III. L'ÉTAT NE DOIT RIEN CÉDER DE SES PRÉROGATIVES DE PUISSANCE PUBLIQUE
A. PLUSIEURS POINTS D'ATTENTION EXIGENT D'ORES ET DÉJÀ UNE VIGILANCE SOUTENUE DE L'ÉTAT
1. La qualité et l'exhaustivité des documents d'expertise produits par les sociétés d'autoroutes doivent être améliorées et harmonisées
L'ART comme le Cerema ont signalé au rapporteur que certains documents communiqués par la société SANEF, la première à « essuyer les plâtres » de la procédure, présentaient des lacunes.
En juin 2023, en aval du processus d'expiration de son contrat, la société devait remettre à l'État concédant un document décrivant en détail la politique d'entretien courant du patrimoine de sa concession. L'ART a indiqué au rapporteur que le document remis par la société présentait « un niveau de détails insuffisant ». Le régulateur a ainsi observé dans le document remis par la société SANEF un manque de données quantitatives, notamment s'agissant de l'historique des mesures relatives aux indicateurs internes de suivi de l'état du patrimoine : « ces documents sont importants, en ce qu'ils fournissent des informations techniques sur le patrimoine et sur les mesures que le groupe prévoit désormais d'appliquer dans le cadre de son entretien. Cependant, ils comprennent très peu de données quantitatives et ne posent des cibles que pour quelques catégories d'actifs, sans en expliquer la logique »103(*).
Or, l'État doit absolument avoir connaissance de ces informations pour s'assurer que les sociétés d'autoroutes maintiennent leurs efforts en matière d'entretien et de maintenance courante jusqu'au terme des concessions en parallèle des opérations de remise en état des biens de retours prescrites dans le cadre du programme de travaux à exécuter au cours des cinq dernières années du contrat.
Aussi, le rapporteur considère-t-il que l'État concessionnaire doit exiger des concessionnaires l'ensemble des données et informations, au niveau de détail nécessaire à l'expertise précise des politiques d'entretien courant que comptent appliquer les sociétés d'autoroutes jusqu'à l'expiration de leur contrat. Comme le souligne l'ART cette problématique est loin d'être anodine : « afin de fixer des objectifs pertinents en matière de maintenance et d'entretien courant, le concédant pourrait exiger des concessionnaires qu'ils lui fournissent les valeurs historiques des indicateurs suivis en interne. À l'approche de l'échéance de leurs contrats, les concessionnaires pourraient être tentés de réduire leurs ambitions en matière de maintenance et d'entretien courant, notamment parce que cela pourrait leur permettre de réduire leurs dépenses, sans en subir les conséquences. Pour éviter ce phénomène, le concédant devrait se constituer des références sur les bonnes pratiques de maintenance et d'entretien. Or il ne fait pas de doute qu'en régime de croisière, les concessionnaires adoptent des politiques efficaces ».
Le rapporteur observe d'ailleurs que, selon les stipulations de l'article 35 des cahiers des charges, l'État concédant est parfaitement en droit d'exiger ces informations détaillées : « le concédant peut demander à la société concessionnaire toute information complémentaire sur le compte rendu de l'exécution de la concession ». Plus qu'un droit, le rapporteur considère que l'exercice de cette prérogative constitue un devoir à l'endroit de l'État concédant dans la perspective de préserver les intérêts patrimoniaux publics.
Recommandation n° 2 : exiger des sociétés concessionnaires d'autoroutes des données beaucoup plus précises et détaillées, notamment relevant de l'historique des indicateurs interne de suivi en termes de maintenance et d'entretien courant des infrastructures.
Les critiques que formule le Cerema sur les documents transmis par les concessionnaires portent de façon plus générale sur le niveau de compétence de certains bureaux d'études privés auprès desquels les sociétés d'autoroutes externalisent l'exécution de ces productions.
L'établissement public a notamment pu objectiver les lacunes des prestations produites par des bureaux d'études pour le compte des sociétés d'autoroutes à l'occasion d'une mission d'audit par sondage conduite cette année même au sujet des diagnostics de l'état des ouvrages d'art des concessions SANEF et ESCOTA, les deux premières à arriver à échéance, en décembre 2031 et en février 2032.
