II. LES CONSÉQUENCES D'UNE REQUALIFICATION D'EMPLOIS ADMINISTRATIFS EN EMPLOIS DE CABINET OU RÉCIPROQUEMENT

1. L'office du juge administratif

En premier lieu, l'analyse de la jurisprudence administrative renseigne sur quelques conséquences possibles d'une requalification d'emplois administratifs en emplois de cabinets ou réciproquement.

Ainsi, on peut souligner le risque d'une annulation par le juge administratif d'une délibération d'une collectivité soumettant certains emplois au statut des emplois du cabinet, s'il s'avère que ces emplois relèvent d'un poste administratif permanent ( Conseil d'État, 26 janvier 2011, n° 329237).

À l'inverse, si le juge administratif requalifie un emploi de cabinet en emploi administratif, la collectivité s'expose, en cas de licenciement, à une injonction du juge adressée à la collectivité de réintégrer l'agent dans ses anciennes fonctions ainsi qu'à une condamnation à verser une indemnité en réparation du préjudice subi par le licenciement (voir par exemple TA Cergy-Pontoise, 17 nov. 2016, n° 1409184).

2. Les contrôles des chambres régionales et territoriales des comptes

Sur le fondement de l'article L. 211-3 du code des juridictions financières qui prévoit un contrôle de la régularité de la gestion des collectivités territoriales, les chambres régionales et territoriales des comptes (CRTC) vérifient que les modalités de recrutement et le nombre de collaborateurs de cabinet respectent à la fois la réglementation et les autorisations délivrées par les assemblées délibérantes.

Selon l'association des présidents et vice-présidents des CRTC, les diligences des chambres relatives aux emplois de cabinet portent régulièrement sur :

- le respect du nombre d'emplois de cabinet en fonction de la catégorie et de la strate de collectivité ;

- la distinction entre emplois de cabinet et emplois administratifs permanents et la requalification éventuelle des seconds en premiers ;

- le respect du rattachement de tous les services administratifs au directeur général des services.

Selon l'association précitée, les chambres sont « appelées à constater que certains emplois, bien que présentés comme des emplois permanents occupés par des fonctionnaires ou des contractuels, même situés au sein de la hiérarchie administrative de la collectivité, sont en réalité des emplois de collaborateurs de cabinet ». Pour retenir la nature politique d'un emploi, quel que soit son rattachement « apparent » dans l'organigramme officiel, les CRTC se déterminent en fonction des tâches suivantes : organisation de l'agenda des élus avec lesquels les agents collaborent ; obtention d'éléments auprès des services relatifs aux dispositifs et aux politiques publiques afin de suivre leur mise en oeuvre, d'en référer à l'élu ou de préparer la décision politique ; sollicitation de services au nom de l'élu à la suite de la saisine d'un usager ou d'un partenaire, fonctions d'interlocuteurs du cabinet de la présidence concernant les dossiers pilotés par leur élu de référence, production de notes préparatoires à des réunions comportant des analyses politiques des enjeux et de fiches de presse avec orientation politique marquée, rédaction de discours pour les élus...

Si la CRTC estime qu'une collectivité ne respecte pas ces règles relatives aux emplois de cabinet, elle peut :

- formuler des observations publiques ;

- adresser un signalement au procureur de la République11(*).

Ainsi, par une note datée du 26 juillet 2017, la Chambre régionale des comptes d'Île-de-France informait le procureur de la République de Créteil que « lors de l'examen de la gestion du département du Val-de-Marne au titre des exercices 2011 à 2015, la CRTC d'Île-de-France a constaté des faits susceptibles d'être qualifiés de détournement de fonds publics »12(*). Une enquête a ensuite été ouverte par le parquet national financier (PNF).  

Lors des auditions, vos rapporteurs ont souhaité savoir s'il existait des statistiques sur l'évolution, depuis une dizaine d'années, du nombre de contrôles de CRC portant sur le respect du plafond des collaborateurs de cabinet. Ni la DGCL ni l'Association des présidents et vice-présidents de CRC n'ont été en mesure de fournir de tels éléments chiffrés. Vos rapporteurs soulignent toutefois que de nombreux acteurs locaux (élus, collaborateurs de cabinet, fonctionnaires...) ressentent, depuis un certain temps, une attention croissante de quelques CRC sur ces questions, certains évoquant même un « changement de doctrine » des CRC, quoique non objectivable. Toujours est-il que les relevés d'observations provisoires des CRC semblent conduire très souvent à des changements d'organisation au sein des collectivités contrôlées.

