surveiller, entretenir et le cas échéant réhabiliter les digues ainsi que de créer et gérer les aménagements hydrauliques nécessaires pour limiter l'impact des crues, a permis de clarifier les responsabilités mais sans donner aux intercommunalités les moyens de faire face à ces obligations nouvelles329(*).
La taxe GEMAPI, plafonnée à 40 € par habitant et dont le produit moyen voté par les EPCI se situe plutôt autour de 6 € par habitant, permet certes de mobiliser des ressources croissantes, de 154 M € en 2018 à 380 M € en 2022330(*). Son produit peut d'ailleurs être transféré à des syndicats mixtes, comme des EPTP ou des EPAGE, si ceux-ci sont chargés de la mise en oeuvre de la GEMAPI, ce qui permet d'optimiser le périmètre d'intervention.
Certains territoires, à fort risque d'inondation sur une vaste zone et à faible densité, ne sont pas en mesure de collecter les montants nécessaires avec la seule taxe affectée. Seules les études sont finançables, et pas les travaux de génie civil, extrêmement onéreux, même en mobilisant les aides des agences de l'eau ou du Fonds de prévention des risques naturels majeures (FPRNM), dit « fonds Barnier ».
À titre d'exemple, sur le bassin versant de la Garonne, qui couvre 10 % du territoire national, l'EPCI Val de Garonne Agglomération constitué autour de Marmande, a estimé le coût des travaux de conservation des 90 km de digues publiques dont il a la gestion à 22 millions d'euros, alors que le produit de la taxe GEMAPI n'est que d'un million d'euros et les subventions sont plafonnées à 40 % du coût des travaux, forçant l'EPCI à assurer 60 % d'autofinancement.
Il existe aujourd'hui un réel enjeu de nécessaire solidarité à l'échelle du bassin versant et le long du cours d'eau pour la gestion des risques d'inondation, entre des collectivités densément peuplées qui peuvent prendre en charge les actions de protection et celles pour qui la faiblesse de l'assiette ne permet pas de couvrir le financement d'ouvrages onéreux.
La fiscalité actuelle est inadaptée et les agences de l'eau n'interviennent que dans des proportions limitées - les 60 à 70 % de financements restants sont complexes à trouver.
Dans une logique de péréquation et de solidarité territoriale, plusieurs pistes doivent donc être poursuivies en parallèle : le renforcement des niveaux d'aide des agences ainsi que la mutualisation des recettes de taxe GEMAPI à l'échelle de l'ensemble du bassin versant, dans la mesure où il est inefficace d'avoir des niveaux de protection différents sur un linéaire de cours d'eau, selon le découpage des EPCI.
Pour faire face aux besoins de financement supplémentaires, la mission recommande donc de :
40 - Supprimer d'ici la fin 2023 le plafond mordant de recettes et de relever les plafonds d'emplois et les plafonds de dépenses des agences de l'eau, afin de pérenniser les 475 millions d'euros de recettes supplémentaires proposées par le Plan eau.
41 - Définir un modèle économique robuste pour l'indemnisation des exploitants hydroélectriques contribuant au soutien d'étiage.
42 - Pérenniser le soutien financier aux offices de l'eau ultramarins pour améliorer la performance des réseaux d'eau potable et améliorer l'assainissement.
43 - Relancer la réflexion sur les modalités d'une solidarité financière interbassins, afin de soutenir davantage les agences les moins bien dotées.
44 - Flécher une ressource nouvelle destinée à financer spécifiquement les actions des agences de l'eau en faveur de la biodiversité, pour alléger la charge reposant sur les usagers du petit cycle.
45 - Mettre en place une fraction de taxe GEMAPI mutualisée sur l'ensemble du bassin versant, pour soutenir les actions au titre de la GEMAPI des EPCI disposant de peu de ressources et de longs linéaires à protéger.
46 - Permettre aux EPCI de s'adosser aux EPTB existants pour déléguer l'exercice de la GEMAPI et les ressources afférentes.
