TRAVAUX DE LA
COMMISSION :
AUDITIONS POUR SUITE À DONNER
I. AUDITION DU PREMIER PRÉSIDENT DE LA COUR DES COMPTES
Réunie le mercredi 20 mars 2024, sous la présidence de M. Claude Raynal, président, la commission des finances a procédé à l'audition de M. Pierre Moscovici, premier président de la Cour des comptes pour suite à donner à l'enquête de la Cour des comptes, transmise en application de l'article 58-2° de la LOLF, sur les crédits exceptionnels à la culture et aux industries créatives : des moyens considérables, une logique de guichet, un contrôle insatisfaisant 2017-2023.
M. Claude Raynal, président. - Nous procédons ce matin à deux auditions pour suite à donner à l'enquête de la Cour des comptes réalisée à la demande de notre commission, en application du deuxième alinéa de l'article 58 de la loi organique relative aux lois de finances (Lolf), sur les crédits exceptionnels à la culture et aux industries créatives.
Nous recevons tout d'abord le Premier président de la Cour des comptes Pierre Moscovici, qui nous présentera les principales conclusions de cette enquête.
Le Premier président est notamment accompagné par M. Nacer Meddah, président de la troisième chambre, ainsi que par les magistrats ayant travaillé sur cette enquête. Il y a de la matière dans votre rapport, c'est le moins que l'on puisse dire !
Nous avons souvent, dans cette commission, déploré la faible place laissée au Parlement pour l'attribution et le contrôle des moyens dans le cadre des plans et programmes d'investissement. Le rôle du Parlement dans cette procédure ne doit pas être réduit à l'adoption d'enveloppes globales d'autorisations d'engagement, sur lesquelles il est ensuite bien difficile d'avoir des informations précises. Les montants concernés, loin d'être anodins, financent parfois des projets culturels ou patrimoniaux emblématiques. Je me félicite donc la demande d'une enquête sur ces sujets formulée auprès de la Cour des comptes par la commission des finances et suivie par les rapporteurs spéciaux de la mission « Culture », MM. Vincent Éblé et Didier Rambaud, ainsi que par le rapporteur spécial de la mission « Médias, livre et industries culturelles », M. Jean-Raymond Hugonet.
Les rapporteurs spéciaux poseront les premières questions. Je laisserai ensuite la parole à ceux de nos collègues qui souhaiteraient vous interroger.
À l'issue de cette audition, nous enchaînerons avec un panel d'intervenants qui pourront répondre aux constats dressés par la Cour dans son enquête. Cela permettra d'approfondir auprès du Secrétariat général pour l'investissement (SGPI) et du ministère de la culture certaines questions qui pourraient venir à l'esprit de nos collègues en écoutant la présentation de la Cour des comptes.
Cette audition est retransmise sur le site internet du Sénat.
M. Pierre Moscovici, Premier président de la Cour des comptes. - Je suis très heureux de vous présenter le rapport de la Cour des comptes sur les crédits exceptionnels à la culture et aux industries créatives.
Je tiens tout d'abord à vous remercier pour votre invitation. C''est toujours un grand plaisir pour moi de me rendre au Sénat, et tout particulièrement devant votre commission, pour vous présenter les travaux de la Cour. La Cour répond à votre demande, monsieur le président, sur le fondement de l'article 58 de la Lolf, de réaliser une enquête portant sur les crédits dits « exceptionnels » à la culture et aux industries créatives. L'enquête a ainsi été confiée à la troisième chambre de la Cour et a été inscrite au programme 2023 de la juridiction.
Je suis ravi de vous présenter aujourd'hui cette enquête. J'ai déjà pu l'exprimer devant votre commission : je suis extrêmement attaché à la mission d'assistance au Parlement que la Constitution a confiée à la Cour. Elle est pour moi essentielle. D'abord, il est vrai que ma sensibilité d'ancien parlementaire et d'ancien élu local m'y incline. Ensuite, veiller à l'équilibre des relations de la Cour avec le Parlement et le Gouvernement fait partie de mes fonctions et de mes devoirs. Soyez donc assurés, que je continuerai à attacher à la relation privilégiée qui nous unit un soin tout particulier.
M. Nacer Meddah, président de la troisième chambre de la Cour des comptes est présent à mes côtés. Je salue également la présence dans la salle des rapporteurs de cette enquête, Angélique Sloan, conseillère référendaire, et Anne Le Lagadec, conseillère référendaire en service extraordinaire, ainsi que Christine de Mazières, conseillère maître, présidente de la section culture et communication. Je souhaite les remercier chaleureusement, ainsi que Vincent Peillon, contre-rapporteur, pour leur implication et pour leur travail approfondi, que je crois profondément d'actualité.
Le rapport sur les crédits exceptionnels à la culture et aux industries créatives que nous vous présentons aujourd'hui est riche d'enseignements à plusieurs égards : pour le Parlement, pour le Gouvernement et pour les citoyens. En effet, la culture est, nous en sommes tous convaincus, loin d'être un luxe ; elle est un ferment essentiel de l'émancipation et de l'épanouissement de chacun, « la seule force que nous ayons en face de l'élément de la nuit », pour reprendre une citation d'André Malraux. La culture est aussi un élément essentiel de la cohésion dans nos territoires, les collectivités territoriales assurant les trois quarts des dépenses publiques en faveur de la culture.
Avant d'en dévoiler les principaux messages, j'aimerais préciser l'origine de ce travail et son périmètre.