3. Le risque de qualification pénale de « détournement de fonds publics »

Il n'existe pas à l'heure actuelle, dans le code pénal, d'infraction spécifique sanctionnant le non-respect du nombre maximum d'emplois de cabinet, fixé par le décret précité de 1987.

La CRC d'Île-de-France a estimé que les faits constatés dans le département du pouvaient recevoir la qualification de détournement de fonds publics. Cette infraction est ainsi définie à l'article 432-15 du code pénal : « Le fait, par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public, un comptable public, un dépositaire public ou l'un de ses subordonnés, de détruire, détourner ou soustraire un acte ou un titre, ou des fonds publics ou privés, ou effets, pièces ou titres en tenant lieu, ou tout autre objet qui lui a été remis en raison de ses fonctions ou de sa mission, est puni de dix ans d'emprisonnement et d'une amende de 1 000 000 €, dont le montant peut être porté au double du produit de l'infraction ».

Sur ce fondement pénal, le 29 mars 2023, le tribunal correctionnel de Paris a condamné l'ancien président du conseil départemental du Val-de-Marne ainsi que son directeur de cabinet à une peine d'amende respectivement de 10 000 € et 8 000 €. Le tribunal a estimé qu'ils avaient « détourné, à des fins politiques, vingt-neuf emplois administratifs » du département, ce qui leur avait permis « d'employer davantage d'emplois de cabinet que ce que la loi13(*) permet ». Les juges ont ainsi estimé que cette situation avait « faussé partiellement le fonctionnement du système démocratique local, en donnant des moyens supplémentaires, non prévus par la loi, à cet élu pour l'exercice de son mandat ».

Conformément à la jurisprudence de la Cour de cassation14(*), le tribunal correctionnel a considéré que l'élément intentionnel se limitait à la seule conscience de méconnaître les règles en matière de plafonnement d'emplois de cabinet. En d'autres termes, les juges considèrent que l'élément intentionnel du délit est constitué lorsque c'est sciemment que les prévenus ont enfreint la loi. Selon la juridiction, ils ont « par leur participation même aux faits qui leur sont reprochés, ont eu pleine connaissance des conditions de recrutement, d'emploi et d'évaluation des 29 agents administratifs mentionnés dans la prévention ». Le tribunal ajoute qu'au surplus les prévenus étaient « des personnes ayant une longue expérience des choses politiques et administratives propres à ce département ».

Ce jugement a suscité un certain émoi parmi les élus et les collaborateurs de cabinet même si le jugement était isolé et rendu par une juridiction de première instance15(*) et qu'en outre, la situation du Val-de-Marne était atypique. Cette réaction résulte de quatre facteurs principaux :

- il semble que cette condamnation n'ait pas de précédent pour des faits similaires ;

- de nombreuses personnes, lors des auditions, ont estimé « infamante » la qualification, retenue par la juridiction pénale, de « détournement de fonds publics », car attentatoire à l'honneur et à la réputation des personnes condamnées : en effet, cette qualification pourrait laisser accroire que ces dernières se sont vu reprocher par les juges un enrichissement personnel ou des emplois fictifs, ce qui n'est pas le cas16(*) ;

- si le tribunal estime « qu'il n'y a pas lieu de prononcer une peine d'emprisonnement contre [le président du département et le directeur de cabinet], même assorti totalement du sursis simple, ni une peine d'inéligibilité, et qu'une peine d'amende est la sanction la plus adaptée », c'est notamment lié au fait que le président « âgé de 72 ans, n'exerce plus aucun mandat politique depuis 2021 » et qu'ainsi « le risque de récidive, pour des faits similaires, apparaît très faible » ; quant au directeur de cabinet, le jugement précise qu'il a été placé « en congé spécial depuis le 1er septembre 2022 pour une durée maximale de cinq ans ; il sera admis d'office à la retraite au plus tard au terme de ce congé, en application des dispositions du code général de la fonction publique ». On peut donc en déduire que si, au moment du jugement, l'élu avait continué à exercer un mandat politique ou si le directeur de cabinet avait encore été en activité, les sanctions pénales auraient pu être plus lourdes : en particulier, l'élu aurait pu être frappé d'une peine d'inéligibilité ;

- enfin, les inquiétudes résultent de ce qu'il est établi que les emplois litigieux servaient, au moins dans une certaine mesure, l'intérêt général de la collectivité. En effet, comme le note le jugement, les emplois litigieux étaient « pour partie utiles au département dans la mesure où ces agents étaient parfois, pour le compte de leur élu, les correspondants de l'administration départementale. Ils permettaient ainsi à cette administration de mieux comprendre l'enjeu politique sous-jacent de la demande d'informations que l'élu leur adressait sur un sujet relevant de sa délégation de fonctions. En sens inverse, les collaborateurs d'élu simplifiaient et, le cas échéant, reformulaient au regard du besoin politique de leur élu, la réponse de l'administration, surtout lorsqu'elle revêtait un caractère technique ».