47 - Accompagner les autorités organisatrices de l'eau pour se saisir des solutions de financements longs, permettant des amortissements sur 50 à 60 ans, tels les « aquaprêts ».
b) Mettre en place de véritables incitations
(1) Vers des redevances incitatives
(a) À l'origine de la réforme des redevances des agences de l'eau, la fin programmée des primes de performance épuratoire
(i) Qu'est-ce que la prime de performance épuratoire
Les primes de performance épuratoire (ou prime d'épuration) sont des aides financières versées par les agences de l'eau aux maîtres d'ouvrage publics (syndicats d'assainissement) et privés (par exemple les campings) de stations d'épuration traitant les pollutions domestiques (hors toutes petites stations). Elles sont prévues par le V de l'article L. 213-10-3 du code de l'environnement.
Chaque agence de l'eau définit les conditions d'attribution de la prime. Son mode de calcul est complexe. Il repose sur la différence entre la pollution entrante dans la station d'épuration et la pollution sortante, estimée à partir des données d'auto-surveillance de qualité des gestionnaires des stations d'épuration. Les polluants pris en compte sont multiples : matières en suspension (MES), demande chimique en oxygène (DCO), demande biochimique en oxygène sur 5 jours (DBO5), azote réduit (NR), phosphore total (PT).
Certaines agences de l'eau ne versent la prime que si le service d'assainissement collectif est facturé aux usagers au-delà d'un certain montant (1 € pour l'Agence de l'eau Rhône-Méditerranée-Corse).
Il faut noter que les communes et groupements de communes assurant un service public d'assainissement non collectif (SPANC) sont également éligibles à une prime lorsqu'elles mettent en place sur leur territoire des contrôles performants des systèmes d'assainissement individuel.
Les primes d'épuration sont un dispositif incitant à améliorer la qualité de l'eau (en allant au-delà de la règlementation des normes minimales) et pénalisant les dispositifs d'épuration mal maîtrisés, en récompensant les résultats et pas seulement les moyens mis en oeuvre.
La programmation budgétaire 2019-2024 (11e programme) prévoit une baisse des crédits par rapport à la période précédente 2013-2019 (10e programme), l'enveloppe pluriannuelle passant de 1,68 milliard d'euros à 1,07 milliard d'euros331(*). La suppression totale de l'enveloppe est prévue dans le cadre de la prochaine programmation pluriannuelle 2025-2030 (12e programme).
En 2021, les primes de performance épuratoire représentaient encore 182,6 millions d'euros (en crédits de paiement)332(*) mais le dispositif connaît une fin en sifflet avec 115,3 M € en 2023 et 80,7 M € en 2024.
(ii) La remise en cause de la prime de performance épuratoire
Le rapport IGF-CGEDD sur l'avenir des opérateurs de l'eau et de la biodiversité publié en 2018 préconisait un « abandon définitif des primes épuratoires, dont l'efficacité n'est pas démontrée » concomitante d'une rénovation de la redevance pour pollution de l'eau d'origine domestique. La prime était analysée comme une aide au fonctionnement pouvant représenter jusqu'à 10 % des frais de fonctionnement des services d'assainissement (environ 8 centimes/m3). La prime d'épuration est globalement considérée comme insuffisamment incitative, ne différenciant pas l'effort supplémentaire de dépollution de l'effort de base demandé par la règlementation.
La suppression de la prime de performance épuratoire permet aussi et surtout, dans un contexte budgétaire contraint pour les agences de l'eau, de dégager des marges de manoeuvre pour financer d'autres investissements. C'est ce qu'avait mis en oeuvre l'Agence Loire-Bretagne qui ne distribue plus la prime dans le cadre du 11e programme.
Par ailleurs, le temps de traitement administratif de la prime estimé par le rapport de 2018 était de 45 ETP par an.
Plusieurs arguments ont cependant été avancés pour défendre la prime d'épuration :
- c'est le seul outil appliquant le principe payeur-payeur pour l'eau domestique, les redevances d'assainissement étant payées en fonction des volumes consommés ;
- la crainte de perdre la prime incite les syndicats d'assainissement à maintenir une vigilance et des efforts importants ;
- à l'occasion du calcul de la prime, les agences collectent des données utiles auprès des syndicats d'assainissement pour mieux connaître les pollutions effectives ;
- enfin, la prime d'épuration profite aux grandes agglomérations urbaines, qui cotisent beaucoup au titre des redevances et reçoivent peu.