La Cour a été saisie par votre commission, en application du deuxième alinéa de l'article 58 de la Lolf, à la demande de MM. Vincent Éblé, sénateur de Seine-et-Marne, Didier Rambaud, sénateur de l'Isère, Roger Karoutchi, sénateur des Hauts-de-Seine, depuis remplacé par M. Jean-Raymond Hugonet, sénateur de l'Essonne. Je tiens à les remercier pour la qualité de leurs échanges avec l'équipe de la Cour.
Les contours de la mission ont été précisés par un échange de lettres entre nos deux institutions, et l'essentiel de l'instruction s'est déroulé entre juin et septembre 2023.
L'enquête de la Cour a porté sur les crédits dits « exceptionnels » alloués en faveur de la culture et des industries créatives, c'est-à-dire les crédits qui se sont ajoutés aux crédits budgétaires ordinaires du ministère de la culture. Entre 2017 et mi-2023, plus de 3 milliards d'euros - ce n'est pas négligeable - de crédits de l'État ont été engagés pour le secteur culturel en dehors du budget du ministère de la culture, soit presque l'équivalent d'une année des crédits de la mission « Culture » de ce ministère. Il convient de distinguer : d'une part, les crédits du plan de relance pour 1,6 milliard d'euros, délégués par le ministère des finances au ministère de la culture pour accompagner la sortie de crise du covid ; d'autre part, à hauteur de 1,5 milliard d'euros au total, les programmes d'investissements d'avenir (PIA) - 500 millions d'euros des PIA 1 et 3 ont été ouverts en faveur de la culture, et ils ont été prolongés par le plan France 2030 avec 1 milliard d'euros destinés à la culture. Ces crédits s'inscrivent dans une logique d'investissement à long terme : ils sont gérés au niveau interministériel et délégués pour l'essentiel à des opérateurs généralistes comme Bpifrance et la Caisse des dépôts et consignations (CDC).
Notre enquête s'inscrit dans le prolongement de travaux de la Cour déjà publiés sur ces procédures inédites. Elle examine la mise en oeuvre de ces crédits exceptionnels, ainsi que leur articulation avec les crédits ordinaires du ministère de la culture, les possibles effets sur la politique culturelle, la place et le rôle du ministère. Elle propose une analyse détaillée d'un certain nombre de dispositifs. En revanche, notre lettre de mission spécifiait bien que n'entraient pas dans le périmètre de l'analyse demandée à la Cour les crédits d'urgence qui ont précédé le plan de relance, l'année blanche des intermittents du spectacle et les dépenses fiscales relatives à la culture.
Le décor étant planté, entrons maintenant dans le vif du sujet.
Le rapport livre quatre principaux messages que je souhaite partager avec vous.
Le premier porte sur le plan de relance : la Cour souligne qu'il a davantage contribué à la sauvegarde des revenus du secteur culturel qu'à sa transformation structurelle.
Les trois autres messages du rapport portent sur les PIA et le plan France 2030.
D'abord, nous relevons que les crédits issus des PIA 1 et 3 ont été utilisés pour des opérations patrimoniales et des opérations risquées. Ensuite, notre rapport relève qu'en dépit de moyens considérables, le plan France 2030 a une stratégie trop peu lisible. Enfin, nous analysons que le mode de pilotage de ces fonds est largement déconnecté des objectifs de la politique culturelle du pays.
Le rapport de la Cour est critique et met en exergue des pratiques de dépenses exceptionnelles qui se sont pérennisées, en 2023, au-delà du seul domaine de la culture et des industries créatives - j'ai d'ailleurs eu l'occasion de revenir sur ce sujet la semaine dernière en séance publique devant votre assemblée lors de la présentation de notre rapport public annuel.
Notre premier constat, donc, est le suivant : le plan de relance a davantage contribué à la sauvegarde des revenus du secteur culturel, qu'à sa transformation structurelle.
Les crédits du plan de relance ont certes été utiles pour sauvegarder le secteur culturel frappé par la crise du covid, mais sa mise en oeuvre a été guidée par une logique de dépense plus que par une analyse des besoins réels.
Doté de 1,6 milliard d'euros pour la culture, le plan de relance adopté dans la loi de finances pour 2021 est, en raison du contexte sanitaire, en grande partie constitué de mesures relevant de l'urgence ou amplifiant des dispositifs de droit commun. Elles ont bénéficié en priorité au secteur du patrimoine, pour près de 600 millions d'euros, et au spectacle vivant à hauteur de plus de 400 millions d'euros. Le plan de relance avait deux objectifs, pour ce qui concerne la culture : un soutien aux revenus du secteur, selon une logique keynésienne, d'une part, et une accélération des transformations structurelles identifiées comme nécessaires, d'autre part.
Le plan a incontestablement permis de stabiliser la situation budgétaire et financière de nombreux acteurs, selon le premier objectif du plan. Il a aussi permis de financer des travaux urgents de restauration de monuments, notamment via le plan « Cathédrales ». Plus globalement, il a conduit à la sauvegarde des revenus des acteurs culturels. Tout cela relève du paysage global du « quoi qu'il en coûte » que la Cour avait eu l'occasion d'analyser dans son rapport public annuel d'il y a deux ans, et a assurément eu un impact significatif et positif.
Dans ce cadre, les administrations et leurs agents ont été largement mobilisés, à moyens humains constants, tout comme les opérateurs chargés de répartir une grande partie des crédits.
En revanche, le second objectif du plan - accélérer les transformations économiques, industrielles et sociales du secteur - n'a été que marginalement engagé. Ainsi, l'occasion semble avoir été manquée d'accompagner les mutations des industries culturelles, notamment de la presse, pourtant fortement dotée en crédits du plan de relance, ou encore de la musique et du livre.
Plusieurs éléments nous ont semblé problématiques dans le déploiement du plan de relance pour le secteur de la culture.