4. Un faisceau d'indices pour distinguer les emplois administratifs des emplois de cabinet

Dans sa décision précitée du 29 mars 2023, le tribunal correctionnel de Paris s'est fondé sur un faisceau d'indices pour déterminer la qualification des emplois litigieux. Reprenant la jurisprudence administrative, la juridiction répressive a ainsi retenu trois critères cumulatifs :

- le processus du recrutement des agents concernés ;

- la nature (politique ou administrative) des travaux qu'ils exécutent et, en cas de nature hybride, les temps qu'ils consacrent à ces deux types de travaux ;

- l'identité de l'autorité en charge du contrôle effectif de leur travail et de leur évaluation annuelle.

Le tribunal a considéré que les « emplois administratifs sont créés exclusivement pour l'exercice par le département de ses compétences, dans l'intérêt général, notamment de ses missions de service public. Dès lors, des emplois administratifs doivent être regardés comme détournés de cette finalité lorsque, hors des cas prévus par la loi, le recrutement, les missions et l'évaluation des agents les occupant, soustraits à la hiérarchie administrative, relèvent exclusivement de l'autorité politique, de ses collaborateurs de cabinet ou des élus départementaux disposant d'une délégation de fonctions de cette autorité ».

La juridiction ajoute que « ces agents étaient rémunérés par cette collectivité territoriale pour un temps de travail plein alors qu'ils étaient au service exclusif d'élus départementaux pour l'exercice de leurs fonctions ».

5. Le maintien de l'autorité fonctionnelle du directeur de cabinet sur certains services

Le directeur de cabinet exerce, par définition, une autorité pleine et entière sur l'ensemble des collaborateurs du cabinet qu'il dirige.

Exerce-t-il également, en pratique, une autorité fonctionnelle sur tout ou partie des services de la collectivité ?

Interrogé par un Sénateur sur la portée de la condamnation pénale mentionnée supra, le ministère en charge des collectivités17(*) a indiqué : « en l'état du droit, rien n'interdit par principe la mise en place d'une autorité fonctionnelle du directeur de cabinet sur les services de la collectivité qui concourent, malgré leur caractère de services administratifs, à l'exercice des missions de l'élu. Il en va ainsi des services de communication, en tant qu'ils peuvent concourir à la fois à la communication institutionnelle de la collectivité ainsi qu'à celle, de nature plus politique, propre à l'action de l'autorité territoriale, ou encore du secrétariat de l'autorité territoriale ou des services du protocole, en tant qu'ils concourent à satisfaire la double nature, administrative et politique, des missions d'une autorité territoriale ».

Le ministère ajoute que la décision précitée « ne semble pas devoir être lue comme excluant en principe l'exercice d'une autorité fonctionnelle [du cabinet] sur certains services de la collectivité ».

Le schéma ci-dessous illustre la « coexistence » de ces deux autorités, hiérarchique et fonctionnelle, au sein d'une collectivité, telle qu'elle semble résulter de la position du gouvernement.

Dans certains cas et en fonction des relations entre le directeur de cabinet et le DGS, cette coexistence peut s'avérer délicate, voire source de tensions, d'autant que cette autorité fonctionnelle n'est explicitée par aucun texte et que la réponse ministérielle précitée ne la définit pas davantage.

Schéma de l'autorité fonctionnelle
(position du gouvernement)

Source : délégation du Sénat aux collectivités territoriales

* * *

Comme indiqué plus haut, ni le législateur ni le pouvoir réglementaire n'ont, jusqu'à présent, fixé une liste de travaux qui seraient, par nature, ceux d'un collaborateur de cabinet. La définition des tâches relève actuellement de l'acte de nomination du collaborateur de cabinet car le contenu des missions dépend de la taille de la collectivité, des priorités politiques des élus et des circonstances locales.