(b) Une réforme des redevances conservant les clefs de répartition actuelles mais augmentant la dimension incitative
La mise en oeuvre des recommandations du rapport IGF-CGEDD de 2018 a conduit à préparer une réforme de la redevance pour pollution domestique des agences de l'eau, afin de conserver une incitation à une bonne performance en matière d'assainissement, sans passer par une aide budgétaire, mais en utilisant l'outil du mode de calcul de la redevance.
L'objet de la réforme est plus large que la suppression des primes de performance épuratoire. Il s'agit de réformer la redevance pour pollution domestique et la redevance pour modernisation des réseaux de collecte, l'exercice étant effectué à masse fiscale constante.
La réforme doit être achevée d'ici la mi-2024 pour pouvoir être mise en oeuvre dès 2025, au lancement du 12e programme des agences de l'eau.
Les modalités de la réforme ont fait l'objet de discussions au sein du Comité consultatif sur le prix et la qualité des services publics d'eau et d'assainissement (CCPQSPEA), avec présentation de points d'étape au Comité national de l'eau (CNE).
Les redevances pour prélèvement et redevances pour pollution non domestique ne seraient pas modifiées. En revanche, concernant les autres redevances, qui constituent l'essentiel des recettes des agences de l'eau, on s'achemine vers la mise en place d'un système à deux étages, le deuxième étant celui des incitations, à la fois à la sobriété de la consommation d'eau potable et de la performance des systèmes collectifs d'épuration avec :
- une redevance fixe de base sur la consommation d'eau potable, qui rapporterait les 2/3 des recettes des agences (1 milliard d'euros) et serait collectée par les distributeurs d'eau (qui ainsi, assumeraient le risque d'impayés) ;
- deux redevances pour performance qui rapporteraient ensemble 1/3 des recettes des agences (450 à 500 millions d'euros) :
• une redevance assise sur la performance du réseau d'assainissement collectif, due par la commune ou l'EPCI exerçant la compétence, modulée en fonction de critères de conformité réglementaire, de la qualité de l'auto-surveillance et de la performance globale du système d'assainissement (critères similaires aux actuelles primes de performance épuratoire) modulée entre 1 (taux maximum) et 0,3 (taux minimum) ;
• une redevance assise sur la performance du réseau d'eau potable, due par la commune ou l'EPCI exerçant la compétence eau, modulée en fonction du taux de fuite et de la connaissance patrimoniale des réseaux, modulée entre 1 (taux maximum) et 0,2 (taux minimum, pour les systèmes les plus performants).
Le mode de calcul des redevances inciterait donc fortement à limiter les fuites sur les réseaux d'eau potable et mieux maîtriser les rejets des stations d'épuration.
Schéma présenté au CNE du 4 mai 2023
(2) Agir par une tarification différenciée de l'eau
(a) Vers la tarification progressive
Si l'incitation concerne les services d'eau et d'assainissement, elle peut concerner aussi directement les usagers de l'eau à travers une tarification incitant à la sobriété.
La mesure n° 43 du Plan eau suit cette voie timidement, en renvoyant d'éventuelles recommandations aux travaux du Conseil économique, social et environnemental (CESE).
Mettre en place une tarification qui pénalise les usagers ayant une consommation d'eau trop importante est déjà possible et certaines collectivités la pratiquent. Le syndicat de l'eau du Dunkerquois (SED), qui rassemble 29 communes, et assure l'alimentation en eau potable d'un bassin de 240 000 habitants, est ainsi confronté depuis des années à la nécessité d'économiser la ressource en eau provenant de la nappe de l'Audomarois, située à 40 km de l'agglomération. Depuis 2012, il a établi trois tranches de tarification : un tarif faible jusqu'à 80 m3 par an, un tarif normal de 80 à 200 m3 et enfin un tarif majoré au-delà de 200 m3. La consommation par foyer est passée de 81 m3 à 67 m3 et 80 % des usagers ont fait des économies sur leur facture. Les prélèvements globaux d'eau du syndicat ont baissé de 10 %.
