B. LES PRINCIPAUX ENJEUX DES MOBILITÉS DE DEMAIN DEVRONT ÊTRE EN PARTIE FINANCÉS PAR L'EXPLOITATION DES AUTOROUTES
1. Les enjeux des mobilités de demain supposent des dépenses considérables
Au-delà des infrastructures routières et du nécessaire effort à réaliser s'agissant de l'entretien du réseau routier non concédé, la transition écologique du secteur des transports présente, dans sa globalité, des enjeux de financement absolument considérables.
Les investissements dans le secteur ferroviaire représentent à eux seuls une part significative de ces enjeux. Le rapporteur l'avait mis en évidence dès le mois de mars 2022 dans un rapport d'information sur la situation et les perspectives financières de la SNCF145(*), pour enrayer son déclin, une augmentation très substantielle des investissements dans la régénération comme dans la modernisation du réseau ferroviaire est indispensable. Rendu public un an plus tard, le rapport du Conseil d'orientation des infrastructures (COI) avait confirmé ces besoins. Lors de la remise du rapport du COI, la première ministre de l'époque avait annoncé un plan ferroviaire de 100 milliards d'euros et s'était alors engagée à ce que les investissements dans la régénération et la modernisation augmentent progressivement de 1,5 milliard d'ici à 2027 : 1 milliard d'euros pour la régénération et 0,5 milliard d'euros pour la modernisation. En outre, comme le COI a pu le documenter dans son rapport, l'effort d'investissement devra monter encore d'un cran supplémentaire après 2027 pour être réhaussé pendant au moins deux décennies d'environ 2 milliards d'euros par an.
Les enjeux de financement de la transition écologique des transports concernent aussi les mobilités du quotidien, qu'il s'agisse d'ailleurs des dépenses d'investissement comme des charges de fonctionnement. La mission d'information de la commission des finances précitée avait ainsi estimé le « mur de dépenses » qui attendaient les AOM d'ici 2030 à environ 100 milliards d'euros. Au-delà de cette échéance, si la France entend atteindre ses engagements en matière de lutte contre le changement climatique, il ne fait pas de doute que les besoins se maintiendront à un niveau nettement plus élevé que les dépenses observées aujourd'hui.
Dans le contexte budgétaire extrêmement contraint qui est celui du pays aujourd'hui, qu'il s'agisse de l'État comme des collectivités territoriales, le financement de la transition écologique du secteur des transports se heurte à des équations qui paraissent trop souvent insolubles. Dans ces conditions et dans un contexte de maturité du réseau autoroutier conjugué à l'échéance prochaine des concessions historiques, le rapporteur considère que les recettes issues de l'exploitation des autoroutes constituent une piste très sérieuse de financement pour la transition écologique des transports.
2. L'État doit se fixer pour objectif de parvenir à maintenir le niveau de ressources généré par les autoroutes afin de contribuer au financement des principaux enjeux de mobilité
Le réseau autoroutier ayant atteint un stade de maturité, les investissements prévisionnels dans ses infrastructures, même s'ils doivent être précisés, devraient être significativement inférieurs à ceux qui ont prévalu dans le cadre de l'exécution des contrats de concession historique. Ainsi, il est possible d'envisager que, sur la dizaine de milliards d'euros de chiffre d'affaires généré par les autoroutes concédées, une part plus significative soit prélevée pour être fléchée vers le financement de la transition écologique du secteur des transports.
Cependant, cette perspective est conditionnée à la capacité juridique de maintenir à leur niveau actuel les recettes générées par le réseau autoroutier concédé et donc le niveau des péages. Cette capacité juridique est encadrée par la réglementation européenne, plus précisément par la directive 1999/62/CE du 17 juin 1999 dite « eurovignette »146(*).
Or, en 2022, cette directive a fait l'objet d'une très profonde révision qui suscite encore des interprétations divergentes. Cette révision avait pour objectif affiché de « parvenir à l'internalisation complète et obligatoire des coûts externes pour les transports routiers ». Pour cela, elle a prévu d'étendre le périmètre de la directive à l'ensemble des véhicules, y compris les véhicules légers. En outre, comme précisé dans l'encadré ci-après, cette révision introduit de nouveaux outils permettant aux États membres de mettre en oeuvre le principe « pollueur-payeur » dans la tarification des autoroutes pour les émissions de gaz à effet de serre, la pollution atmosphérique locale et la pollution sonore générées par les usagers des autoroutes. En effet, cette révision a pour objet de permettre au péage de refléter les externalités négatives générées par les véhicules légers et les poids-lourds en comprenant, en plus d'une « redevance d'infrastructures » couvrant les coûts complets du réseau autoroutier, une « redevance de congestion » ainsi qu'une « redevance pour coûts externes ».