D'abord, l'impératif de mise en oeuvre rapide du plan, qui a été fixé au plus haut niveau de l'État et suivi de près, a entraîné un pilotage par la dépense, parfois au détriment des objectifs de politique publique. Cet objectif de dépenser le plus vite possible les crédits de l'État a eu un effet inflationniste dans certains secteurs ; il a même conduit à privilégier les secteurs culturels déjà les plus aidés, comme le cinéma et la presse, au détriment du livre, par exemple.
Par ailleurs, une partie des crédits du plan de relance a été utilisée pour boucler les plans de financement de grands travaux des opérateurs culturels ou même pour anticiper des travaux, à rebours des objectifs fixés. Ainsi, le château de Versailles a vu, grâce au plan de relance, sa subvention d'investissement quadrupler en 2021. L'établissement a même pu financer des travaux qui auraient pu être effectués à échéance de vingt ans ! La Cour mentionnait déjà cet élément quelque peu surprenant dans son rapport sur le château de Versailles, publié en 2023.
Ensuite, certains dispositifs créés dans le cadre du plan de relance se sont surajoutés aux institutions et procédures existantes, sans être in fine évalués. Par exemple, l'appel à manifestation d'intérêt « Mondes nouveaux » a conduit à choisir et à financer, dans de brefs délais, 264 projets artistiques à hauteur de 30 millions d'euros. Je souligne que ce montant est sans commune mesure avec le budget annuel d'acquisition des vingt-deux fonds régionaux d'art contemporain (Frac), qui s'élève à 4 millions d'euros. Une part significative de ce dispositif a été attribuée à des intermédiaires et non aux créateurs. Or, faute de médiation, certaines oeuvres financées ont manqué de visibilité. C'est pourquoi la Cour recommande, avant toute nouvelle consommation de crédits, de procéder à une évaluation indépendante du dispositif « Mondes nouveaux », notamment du point de vue de la rémunération des artistes et de l'articulation avec les dispositifs et institutions préexistants.
Enfin, les crédits restants n'ont pas toujours été réalloués selon les besoins effectivement constatés. Pour les crédits de relance gérés par l'administration, la réallocation s'est opérée grâce à certains fonds moins sollicités que prévu ; ce fut le cas de l'aide aux pigistes, par exemple. En revanche, faute de clauses de retour à meilleure fortune, les crédits confiés à des opérateurs au titre de la relance ne sont pas restitués au budget de l'État, quand bien même leur situation à la sortie de la crise sanitaire le permettrait. De même, les contrôles visant à récupérer des indus auprès de certains bénéficiaires d'aides demeurent marginaux, et le risque de pérennisation de certains dispositifs financés sur crédits exceptionnels n'est pas totalement écarté. La Cour préconise donc de prévoir une procédure explicite de restitution, ou de réallocation, des crédits exceptionnels non utilisés.
Vous l'aurez compris, la Cour salue l'atteinte du premier objectif du plan de relance, soit la sauvegarde des revenus de nombreux acteurs culturels. En revanche, nous soulignons que ces fonds n'ont permis ni d'accélérer ni même d'initier des transformations dans le secteur, tant leur conception ne s'y prêtait pas.
J'en viens aux PIA et à leur prolongement, le plan France 2030, sur lesquels portent les trois autres messages de notre rapport. Il convient, dans cette deuxième catégorie, de distinguer les PIA 1 et 3, d'une part, du PIA 4 prolongé par France 2030, d'autre part.
D'abord, nous relevons que les crédits issus des PIA 1 et 3 ont été utilisés pour des objets éloignés de leur objectif premier de soutien à l'innovation, ou qu'ils ont été accordés sans prise en compte suffisante du risque.
Les P1A 1 et 3, qui ont représenté 500 millions d'euros ouverts pour la culture, ne semblent pas suivre une stratégie d'ensemble pour le secteur. Après la première vague de numérisation du patrimoine financée par le grand plan d'investissement 2012-2016, les PIA 1 et 3 ont faiblement investi le champ culturel et celui des industries culturelles et créatives. Depuis 2017, ce sont 278 millions d'euros qui ont été consommés dans ce domaine.
Surtout, les PIA 1 et 3 ont contribué à financer des opérations patrimoniales importantes ; à rebours, donc, de leurs objectifs de soutien à l'innovation. Ainsi, le PIA 3 a financé deux grandes opérations de restauration patrimoniale à hauteur de 190 millions d'euros, pour le château de Villers-Cotterêts, qui accueille désormais la Cité internationale de la langue française, et le Grand Palais. Je vous laisse juger si patrimoine et innovation vont dans ce cas-ci de pair.
Par ailleurs, les objets financés relèvent parfois d'une conception que je qualifierai de « très extensive » des industries culturelles et créatives, ou n'en font clairement pas partie. C'est le cas pour le financement de produits de consommation « éthique » ou de l'industrie de la confection, voire pour des produits relevant carrément d'un champ spéculatif comme des actifs virtuels sur le marché de la mode. C'est la raison pour laquelle nous préconisons d'appliquer strictement la doctrine des investissements d'avenir et de réserver les financements des PIA à des projets répondant à des critères d'innovation préétablis.
S'agissant des industries culturelles et créatives, quelques projets culturels innovants, comme la Philharmonie des enfants, ont été financés ; mais globalement, les premières stratégies d'investissement dans les industries culturelles et créatives de la part de la CDC ou de Bpifrance se sont révélées particulièrement risquées.