Plusieurs conditions sont cependant nécessaires pour mettre en place une tarification progressive efficace et juste :
- d'abord, il faut pouvoir individualiser les compteurs. C'est le cas dans les logements individuels mais pas dans les immeubles collectifs, le plus souvent dotés de compteurs collectifs. Le SED a accompagné la démarche pour atteindre un taux d'équipement en compteurs individuels de 85 % ; il faut en outre noter que les logements neufs doivent bénéficier de compteurs individuels puisqu'en application de l'article L. 152-3 du code de la construction et de l'habitation, « toute nouvelle construction de bâtiment à usage principal d'habitation comporte une installation permettant de déterminer la quantité d'eau froide fournie à chaque local occupé à titre privatif ou à chaque partie privative d'un lot de copropriété ainsi qu'aux parties communes, le cas échéant » ;
- ensuite, il est préférable de moduler les tarifs en fonction de la composition des familles. Le SED n'avait pas fait ce choix initialement. Afin de compenser la pénalisation des familles nombreuses, qui mécaniquement consomment plus d'eau, il avait mis en place un « chèque eau » en réalité très peu utilisé par les habitants. Ce dispositif, abandonné, est remplacé par un échange d'informations avec la CAF sur la composition des foyers ;
- enfin, pour que la tarification progressive ait un effet, cette progressivité doit être significative, faute de quoi le signal prix ne sera pas suivi par les usagers, dont la consommation est déjà peu élastique au prix.
(b) Un couplage avec la tarification sociale
La tarification sociale relève d'une autre logique mais peut être combinée avec la tarification progressive. C'est d'ailleurs la voie choisie également par le SED, qui accorde un tarif préférentiel trois fois moins important que le tarif de base sur la première tranche aux bénéficiaires de la complémentaire santé solidaire (CSS) du territoire. Ce tarif concerne un peu moins de 10 % des foyers. Les informations sont transmises au SED de manière sécurisée par la Caisse primaire d'assurance-maladie.
Outre l'interdiction de couper l'eau pour impayés, la loi Brottes d'avril 2013 avait autorisé les collectivités à introduire des expérimentations de tarification sociale de l'eau. La loi Engagement et Proximité de 2019 a pérennisé cette possibilité, utilisée en 2021 par 41 collectivités gérant un service d'eau.
L'objectif de la tarification sociale consiste à rendre effectif le droit à l'eau pour tous, en allégeant la facture des plus modestes.
Mais d'autres mesures que des modulations directes de tarifs peuvent contribuer au même objectif. La mobilisation du Fonds de solidarité logement départemental ou des fonds sociaux des communes pour aider les ménages en difficulté à payer leur facture d'eau est possible. Une aide générale au paiement des factures peut aussi être distribuée sous forme de chèques eau automatiquement émis pour éviter le non-recours, comme constaté à Dunkerque. La collaboration des Caisses d'allocations familiales (CAF) ou des caisses de retraite est alors nécessaire pour mettre en oeuvre un tel mécanisme.
Il ne serait d'ailleurs même pas nécessaire de connaître la consommation précise d'un ménage pour mettre en oeuvre une aide au paiement des factures d'eau lorsque celle-ci est incluse dans les charges, en déployant un instrument de financement au bénéfice des plus modestes de la part de charges correspondant à l'eau.
(3) Des incitations à économiser l'eau par des gestes du quotidien
Un dernier levier d'incitation à la sobriété passe par l'accompagnement des ménages dans leurs gestes du quotidien. Sans être exhaustifs, on peut citer plusieurs exemples :
- l'installation de mousseurs sur les robinets, réduisant le débit du filet d'eau, permet de 25 à 50 % d'économies d'eau. Certains services d'eau en fournissent gratuitement à leurs usagers ;
- l'installation de récupérateurs d'eau de pluie pour l'arrosage des plantes évite d'utiliser l'eau potable. Certaines collectivités subventionnent une telle acquisition par les particuliers. En revanche, le crédit d'impôt pour la récupération d'eau de pluie, fixé à 15 % des dépenses et plafonné à 8 000 euros, a disparu depuis 2014. Il pourrait être pertinent de le rétablir ;
- les dispositifs de récupération des eaux grises (eaux de lavage, eaux de machines à laver) pour des usages compatibles, comme l'alimentation d'une chasse d'eau (qui consomme jusqu'à 9 litres par utilisation), nécessitent des montages plus complexes avec installation de réservoir de récupération et travaux de plomberie, pour un coût de plusieurs milliers d'euros, et donc moins facilement généralisables ;
- les campagnes de communication informant et sensibilisant les particuliers aux gestes responsables complètent l'arsenal des mesures pratiques et peuvent contribuer à des changements de comportements vers davantage de sobriété.