La révision de la directive eurovignette en 2022
La directive dite « eurovignette », dont la version initiale date de 1999, définit les règles de taxation des poids lourds empruntant certains axes routiers applicables au sein de l'Union européenne. Elle a été profondément révisée en 2022, notamment pour renforcer dans la structure des péages une logique de « pollueur-payeur » qui est venue s'ajouter au principe historique « d'utilisateur-payeur ».
La directive prévoit trois types de « redevances » :
- les « redevances d'infrastructures » doivent permettre de couvrir les coûts de construction, d'entretien, d'exploitation et de développement des infrastructures dans une logique de « redevance pour service rendu » ;
- les « redevances pour coûts externes » qui visent à internaliser dans le prix des péages des externalités négatives générées par le trafic routier en matière de pollution de l'air, de pollution sonore ou encore d'émission de CO2 ;
- les « redevances pour congestion du trafic » qui peuvent s'appliquer pour les sections de routes affectées par la congestion, et uniquement pendant les périodes de fort trafic.
Avant la révision de 2022, la directive prévoyait notamment l'obligation pour les États membres de faire varier les redevances d'infrastructures applicables aux poids lourds en fonction de la classe d'émissions EURO du véhicule, c'est-à-dire en fonction de ses émissions de polluants atmosphériques.
La révision de la directive intervenue en 2022 prévoit notamment trois nouvelles mesures obligatoires destinées à assurer une meilleure prise en compte de la performance environnementale des véhicules :
- la modulation des redevances d'infrastructures en fonction des émissions de CO2 des poids lourds ;
- l'application à compter de 2026 d'une « redevance pour coûts externes » destinée à couvrir le coût des externalités négatives liées à la pollution atmosphérique due au trafic des poids lourds ;
- la modulation à compter de 2026 des péages des camionnettes et minibus en fonction de leur performance environnementale.
En complément, la directive permet aux États membres de se saisir d'autres dispositifs complémentaires facultatifs (introduction d'une redevance de congestion ou d'un surpéage sur des tronçons routiers régulièrement saturés par exemple).
La transposition en droit national de la directive révisée a été réalisée par la loi n° 2023-171 du 9 mars 2023 portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne dans les domaines de l'économie, de la santé, du travail, des transports et de l'agriculture. Choix a été fait de ne transposer que les seuls dispositifs obligatoires (modulation des redevances d'infrastructures en fonction des émissions de CO2 et redevance pour coûts externes). Les évolutions en résultant ne s'appliquent pas aux contrats en cours. Aussi, pour l'essentiel, elles n'entreront réellement en vigueur qu'après l'échéance des concessions historiques.
Ces dispositions sont prévues aux articles L. 119-11 et L. 119-12 du code de la voirie routière. Leur mise en oeuvre a été détaillée par un décret en Conseil d'État pris après avis de l'ART et par un arrêté.
Source : commission des finances du Sénat
À ce jour, le rapporteur a pu constater que plusieurs interprétations divergentes cohabitent parmi les acteurs du secteur des transports sur les conséquences de la révision de la directive au sujet du niveau de fixation des péages et ainsi, par voie de conséquence, des recettes susceptibles d'être générées par l'exploitation des autoroutes. Ces divergences reposent principalement sur le potentiel des recettes qui pourront être perçues au titre des nouvelles « redevances pour coûts externes » prévues par la directive qui permettent d'internaliser certaines externalités négatives associées au trafic routier.
Certains considèrent qu'en vertu des limites posées par la directive, les péages ne pourront plus en France être maintenus à leur niveau actuel. D'autres au contraire estiment que sa dernière révision, puisqu'elle ouvre explicitement la possibilité nouvelle de tarifer des externalités négatives, rend la directive encore plus souple sur cette question, ce qui permettrait, dans le respect des normes européennes, de pouvoir maintenir les péages, et donc les recettes dégagées par l'exploitation du réseau autoroutier, au moins à leur niveau actuel. Comme son président a pu le signaler au rapporteur, l'ART réalise actuellement une étude qui a pour objet d'éclairer les enjeux relatifs à cette question.