Des entreprises au modèle économique fragile ont été soutenues et ont connu depuis lors de graves difficultés. La prise de risque a été incontestablement trop élevée, en manquement au principe de l'investisseur avisé. Cette stratégie s'est soldée par des échecs nombreux, annulant la portée de l'investissement public. À titre d'exemple, le taux de sinistralité pour l'appel à manifestation d'intérêt « Culture, patrimoine et numérique », lancé par la CDC, a été de 35 %, un taux bien supérieur à celui admis en général par la Caisse ou Bpifrance. Le suivi étroit de ces souscriptions en capital a fait défaut, ainsi que l'évaluation de leur performance réelle.
Ces premières expériences d'investissement dans le secteur culturel ont souffert d'une absence de stratégie formalisée avec le ministère de la culture. Nous observons un manque de réflexion sur les outils mobilisés, sur la typologie des projets structurants et sur les effets d'accélération recherchés. A contrario, le soutien apporté à l'Institut pour le financement du cinéma et des industries culturelles (Ifcic), par exemple, est apparu plus cohérent avec l'ambition des PIA et plus respectueux des finances publiques. Ainsi, les 60 millions d'euros de crédits ouverts et les 25,1 millions d'euros de crédits consommés dans le cadre de ce fonds ont permis de tirer profit de l'excellente connaissance des entreprises culturelles de l'Institut, et de ses liens anciens avec les financeurs de la place.
Ainsi, la Cour préconise de déterminer de façon concertée les objectifs poursuivis par les investissements d'avenir, et de délimiter plus nettement le périmètre d'intervention des PIA dans le secteur des industries culturelles et créatives.
Ensuite, notre rapport relève qu'en dépit de moyens considérables, le plan France 2030 a, lui aussi, une stratégie trop peu lisible.
Après le plan de relance, l'État a décidé d'engager 400 millions d'euros fin 2020, dans le cadre du PIA 4, pour mettre en oeuvre la stratégie d'accélération des industries culturelles et créatives (ICC). Puis, à l'automne 2021, ont été annoncés 600 millions d'euros destinés aux industries de l'image et du numérique, dans le cadre du plan France 2030. À la faveur d'un amendement, fin 2022, le PIA 4 a été rattaché à France 2030. Cela porte l'effort, pour le seul volet culturel de France 2030, à 1 milliard d'euros au total. Là encore, la stratégie poursuivie pour le déploiement des fonds a été trop peu lisible.
D'abord, la Cour a observé un manque de transparence dans les objectifs et les moyens alloués à la stratégie d'accélération des industries culturelles et créatives. Cette stratégie a été formalisée à l'issue d'États généraux des ICC fin 2019-début 2020, mais ces dix-neuf mesures n'ont pas été rendues publiques. La consolidation des volets successifs d'enveloppes budgétaires au sein du plan France 2030 n'est pas davantage été publiée.
Il en résulte que l'articulation entre les objectifs d'ensemble et les mesures financées est difficilement compréhensible. Leur évaluation à terme sera dès lors complexe, d'autant que les indicateurs d'impact et de résultats des appels à manifestation d'intérêt et des appels à projets ne sont pas encore complètement arrêtés. Par ailleurs, France 2030 montre une grande lourdeur des processus décisionnels et un éparpillement de l'information. Jusqu'à présent, seules les mesures permettant de lancer rapidement des appels à concurrence ont été mises en oeuvre, au risque parfois de ne pas aborder des sujets d'infrastructure, plus centraux, et de ne pas mobiliser le levier réglementaire.
Si les mutations structurelles du secteur culturel peuvent justifier un accompagnement par l'État, les PIA apparaissent cependant globalement inadaptés à ce secteur. De plus, la logique de mise en oeuvre rapide d'appels à concurrence peut créer des effets d'aubaine et dispenser les pouvoirs publics de recourir à des outils de régulation.
Enfin, si le principe originel des PIA consistait à utiliser des avances remboursables pour inciter le secteur privé à investir, cette logique s'est progressivement effacée au profit d'une logique de subventions. Dès lors, la Caisse des dépôts et Bpifrance se retrouvent dans la situation paradoxale d'être les pourvoyeurs majoritaires de subventions dans ce secteur, sans avoir l'expertise du ministère de la culture.
En définitive, nous constatons que le mode de pilotage de ces fonds a largement dessaisi le ministère de la culture de la conception, de la mise en oeuvre et de l'évaluation de la politique culturelle.
Le pilotage des PIA et de France 2030 par le Secrétariat général pour l'investissement (SGPI) contribue à dessaisir le ministère de la culture. Ses missions de pilotage stratégique, d'allocation des financements et de contrôle lui sont retirées, sur un montant équivalent à une part significative de son budget annuel.
En effet, le ministère de la culture n'est pas formellement décisionnaire dans ces opérations, même s'il a été à l'origine de la conception de la stratégie. Il est généralement rédacteur des cahiers des charges, et associé aux étapes d'instruction, mais siège souvent comme observateur uniquement dans les comités constitués de professionnels, qui désignent les lauréats des financements.
Le ministère n'est donc pas pleinement en situation de garantir la cohérence de ces financements avec les objectifs de la politique culturelle : préserver et mettre en valeur le patrimoine historique, soutenir la création artistique, contribuer à l'éducation artistique et à la transmission des savoirs, développer l'économie de la culture et les industries culturelles.
Plus généralement, la segmentation de la prise de décision entre le SGPI, les grands opérateurs généralistes et le ministère de la culture est facteur de déresponsabilisation. Cela induit un manque de rigueur dans l'analyse des besoins. Par exemple, au sein des crédits alloués à France 2030, une priorité a été donnée de facto aux industries de l'image, au travers du seul projet de « Grande Fabrique de l'image » pour un montant de 350 millions d'euros. Celui-ci consiste notamment en la construction de nouveaux studios de tournage, de studios numériques et d'écoles de formation aux technologies audiovisuelles, sans que les études de besoins soient suffisamment étayées. Par ailleurs, le recours aux financements de start-up pour des projets culturels innovants d'établissements publics plutôt que l'octroi de subventions directes suscite de nombreuses interrogations. À cet égard, nous recommandons d'accorder dès à présent au ministère de la culture une place plus importante dans les processus décisionnels de France 2030, ce qui lui permettrait d'assurer son rôle de chef de file de la politique culturelle.