(4) Combiner le principe pollueur-payeur et la rémunération des services environnementaux
(a) Renforcer l'application du principe pollueur-payeur
Le principe pollueur-payeur est un des principes fondamentaux du droit de l'environnement, énoncé par le 3° du II de l'article L.110-1 du code de l'environnement. Il implique que les « mesures de prévention, de réduction de la pollution et de lutte contre celle-ci doivent être supportés par le pollueur ». Il est cependant mis en oeuvre très imparfaitement, et ne va pas jusqu'à une récupération totale (appelée aussi internalisation) des coûts sur l'émetteur des pollutions, du fait de la difficulté à évaluer l'impact réel sur les milieux des émissions de polluants, d'identifier précisément les responsables ou encore lorsque les capacités de paiements des pollueurs sont insuffisantes. Dans un rapport de 2021, la Cour des comptes européenne pointait une application très imparfaite du principe pollueur-payeur au sein des politiques environnementales de l'Union européenne333(*).
Dans le domaine de l'eau, le principe pollueur-payeur est mis en oeuvre à travers plusieurs dispositifs.
• Les redevances perçues par les agences de l'eau en sont l'instrument principal, mais comme le notait, il y a dix ans, un rapport d'évaluation de la politique de l'eau du CGEDD334(*), le système des redevances a évolué vers la fiscalisation en s'éloignant de l'application du principe pollueur-payeur. Le rapport indiquait ainsi que « les différences de taux de redevances fixées par le législateur par usage de l'eau sont désormais fondées davantage sur son appréciation des facultés contributives et du contexte socio-économique que fruit d'éléments techniques environnementaux ». La redevance pour pollution domestique est ainsi aujourd'hui payée essentiellement par les usagers domestiques de l'eau sur leur facture d'eau. D'après le « jaune budgétaire » sur les agences de l'eau annexé au projet de loi de finances pour 2023, elle représentait en 2021 1,069 milliard d'euros, contre seulement 54,3 millions d'euros pour la redevance due par les industriels et 4 millions d'euros pour les redevances dues par les élevages sur leurs rejets d'effluents azotés.
• Instaurée en 2008 et étendue en 2012, la redevance pour pollutions diffuses (RPD), collectée par les agences de l'eau, est due par tout acheteur de produits phytopharmaceutiques. Elle varie dans une proportion d'environ 1 à 10 selon le degré de toxicité des produits concernés. En partie affectée au financement du plan Ecophyto, elle a un rendement, selon le « jaune budgétaire » précité de l'ordre de 130 à 150 millions d'euros par an, « très fluctuant, principalement en fonction de la météo de l'année qui a un impact direct sur les décisions d'achats de produits phytopharmaceutiques », mais aussi des stratégies de stockage de produits par les agriculteurs (on a constaté 188,7 millions d'euros de recettes en 2021, contre 96,9 millions d'euros en 2020).
• À l'issue des discussions de la loi Climat et résilience d'août 2021, l'article 268 n'a pas mis en place de taxe sur les engrais azotés, comme prévu initialement, pour lutter contre la pollution de l'eau par les nitrates. La loi évoque simplement la possibilité de créer une telle redevance si les objectifs de réduction de 13 % des émissions d'ammoniac et de 15 % des émissions de protoxyde d'azote n'étaient pas atteints en 2030.
• Il n'existe pas de taxe ou redevance touchant les pollutions diffuses de l'eau par les médicaments, les produits cosmétiques ou encore les plastiques, dont la dégradation en microbilles constitue pourtant un défi de santé publique et de santé environnementale, comme l'ont montré les travaux récents de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques335(*).
Enfin, comme le notait le rapport de 2013 du CGEDD précité, « certains faits générateurs perturbant pour le milieu ne font l'objet d'aucune redevance : extractions de granulats, suppression de champs d'expansion des crues, imperméabilisation ».
L'application dans le domaine de l'eau du principe pollueur-payeur est donc très imparfaite et pourrait être renforcée, à la fois pour apporter de nouvelles ressources aux agences et pour inciter les acteurs économiques à réduire à la source les pollutions de l'eau, stratégie bien moins coûteuse pour la collectivité que celle consistant à traiter les polluants une fois ceux-ci disséminés.