Il est toutefois essentiel - et c'était l'un des objectifs de la présente mission - de rassembler, dans un souci d'intelligibilité et d'accessibilité, les caractéristiques principales du métier de collaborateur de cabinet, telles qu'elles ressortent des textes et de la jurisprudence. Étonnamment, ce travail « pédagogique » de recensement n'a jamais été réalisé.

Il s'avère pourtant que ces caractéristiques sont largement méconnues des acteurs locaux et que nombre d'entre eux ont une appréciation erronée du rôle et des fonctions du cabinet. En outre, le faisceau d'indices, évoqué précédemment, ne paraît pas suffisamment précis et discriminant, en ce sens qu'il ne permet pas de tracer une frontière claire entre l'emploi de cabinet et l'emploi administratif permanent.

Vos rapporteurs ont donc souhaité regrouper ces caractéristiques dans l'encadré ci-dessous ; ils invitent le gouvernement et toutes les associations concernées à les diffuser largement, dans l'objectif de mieux faire connaître la « grandeur et les servitudes » du métier de collaborateur de cabinet.

Les 10 caractéristiques actuelles du métier de collaborateur de cabinet
en collectivité territoriale
(synthèse des textes et de la jurisprudence)

1. le collaborateur de cabinet assiste, accompagne, conseille, relaie et représente l'autorité territoriale. Par ailleurs, il participe à l'élaboration de la stratégie de la collectivité, veille à la déclinaison et à la mise en oeuvre de cette stratégie et concourt à la promotion de la collectivité et de son action ;

2. il n'occupe pas, en principe, des fonctions d'exécution ou des fonctions support : ainsi, les assistants, chauffeurs et huissiers ne sont pas, sauf recrutement spécifique, des emplois de cabinet ;

3. il occupe un emploi, non permanent, hors de la hiérarchie administrative de la collectivité ;

4. il est recruté intuitu personae, sur contrat, selon un choix discrétionnaire de l'autorité territoriale ; ainsi, le recrutement d'un collaborateur de cabinet ne suit pas les procédures règlementaires applicables au recrutement d'un agent contractuel de la fonction publique territoriale. Par ailleurs, ce recrutement n'ouvre aucun droit à être titularisé dans un grade de la fonction publique territoriale ;

5. il se trouve dans une relation de confiance personnelle et de loyauté à l'égard de l'autorité territoriale ;

6. il n'est pas soumis au principe de neutralité politique dans l'exercice de ses fonctions ;

7. il voit ses missions et sa rémunération définies librement, dans la limite d'un plafond réglementaire, uniquement par l'autorité territoriale, en fonction des choix et priorités politiques fixés par celle-ci ainsi que de son budget et des circonstances locales ;

8. il est évalué uniquement par l'autorité territoriale ;

9. il reçoit ses instructions uniquement de l'autorité territoriale et ne rend compte qu'à cette dernière, laquelle décide des conditions et des modalités d'exécution du service accompli auprès d'elle ;

10. il voit ainsi ses fonctions s'achever en même temps que le mandat de son autorité territoriale.


* 11 Transmission sur le fondement de l'article L211-1 du code des juridictions financières (« Lorsque la chambre régionale des comptes découvre, à l'occasion de ses contrôles, des faits de nature à motiver l'ouverture d'une procédure judiciaire, le ministère public près la chambre régionale des comptes en informe le procureur de la République territorialement compétent ainsi que le procureur général près la Cour des comptes qui en avise le garde des Sceaux, ministre de la justice »).

* 12 Tribunal correctionnel de Paris, 29 mars 2023, n° 17241000816, p2 et 3.

* 13 En réalité le décret précité de 1987.

* 14 Cette jurisprudence s'applique à d'autres manquements au devoir de probité, tels que le délit d'octroi d'avantage injustifié et la prise illégale d'intérêt.

* 15 Les prévenus ont choisi de ne pas faire appel, de sorte que le jugement est devenu définitif.

* 16 Le jugement rappelle que les dispositions de l'article 432-15 du code pénal tel qu'interprété par la Cour de cassation, « n'exigent pas que [l'auteur des faits] ait cherché ce faisant un résultat déterminé, en particulier qu'elle ait eu l'intention de s'approprier les fonds détournés ou d'en tirer un profit personnel (Cass. Crim. 20 avril 2005, 04-84.917, publié au bulletin) ».

* 17 Réponse publiée le 4 janvier 2024 : https://www.senat.fr/questions/base/2023/qSEQ230707918.html

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