Enfin, La Cour regrette l'absence d'évaluation des crédits exceptionnels accordés à la culture.
Les premiers résultats de la stratégie d'accélération sont globalement méconnus, du fait d'un suivi évaluatif insuffisant. Si l'on ne veut pas courir le risque de priver durablement le ministère des moyens de remplir ses missions, celui-ci doit reprendre le pilotage des dispositifs mis en place dans le cadre de France 2030 et en renforcer significativement le suivi. Il pourrait ainsi conforter ses compétences sur les enjeux liés au numérique et mener une action efficace auprès des entreprises culturelles.
Par ailleurs, en lien avec la direction générale des entreprises (DGE), le ministère de la culture doit engager une réflexion sur les grands enjeux technologiques et culturels, et sur les outils pour susciter un terreau favorable à l'innovation et des effets d'accélération à haute valeur culturelle. Le ministère devrait être le garant de cette stratégie sur le long terme et décisionnaire dans les crédits affectés. La Caisse des dépôts et consignations et Bpifrance pourraient plutôt être mobilisés sur des projets innovants pour leur expertise entrepreneuriale et financière. La Cour recommande, dans ce contexte, d'instaurer une procédure de suivi et d'évaluation des crédits des PIA et de France 2030, afin de permettre le contrôle parlementaire.
Les PIA et France 2030 ont fait l'objet, ces dernières années, d'un mode de pilotage particulier : il s'est traduit par des annonces de montants globaux de financements publics, sans stratégie bien établie, dans une logique d'urgence, une absence de clause de restitution au budget de l'État des crédits non utilisés et avec le passage d'une logique d'avances remboursables à des subventions majoritaires.
En fin de compte, cette situation amène la Cour à émettre un message d'alerte. Ce pilotage conduit en effet à déroger au cadre général de gestion des finances publiques, à minimiser le rôle du ministère et à mettre à l'écart le Parlement, ce qui n'est pas de bonne gouvernance politique et démocratique. Un retour des crédits exceptionnels dans le périmètre ministériel serait de nature à améliorer l'exercice du contrôle parlementaire.
Dans le contexte actuel de revue des dépenses de l'État, ce rapport semble particulièrement utile et d'actualité. Dans la mesure où les PIA et France 2030 sont épargnés par le plan d'économies acté par le dernier décret d'annulation, il convient d'être encore plus vigilants à leur égard. Autant pouvait-on comprendre la nécessité d'engager rapidement des dépenses dans le cadre des plans d'urgence et de relance, autant la Cour s'étonne qu'au vu de la masse de dépenses engagées par les PIA et France 2030, toujours aussi peu d'attention ait été portée au suivi et à l'évaluation de ces dépenses.
Pour agir en investisseur avisé, il est absolument nécessaire de développer davantage une culture d'évaluation, d'autant plus qu'une part significative des crédits est d'origine européenne. Or, et je fus bien placé pour l'affirmer, la Commission européenne est très attentive à la notion d'investisseur avisé et souhaite, en l'occurrence légitimement puisqu'elle joue un rôle essentiel en tant que financeur, qu'on lui rende des comptes.
M. Vincent Éblé, rapporteur spécial de la mission « Culture ». - Je m'associe à mes collègues rapporteurs spéciaux pour saluer le travail de la Cour et la clarté de la présentation qui nous a été faite.
La demande de cette étude à la Cour des comptes fait suite aux constats récurrents d'une croissance des dispositifs de soutien au secteur culturel extérieurs aux missions « Culture » et « Médias, livre et industries culturelles ». Depuis le premier PIA jusqu'au plan France 2030, la part de ces crédits dits exceptionnels n'a cessé d'augmenter, jusqu'à représenter plus de 3 milliards d'euros cumulés au cours des cinq dernières années. Cela représente près de l'équivalent des crédits annuels de la mission « Culture ». En tant que rapporteurs spéciaux de cette mission, il nous paraissait nécessaire de ne pas nous priver d'un droit de regard sur de tels montants, qui financent parfois des dispositifs structurants.
Concernant la sévérité du diagnostic émis par la Cour, je voudrais reprendre un bref passage : « Ainsi, le secteur culturel constitue-t-il un cas d'école des faiblesses de la gestion budgétaire et financière des PIA. » Il semble que cela dit tout des lacunes qui ont pu être constatées et de la gestion, parfois discutable, de ces financements. Plus largement, je pense que cette enquête doit servir de support à l'édification des prochains plans d'investissement et surtout à la poursuite du plan France 2030, pour lequel j'ose espérer que tout n'est pas perdu.
Je voudrais revenir sur le fait que les crédits du plan de relance et de France 2030 ont également financé la réalisation de grands travaux. Nous l'avons indiqué à plusieurs reprises à cette commission : on voit mal ce qui justifie de financer la restauration du château de Villers-Cotterêts par le biais de crédits France 2030 plutôt qu'au travers de la mission « Culture ». Plus largement, monsieur le Premier président, considérez-vous que ces grands plans d'investissement constituent un instrument pertinent pour des projets liés à la restauration du patrimoine ?