(b) Mieux rémunérer les services environnementaux
Une autre piste féconde pour améliorer la qualité de l'eau consiste à développer les paiements pour services environnementaux (PSE), qui correspondent à une rémunération d'un service rendu à l'environnement en s'engageant dans une pratique agricole vertueuse allant au-delà du seul respect de la réglementation.
Dans le cadre du plan biodiversité présenté en 2018, le Gouvernement avait décidé de consacrer 150 millions d'euros aux PSE destinés aux agriculteurs, en échange d'engagements sur des changements de pratiques assortis d'indicateurs de résultats. Ces paiements sont apportés par les agences de l'eau. Ils correspondent à des actions de restauration de milieux naturels par l'implantation de haies, la préservation de mares, ou encore à des modifications des systèmes de production agricole, par la mise en place de couverts végétaux, la réduction des apports de fertilisants ou de pesticides. La plateforme nationale des PSE recense 153 projets à travers toute la France336(*).
Ces dispositifs sont appelés à être complétés dans le cadre de la nouvelle PAC par les mesures agro-environnementales (MAEC) qui disposent d'une enveloppe globale de crédits du deuxième pilier de la PAC d'un peu plus de 160 millions d'euros par an dans le cadre du plan stratégique national (PSN) 2023-2027337(*), ainsi que par les aides à l'agriculture biologique. Dans sa réponse écrite à la mission, l'Agence de l'eau Loire-Bretagne indiquait que, si les PSE étaient un bon outil, « il semble indispensable de stabiliser ce dispositif sur lequel des interrogations demeurent (articulation avec les outils de la politique agricole commune et le plan stratégique national, capacité des collectivités à assurer le portage dans la durée voire à financer) ». Dans le même sens, l'Agence Artois-Picardie indique que « l'expérimentation des PSE entre 2020 et 2022 est positive mais les moyens et les outils sont largement insuffisants face aux pressions sur notre bassin et aux revenus générés par l'agriculture industrielle ». L'instrument peut donc être efficace mais n'est pas massif et les sommes à mobiliser pour avoir un effet significatif bien plus importantes que celles qui y sont aujourd'hui consacrées.
La régie d'eau de la Ville de Paris « Eau de Paris » a présenté à la mission son dispositif de PSE destiné à protéger ses aires de captage. Lancé en 2018 et opérationnel depuis 2020, ce soutien financier est accordé en échange d'engagements de résultats d'une centaine d'agriculteurs exploitant un peu plus de 15 000 hectares, soit 10 % des surfaces des aires d'alimentation de captage de la régie, en matière d'usage de pesticides ou de réduction de la production de nitrates. Un dispositif de suivi bimensuel de la qualité de l'eau sur les zones concernées a été déployé. Ce sont 47 millions d'euros qui sont mobilisés sur 11 ans. Les mesures d'accompagnement (animation territoriale, conseil agricole, évaluation) font l'objet d'un financement à 80 % par l'Agence de l'eau. Cet outil vient en complément des autres outils mis au service de la protection des aires de captage, comme l'acquisition de terrains sur lesquels la collectivité conclut ensuite un bail rural environnemental (BRE).
La prévention de la dégradation de la qualité de l'eau par l'amélioration des pratiques agricoles, peut donc passer par un renforcement des aides aux agriculteurs qui s'engagent sur des résultats.
Pour inciter à la sobriété ainsi qu'à la préservation de la qualité de l'eau, les propositions de la mission sont donc les suivantes :
48 - Récompenser les services d'eau et d'assainissement performants par une forte modulation des redevances selon les taux de fuite ou les taux de non-conformités des rejets des stations
49 - Encourager les collectivités à mettre en place une tarification progressive de l'eau, au moins pour les usagers dotés de compteurs individuels, et interdire par la loi toute tarification dégressive incitant au gaspillage
50 - Faciliter la mise en oeuvre de la tarification sociale, en privilégiant les systèmes simples comme des chèques eau automatiquement distribués aux bénéficiaires
51 - Inciter les particuliers aux économies d'eau et à la récupération d'eau de pluie, en rétablissant le crédit d'impôt pour les récupérateurs de toiture
52 - Renforcer l'application du principe pollueur-payeur en augmentant les tarifs de redevance pour les rejets industriels et en instaurant une redevance pour les polluants aujourd'hui exonérés, en commençant par les médicaments et les produits cosmétiques
53 - Afin de parvenir en dix ans à la protection de la totalité des périmètres de captage, augmenter la part des aides PAC et des agences de l'eau en faveur des paiements pour services environnementaux.