Les lacunes observées par le Cerema lors de cet audit recoupent des insuffisances qu'il avait déjà pu observer dans d'autres contextes s'agissant des productions des bureaux d'études techniques dans le domaine des infrastructures routières. Le Cerema a ainsi signalé au rapporteur que « les principaux enseignements sur ces contrôles des inspections sont similaires à ceux déjà connus avec d'autres gestionnaires :
- niveau de qualification des personnes jamais mentionné ;
- qualité variable des rapports d'inspection détaillée périodique (IDP) ;
- très peu de photos, ce qui limite la qualité des rapports ;
- moyens d'accès aux ouvrages pas toujours adaptés ;
- analyse souvent succincte ;
- propositions d'analyse du dossier d'ouvrage, d'études ou d'investigations rares ;
- des cas de sous-estimation de la cotation 2 au lieu de 2E (note IQOA) ».
Afin de parvenir à l'indispensable montée en compétence des bureaux d'études techniques qui interviennent dans le domaine des infrastructures autoroutières ainsi que pour améliorer, compléter et harmoniser le contenu des prestations qu'ils produisent, le Cerema défend une série de recommandations qui visent notamment à :
- créer des qualifications et des certifications professionnelles dédiées ;
- mieux définir le contenu de certaines prestations clés, notamment les rapports d'inspection détaillée périodique (IDP) ;
- généraliser les outils d'analyse automatisés recourant à l'intelligence artificielle ;
- pour certains ouvrages d'art, notamment les ouvrages dits « évolutifs » aller au-delà de la seule cotation IQOA pour proposer des analyses plus fines de la mesure de l'état structurel de ces infrastructures particulièrement sensibles.
Le directeur général du Cerema a indiqué au rapporteur que certains aspects de ces recommandations faisaient d'ores et déjà l'objet de réflexions avec la filière. Compte-tenu de l'importance de l'intervention des bureaux d'études privés dans le processus de fin des concessions, pour le compte des sociétés d'autoroutes comme de l'État concédant, le rapporteur considère qu'il est urgent de faire aboutir ces propositions.
Recommandation n° 3 : améliorer la qualité des prestations produites par les bureaux d'études privés dans le domaine des infrastructures autoroutières en :
- créant des qualifications et des certifications professionnelles dédiées ;
- définissant et harmonisant le contenu de certaines prestations sensibles ;
- généralisant le recours à l'intelligence artificielle ;
- affinant les diagnostics de l'état des ouvrages d'art.
2. Prévenir les risques de conflits d'intérêts
Le rapporteur considère que le bon sens aurait voulu que ce soit le concédant, c'est-à-dire les services de l'État, qui réalise l'état des lieux du patrimoine de la concession. En effet, c'est à partir de ce document que l'État doit élaborer et notifier au concessionnaire le programme de travaux qui permettra la restitution en bon état des biens de retour de la concession. Cependant, faute de disposer des moyens suffisants, par défaut, l'État a décidé de déléguer ce travail aux sociétés d'autoroutes, ces dernières externalisant elles-mêmes cette mission auprès de bureaux d'études. Si cette décision peut être considérée comme pragmatique dans le contexte actuel, le rapporteur souligne néanmoins que le conflit d'intérêt des sociétés d'autoroutes qui est inhérent à cette méthode fragilise nécessairement la protection des intérêts patrimoniaux de l'État.
L'ART considère en effet que la délégation de l'élaboration de l'état des lieux aux sociétés d'autoroutes est une décision pragmatique qui s'imposait et qui « ne fait qu'acter un constat : le concessionnaire est le plus à même de dresser un état des lieux exhaustif de l'infrastructure dont la gestion lui est déléguée. C'est lui qui a la meilleure connaissance des contraintes d'exploitation, et la mise en oeuvre de sa politique de maintenance implique, en tout de cause, qu'il dispose déjà de l'essentiel des données requises »104(*).
Pourtant, il est incontestable qu'un conflit d'intérêts manifeste fragilise cette méthodologie. En effet, les sociétés d'autoroutes ont un intérêt évident à surestimer la mesure de l'état des biens de retour de leur concession puisque c'est cette mesure qui déterminera de façon mécanique le dimensionnement et le coût du programme de travaux qu'elles devront exécuter à leur charge au cours des cinq dernières années de leurs contrats. Il apparaît ainsi impératif de mettre en oeuvre une série de solides garde-fous visant à prévenir et atténuer au maximum les incidences de ce conflit d'intérêt.
L'ART reconnaît ce risque majeur qui implique que les services de l'État contrôlent de façon très rigoureuse ces documents essentiels dans la procédure de fin des concessions historiques : « s'il est pragmatique de demander au concessionnaire de fournir tous les éléments permettant d'évaluer l'état actuel des biens de retour, il est également indispensable de vérifier, d'une part, que les informations transmises suffisent pour établir un état des lieux exhaustif et, d'autre part, qu'elles sont exactes. Le concédant devrait probablement, avant de fixer définitivement le montant de la garantie financière, réaliser des contrôles sur l'état actuel du patrimoine en procédant par sondage, avec un délai de prévention suffisant pour permettre au concessionnaire d'opérer les éventuels balisages, mais réduit au maximum pour éviter que le concessionnaire puisse réaliser des interventions destinées à améliorer artificiellement l'appréciation de l'état de l'infrastructure ».