En outre, l'enquête indique que le ministère de la culture, en particulier la direction générale des patrimoines, a modulé à plusieurs reprises la liste des monuments bénéficiant de crédits du plan de relance, afin de cibler davantage non les opérations les plus indispensables, mais celles dont les travaux pouvaient commencer le plus rapidement afin d'améliorer le taux de consommation des crédits. Pensez-vous que cela ait été dommageable à la qualité des projets sélectionnés ?
M. Jean-Raymond Hugonet, rapporteur spécial de la mission « Médias, livre et industries culturelles ». - La présentation que vous venez de nous faire, monsieur le Premier président, est édifiante. À l'heure où le ministre des finances vient ici nous annoncer qu'il est impératif de faire 10 milliards d'euros d'économies - nous lui avions pourtant fait une proposition d'économies à hauteur de 7 milliards d'euros lors de l'examen du projet de loi de finances -, voilà 3 milliards d'euros sur lesquels nous étions curieux d'avoir des renseignements. Nous sommes désormais parfaitement informés ! Je remercie donc la Cour des comptes pour cette enquête, qui nous dessillera sans doute les yeux sur la réalité concrète de la gestion de ces grands plans d'investissement. Je cite pêle-mêle : l'absence de réel pilotage et d'évaluation, un soutien financier allant parfois à l'encontre des objectifs d'évolution des filières culturelles, une absence de lisibilité des dispositifs et enfin un contournement du rôle du Parlement.
Je ne reviendrai pas plus longuement sur les constats effarants qui viennent de nous être présentés, d'autant que nous pourrons interroger les principaux concernés au cours de l'audition suivante. Je souhaite néanmoins poser quelques questions.
La Cour déplore à de nombreuses reprises le manque d'association du ministère de la culture à la construction des différents programmes d'investissements. Permettez-moi, à titre personnel, de douter que le ministère ait fait les choses bien mieux que le SGPI. Pensez-vous réellement qu'il ait une capacité de gestion suffisante ?
Je souhaite revenir sur un point spécifique de votre enquête sur les aides au secteur de la presse. Cela fait des années que nous appelons de nos voeux une réforme de ces dernières. Or, pendant la crise sanitaire, le déblocage d'aides massives à la presse écrite a remis en cause tous les objectifs de rationalisation des financements. Les mesures contracycliques dans le cadre du plan de relance peuvent à ce titre s'apparenter à un cautère sur une jambe de bois. Quelle est votre analyse du soutien à la filière presse par les crédits exceptionnels ?
M. Didier Rambaud, rapporteur spécial de la mission « Culture ». - Je remercie la Cour des comptes pour cette enquête approfondie. En tant que rapporteurs spéciaux, il nous est difficile d'avoir une vision sur des financements publics qui, par construction et bien qu'à destination des secteurs culturels, ne sont pas inscrits au sein des missions que nous suivons. Le travail de la Cour nous permet d'avoir un vaste panorama ; il est donc précieux à cet égard.
Nous pouvons nous féliciter que le monde de la culture et des industries créatives n'ait pas été oublié dans le cadre des programmes d'investissements d'avenir. Les financements publics à destination des industries culturelles que vous étudiez dans votre rapport sont importants, et c'est là une reconnaissance de la contribution de ce secteur à l'innovation.
Le plan de relance a les qualités de ses défauts ou, pour le dire autrement, les défauts de ses qualités. Je rappelle qu'il a été déployé dans des délais très courts à la sortie du pic de la crise sanitaire, avec un objectif clair : empêcher l'effondrement du secteur culturel. En ce sens, il me semble que le but est atteint. Il ne s'agit pas cependant de sous-estimer les remarques de la Cour des comptes, s'agissant notamment de la faiblesse de l'évaluation des dispositifs. C'est d'ailleurs précisément dans le cadre d'une logique d'évaluation que nous avons demandé à la Cour de réaliser cette enquête. Je partage à cet égard sa recommandation visant à améliorer l'information du Parlement sur l'exécution des crédits France 2030, en particulier sur le volet culturel.
Monsieur le Premier président, avez-vous mené des analyses comparatives à l'échelle européenne ? Comment la France se positionne-t-elle en matière d'aides aux industries culturelles et créatives ?
Quel regard portez-vous sur l'action des différents opérateurs du ministère de la culture ? La Cour formule une recommandation visant à renforcer la place laissée au ministère, ce qui peut d'ailleurs susciter des interrogations. Qu'en est-il des divers opérateurs qui jouent un rôle fondamental dans l'animation et le financement du secteur culturel ?
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Ce rapport montre que la France est dans une situation d'une particulière gravité et que les prochains mois, voire les prochaines années, seront difficiles. Le verdict est sans appel : vous déplorez, monsieur le Premier président, un certain mélange des genres et le flou entourant ces dépenses, qui nuisent à la lisibilité d'engagements financiers issus de politiques publiques partiellement conduites en dehors des circuits ministériels traditionnels. On nous disait que ces circuits étaient source de lourdeur et d'inefficacité ; le fait de les contourner s'avère encore plus inefficace.
Je déplore et condamne ces pratiques qui ne sont pas à la hauteur de celles et ceux qui portent les politiques publiques. C'est d'autant plus préjudiciable que, lors des débats budgétaires, un bloc transpartisan défend l'exception culturelle en soutenant les crédits alloués à la culture.
Votre enquête est un véritable signal d'alerte envoyé à tous les responsables publics. Le ministère de la culture est en partie dépossédé de ses prérogatives et implicitement mis en cause. Cette pluie de milliards ne produit pas de bons effets ! L'urgence étant là, le Gouvernement doit se reprendre. L'efficacité de la dépense publique doit être mieux contrôlée et contrôlable.
Lors de l'élaboration de ce travail, avez-vous eu des difficultés pour obtenir certaines informations et constaté l'existence de zones d'ombre ? Si nous en avions connaissance, nous pourrions mieux mener à bien notre mission en vue d'établir davantage de transparence.