* 299 https://www.vie-publique.fr/rapport/267867-police-de-leau-et-de-la-nature-dans-les-services-deconcentres
* 300 https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/dossiers/gestion_conflits_usage_penurie_eau_rap-info
* 301 https://www.vie-publique.fr/rapport/289162-politique-de-l-eau-et-de-la-peche-en-eau-douce-cgedd
* 302 https://bassinversant.org/livre-bleu/
* 303 https://www.ccomptes.fr/fr/documents/63651
* 304 https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/organes/delegations-comites-offices/dctd/missions-de-la-delegation/gestion_eau
* 305 https://amorce.asso.fr/publications/quelle-place-de-l-eau-dans-les-outils-de-planification-climat-et-energie-sraddet-et-pcaet-eap03
* 306 https://data.eaufrance.fr/
* 307 https://www.eaufrance.fr/
* 308 Au niveau mondial, le terme anglais « reuse » est utilisé de manière usuelle.
* 309 https://www.cerema.fr/fr/centre-ressources/boutique/reutilisation-eaux-usees-traitees-panorama-francais
* 310 Voir le cas de l'irrigation de vignes près de Narbonne : https://www.pleinchamp.com/actualite/les-eaux-usees-traitees-un-peu-plus-qu-une-goutte-d-eau-pour-irriguer
* 311 https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000022753522
* 312 https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000045331735
* 313 https://www.anses.fr/fr/system/files/EAUX2020SA0125.pdf
* 314 https://www.anses.fr/fr/content/r%C3%A9utilisation-des-eaux-us%C3%A9es-trait%C3%A9es-lanses-compl%C3%A8te-ses-pr%C3%A9c%C3%A9dents-travaux
* 315 Source : étude de l'IFRI de septembre 2022 : https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/eyl-mazzega_cassignol_geopolitique_dessalement_eau_mer_2022.pdf
* 316 Article paru dans la revue « Science of the Total Environment » : https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0048969718349167
* 317 Source : Comité français des barrages et réservoirs : https://www.barrages-cfbr.eu/
* 318 https://www.ecologie.gouv.fr/hydroelectricite
* 319 https://www.ccomptes.fr/fr/publications/le-renouvellement-des-concessions-hydroelectriques
* 320 Article L. 2224-7-1 du code de l'environnement.
* 321 https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230227/mi_eau.html
* 322 Le mécanisme du plafond mordant résulte de l'article 46 de la loi n° 2011-1977 du 28 décembre 2011 de finances pour 2012. Il a été instauré pour les agences de l'eau depuis la loi de finances pour 2018.
* 323 https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/opendata/CRCANR5L16S2023PO419865N062.html
* 324 https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000038260931/
* 325 https://agriculture.gouv.fr/conditions-de-mobilisation-des-retenues-hydroelectriques-pour-le-soutien-detiage-dans-le-bassin
* 326 https://www.vie-publique.fr/rapport/37520-lavenir-des-operateurs-de-leau-et-de-la-diversite
* 327 https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/CEV-Redevances%20Agences%20et%20Biodiversit%C3%A9.pdf
* 328 https://www.vie-publique.fr/rapport/287780-le-financement-de-la-strategie-nationale-pour-la-biodiversite-snb-2030
* 329 Pour en savoir plus, se reporter au 2 b) du A de la IIIe partie du présent rapport.
* 330 Source : Observatoire des finances et de la gestion publique locales.
* 331 Source : rapport IGF-CGEDD de 2018 sur l'avenir des opérateurs de l'eau et de la biodiversité précité.
* 332 Source : Agences de l'eau, annexe au projet de loi de finances 2023 (jaunes budgétaire) : https://www.budget.gouv.fr/index.php/documentation/file-download/19026
* 333 https://www.eca.europa.eu/fr/publications?did=58811
* 334 https://igedd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/notice?id=Affaires-0007801
* 335 https://www.senat.fr/notice-rapport/2020/r20-217-notice.html
* 336 https://pse-environnement.developpement-durable.gouv.fr/
* 337 https://agriculture.gouv.fr/pac-2023-2027-proposition-de-psn-de-la-france-transmise-la-commission-europeenne