En amont, la construction des états des lieux a été encadrée par le concédant à travers une méthode normée et harmonisée qui s'appuie notamment sur des indicateurs spécifiques à chaque catégorie d'infrastructures, notamment l'ISTRU pour mesurer l'état de la structure des chaussées ou l'IQOA pour les ouvrages d'art.
En aval, après qu'il lui ait été remis par le concessionnaire, la DGITM audite l'état des lieux par sondage avec l'aide du Cerema et de bureaux d'études externes.
Le rapporteur souligne le caractère absolument déterminant de la réalisation de ces audits sur place. Certes, ils ne peuvent être exhaustifs mais ils doivent être opérés de façon extrêmement rigoureuse et tout particulièrement se concentrer sur les infrastructures les plus sensibles, à savoir les chaussées mais plus encore les ouvrages d'art dont les enjeux financiers de leur remise en état sont considérables, comme cela a été précisé supra s'agissant des ouvrages « évolutifs ». Le rapporteur observe que, compte-tenu de son expertise en la matière, la contribution du Cerema sera décisive dans ces travaux d'audit.
Cependant, la réalisation de ces audits, à travers la participation de bureaux d'études privés met en évidence un autre risque de conflit d'intérêts. Les bureaux d'études auxquels a recours la DGITM dans le cadre des procédures d'expiration des concessions historiques, qui ne sont pas nombreux dans le domaine, travaillent également et habituellement pour les sociétés d'autoroutes elles-mêmes. Un même bureau d'études sera ainsi amené à travailler pour le compte de l'État concédant tandis qu'il aura exécuté dans le passé et qu'il exécutera dans le futur des prestations pour les sociétés concessionnaires.
Si elle estime que le recours de la DGITM à des prestataires privés est indispensable dans le cadre des procédures de fin des concessions (voir supra), l'ART n'en est pas moins consciente du risque de conflit d'intérêts qui en résulte : « il conviendra néanmoins de s'assurer que les liens des bureaux d'études techniques avec les sociétés concessionnaires d'autoroutes, dont ils sont des fournisseurs usuels, n'entachent pas la sincérité de leurs audits ».
La préservation des intérêts patrimoniaux de l'État dans le cadre des procédures d'expiration des concessions historiques reposera largement sur les audits et contrôles réalisés pour le compte de la sous-direction FCA. Or, bon nombre de ces opérations seront externalisées à des bureaux d'études qui, dans le même temps, travaillent aussi pour le compte des sociétés d'autoroutes. Le rapporteur observe ainsi que la protection des intérêts publics dépendra en bonne partie de la qualité, de l'objectivité et de la sincérité des prestations délivrées à la DGITM par ces bureaux d'études. Dans ce contexte, il est impératif de prendre des mesures visant à garantir leur indépendance. Cela implique notamment :
- des règles de transparence approfondies sur les experts qui auront contribué aux prestations ;
- une étanchéité au sein des bureaux d'études concernés entre les équipes qui travaillent pour le compte du concédant et du concessionnaire, tout particulièrement s'agissant d'une même concession ;
- l'impossibilité pour un bureau d'étude de réaliser des prestations destinées au concédant relatives à des objets sur lesquels il aurait déjà travaillé pour le compte de la société d'autoroutes concernée ;
- des audits réalisés avec l'aide du Cerema des prestations délivrées à la DGITM par ces bureaux d'études.
Le directeur général du Cerema a d'ailleurs indiqué au rapporteur que cette problématique se posait également pour son établissement qui travaille régulièrement pour les sociétés d'autoroutes. Pour prévenir les risques de conflit d'intérêts qui résultent de cette situation, le Cerema informe préalablement la DGITM des sollicitations qu'il reçoit de la part des sociétés d'autoroutes : « une information préalable de la DGITM est réalisée par le Cerema pour toute demande d'intervention pour le compte d'un concessionnaire, afin de s'assurer d'éviter toute situation d'éventuels conflits d'intérêt ».
Recommandation n° 4 : veiller à garantir l'indépendance réelle des bureaux d'étude auxquels auront recours les services de l'État dans le cadre des procédures d'achèvement des concessions historiques et à éviter tout risque de conflit d'intérêts.
* 103 Réponses écrites de l'ART au questionnaire du rapporteur.
* 104 Réponses écrites de l'ART au questionnaire du rapporteur.