Ce gouvernement ne cesse d'invoquer l'esprit de responsabilité qui doit inspirer les décisions de dépense publique. Ce rapport est un camouflet à son encontre !
M. Pierre Moscovici. - Vous pouvez tout à fait mettre vos propres mots sur les faits établis dans ce rapport... Pour notre part, nous établissons un constat.
Il est certain, monsieur Éblé, que le déséquilibre en faveur des grands travaux de restauration a été accentué par la mise en oeuvre du plan de relance et des PIA. Durant la crise du covid, les décisions du Gouvernement ont visé à maintenir le revenu de nos concitoyens, ce qui était salutaire ; à défaut, il se serait effondré. Pour autant, les transformations structurelles n'ont pas été suffisantes. En l'occurrence, la restauration du patrimoine ne saurait relever des PIA, qui doivent servir, je le rappelle, à réaliser des investissements d'avenir.
Monsieur Hugonet, nous avions préconisé, dans une récente note thématique relative au ministère de la culture, des modifications structurelles. On peut s'interroger, comme vous le faites, sur la capacité de gestion du ministère de la culture, mais on ne saurait remettre en cause sa légitimité. En effet, il connaît les acteurs concernés et le terrain culturel ; l'exemple de l'Ifcic que j'ai donné est à cet égard parlant. Par ailleurs, il existe un contrôle parlementaire.
L'enjeu est de renforcer le ministère de la culture, dont l'expertise est réelle mais qui manque de moyens de pilotage. Il doit aussi travailler davantage avec le ministère des finances, entre autres, et rétablir des procédures normales. La connaissance de l'écosystème culturel est un point névralgique.
Le sujet des aides à la presse sera prochainement traité par la Cour. Une revue d'ensemble sera nécessaire.
Non, monsieur le rapporteur général, nous n'avons pas rencontré d'obstacles au cours de ce travail. Vous avez évoqué le problème d'ensemble ; la période actuelle est en effet difficile et il faut changer la culture de la dépense publique. Nous avons dépensé à l'excès, et nous le payons. À cet égard, le cas de ces crédits exceptionnels est intéressant.
M. Grégory Blanc. - Vous dénoncez dans ce rapport un éparpillement des crédits, sans stratégie claire, et soulignez que les objectifs visés ne sont pas suffisamment interministériels. Quant au manque de transformations structurelles, il se traduit par un défaut de consolidation et de développement des filières culturelles.
Une attention particulière a été portée aux mutations économiques ; qu'en est-il des mutations environnementales ? Quid de la culture dans un contexte de réchauffement climatique qui pourrait s'élever jusqu'à + 4 degrés ?
Vous indiquez que les territoires bénéficient assez peu des crédits mobilisés et préconisez une meilleure association entre les réseaux déconcentrés du ministère de la culture. Ne faudrait-il pas également mieux associer aux projets les préfets de région et les chambres régionales consulaires, tout en conservant le rôle décisionnaire du ministère de la culture ?
M. Olivier Paccaud. - Ces crédits exceptionnels ont bénéficié aux « diadèmes » que sont Versailles, Villers-Cotterêts et le Grand Palais, notamment ; vous avez aussi évoqué le plan « Cathédrales ». Le patrimoine est un élément clef de l'attractivité de notre pays. Or nombre d'églises et de chapelles classées et inscrites ont été totalement oubliées. Ce sont pourtant des joyaux...
M. Michel Canévet. - Le maintien de la redevance audiovisuelle, même durant une seule année, n'aurait-il pas permis de financer ces 3 milliards d'euros ? Le groupe de l'Union Centriste avait proposé son maintien lors de l'examen du projet de loi de finances pour 2023.
On assiste à un démembrement de l'action du ministère de la culture. Ne faudrait-t-il pas rattacher tous les crédits épars relevant de l'action culturelle à son budget ?
La moitié de ces projets culturels sont concentrés dans la région Île-de-France. Quelle est votre analyse sur ce point ?
Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - La situation s'est-elle dégradée depuis le dernier rapport établi par la Cour sur la question des investissements d'avenir ? Il faudrait réfléchir à la pertinence de ce mode de gestion, qui fait peu de cas du contrôle parlementaire.
M. Laurent Somon. - Ce rapport est décapant ! La discussion est tronquée entre le Gouvernement et les parlementaires sur la politique culturelle, laquelle fait intervenir des organismes intermédiaires échappant à notre contrôle et à notre évaluation. Les agences se substituent de plus en plus aux ministères, ce qui est inefficace et coûteux. Ne trouvez-vous pas cette pratique contreproductive, voire corporatiste ? Est-il nécessaire de multiplier les missions de contrôle ? Faut-il réarmer le ministère de la culture en prévoyant des orientations stratégiques plus claires et mieux ciblées ?
M. Claude Raynal, président. - Ce rapport, dérangeant par certains aspects, met les choses à plat. Avec France 2030, l'objectif était de mener une action rapide, efficace et significative en dehors des structures existantes, et ce dans tous les domaines - par exemple le secteur spatial -, dès lors qu'il s'agissait d'investissements à risque.
En matière culturelle, la notion de risque est pourtant encore plus confuse, car si l'on sait où démarre l'industrie créative, on ne sait jamais trop où elle s'arrête. La France a une tradition culturelle et bénéficie d'une reconnaissance internationale en la matière, de sorte que l'innovation culturelle ne dérange personne.
Le plan France 2030, tel que l'a présenté le Président de la République, fait le pari d'aller plus vite, d'explorer des terrains nouveaux pour la puissance publique et de favoriser l'ouverture. Je ne suis pas étonné qu'il donne lieu à un taux d'échecs plus important que ne le ferait un système structuré inscrit dans un champ connu, repéré et budgété. L'enjeu est donc de trouver un équilibre entre la volonté d'innover et la nécessité de contrôler, car une formule innovante ne peut justifier la suppression de tout contrôle. En l'occurrence, la Cour des comptes a exercé son contrôle à notre demande.
Par conséquent, il me semble que l'innovation est encore plus complexe dans les industries culturelles que dans d'autres secteurs, où son champ est plus cadré et plus visible, grâce à des perspectives clairement affichées. Même si je comprends bien les propositions qui tendent à favoriser une expertise du ministère de la culture en prévoyant pour cela un renforcement de ses moyens, il me semble qu'elles sont antinomiques avec l'objet même du plan France 2030, tel qu'il nous a été présenté.
M. Pierre Moscovici. - Monsieur le sénateur Blanc, le secteur culturel ne sera pas plus épargné que les autres dans un monde où les températures seront supérieures de 4 degrés. Le rapport public annuel que la Cour des comptes vient de publier sur les politiques d'adaptation au changement climatique montre éloquemment que la vie ne sera pas la même dans un tel monde. Certes, le sujet culturel n'est pas traité dans ledit rapport, et il l'est d'ailleurs peu en général. Dans le cadre du PIA, des autorisations de programmes « Alternatives vertes » ont été prévues et dotées de 35 millions d'euros, dont seuls 9,3 millions ont été engagés. Des réflexions sont en cours au sein du ministère. Le secteur doit s'approprier le sujet en dehors du PIA.
Concernant la mobilisation de l'échelon territorial, rien n'est prévu dans le cadre du plan de relance. Le Centre national du cinéma (CNC) a lancé le projet de « La Grande fabrique de l'image », mais c'est à peu près tout. En réalité, il faudrait mobiliser et davantage mettre en réseau tous les acteurs, que ce soit l'État, les collectivités locales ou les chambres consulaires.
Pour ce qui est du patrimoine, j'ai apprécié la métaphore sur les joyaux et les diadèmes, mais ce n'est pas là l'objet du rapport. Je ne conteste pas la nécessité de protéger le patrimoine et je comprends parfaitement l'attachement que l'on peut avoir pour Villers-Cotterêts, Versailles, le Grand Palais, Notre-Dame de Paris ou telle ou telle église. Mais la question pour nous était de savoir si cela relevait du PIA. Or, pour être clair, net et précis, la réponse est non.
Par ailleurs, il faut que nous soyons capables de financer le patrimoine, de manière intelligente et équilibrée. Le programme « Patrimoines » a fait l'objet d'une annulation de crédits de près de 100 millions d'euros, le 21 février 2024. Par conséquent, d'un côté l'on réduit les crédits budgétaires de droit commun, et de l'autre, le PIA et France 2030 sont préservés, de sorte que, face aux besoins de financement du patrimoine culturel - tout type de joyaux et de diadèmes -, la tentation sera forte d'aller puiser sans arrêt dans des crédits exceptionnels et non dans ceux du ministère, qui auront été réduits. Il y a là un signal d'alerte de portée générale.
Sur la répartition géographique des crédits, nous disposons d'assez peu d'éléments, mais nous constatons une certaine concentration des crédits en Ile-de-France, ce qui pose des problèmes comparables à ceux qu'évoquait le sénateur Blanc.
Vous m'avez également posé des questions d'ordre plus général, mais je ne peux ni ne souhaite porter de jugement général sur les PIA ou sur les pratiques de l'État à partir de l'exemple du secteur culturel. Celui-ci est à la fois assez particulier et assez typique.
En effet, la culture a un statut particulier : si elle ne bénéficie pas d'un grand ministère, elle a depuis toujours dans notre pays retenu l'attention des princes. Elle appelle donc un regard particulier, de sorte que même si les enjeux sont financièrement assez modestes, le pilotage tend à s'écarter un peu de la norme. C'est un fait historique, même si la tendance a été poussée à l'extrême dans certaines circonstances.
Mais il s'agit aussi d'un secteur assez typique. En effet, le PIA a été créé après la crise financière, sous la présidence Sarkozy. Il s'agissait donc initialement de réagir de manière agile à la crise. Puis, le système a grossi et l'on s'est petit à petit écarté d'une gestion ordinaire. M. Canévet a prononcé le mot de « démembrement » pour caractériser le ministère de la culture, terme que la Cour des comptes aurait pu employer en d'autres temps. En effet, il y a une forme de démembrement dès lors que les procédures normales sont contournées, que le ministère reste uniquement dans un rôle consultatif et que le Parlement est mis à l'écart. Par conséquent, le PIA a beaucoup grossi et la question est de savoir si la créature est encore sous le contrôle du créateur. En réalité, la situation est plus nuancée. C'est du moins ce qui ressort du rapport récemment publié par le comité d'évaluation du PIA auquel la Cour des comptes se réfère à plusieurs reprises.
De manière générale, comme l'a souligné le sénateur Hugonet, il faut toujours regarder comment se déroule la gestion ministérielle, mais il faut aussi tirer profit de la connaissance des acteurs et respecter un certain nombre de circuits, quand bien même on les trouverait parfois trop lents.
M. Claude Raynal, président. - Nous vous remercions pour cette présentation.
La commission a adopté les recommandations des rapporteurs spéciaux Jean Raymond Hugonet, Vincent Éblé et Didier Rambaud et autorisé la publication de l'enquête de la Cour des comptes, ainsi que du compte rendu de la présente réunion en annexe à un rapport d'information des rapporteurs spéciaux.