Une étude est actuellement conduite par l'ART
Une étude est actuellement menée par les services de l'ART pour apprécier finement les contraintes et les opportunités résultant de la directive Eurovignette. Elle examine :
- d'une part, l'opportunité de mettre en place les instruments tarifaires permis par la directive Eurovignette mais sans caractère obligatoire ;
- d'autre part, les valeurs à retenir pour monétariser les externalités en s'appuyant sur les travaux les plus récents en la matière.
L'ART cherche en particulier à identifier plusieurs scénarios de tarification souhaitables à l'horizon de l'échéance des contrats de concession historiques. Pour chaque scénario, les recettes potentielles sont chiffrées et une évaluation globale des effets désirables et indésirables est menée.
Source : réponses écrites de l'ART au questionnaire du rapporteur
Le président de l'ART a pu présenter au rapporteur les premières conclusions provisoires de ces travaux.
Il apparaît tout d'abord, ce qui vient confirmer une conviction du rapporteur, qu'en raison du stade de maturité atteinte par le réseau autoroutier, « à l'échéance des concessions historiques, la composante « redevance d'infrastructure » des péages devrait connaître une forte baisse », qui pourrait atteindre 75 %. L'ART précise que cette prévision s'inscrit « dans l'hypothèse où l'on ne réaliserait pas de nouveaux investissements massifs sur le réseau autoroutier. Une hypothèse raisonnable compte tenu, en particulier, de l'obligation des concessionnaires de restituer l'infrastructure en bon état en fin de concession. Sans coût de construction initial, le péage de l'ordre de 8 centimes d'euros par kilomètre parcouru en moyenne aujourd'hui devrait s'établir entre 2 et 3 centimes d'euros par kilomètre parcouru pour couvrir les coûts d'exploitation, d'entretien et de maintenance (et d'immobilisation de capital) ».
Deuxièmement, sur la base d'évaluations de ces externalités réalisées en 2020 par le commissariat général au développement durable (CGDD)147(*), une « redevance pour coûts externes » couvrant le coût de la pollution sonore et celui de la pollution atmosphérique, pourrait générer de l'ordre de 1 milliard d'euros par an.
Troisièmement l'instauration d'une « redevance de congestion » pourrait également dégager plus d'1 milliard d'euros chaque année.
Quatrièmement, l'internalisation des externalités liées aux émissions de CO2 pourrait dégager des recettes très substantielles, susceptibles même, en l'additionnant avec les redevances précitées (d'infrastructure, de congestion et d'internalisation des pollutions sonores et atmosphériques), de porter les recettes totales générées par l'exploitation des autoroutes à des montants supérieurs à leur niveau actuel. En effet, à elle seule, elle pourrait vraisemblablement permettre de dégager environ 10 milliards d'euros par an.
Néanmoins, il existe une difficulté juridique à son instauration, à savoir l'extension au secteur routier, à horizon 2028, du mécanisme d'échanges de quotas d'émissions de carbone. Aussi, la valorisation de l'internalisation des émissions de CO2 liés au trafic autoroutier se matérialisera vraisemblablement par cet outil plutôt que par une « redevance pour coûts externes » dédiée. Le rapporteur souligne que les ressources qui seront générées par ce mécanisme, qui feront partie intégrante des recettes dégagées par l'exploitation des autoroutes, devront être affectées au financement de la transition écologique du secteur des transports.
Il ressort ainsi de l'analyse préliminaire menée par l'ART que le cadre européen permettra vraisemblablement de maintenir le niveau de recettes actuellement généré par l'exploitation des autoroutes. Dans la mesure où les coûts complets de la gestion du réseau autoroutier devraient dans le même temps diminuer, à l'issue des concessions historiques, il pourrait être ainsi possible d'affecter chaque année, de façon structurelle, plusieurs milliards d'euros pour financer les principaux enjeux des mobilités de demain.
Pour atteindre les objectifs fixés dans le cadre d'une stratégie de long terme globale sur l'avenir des mobilités en France, ces financements pourraient être affectés à l'Agence de financement des infrastructures de transport de France (AFIT-France) qui a déjà pour mission d'allouer des ressources provenant d'un panier de fiscalité affectée à la couverture de dépenses d'investissements dans les infrastructures de transport. Cette agence pourrait être réformée et modernisée pour ce faire.
Recommandation n° 14 : après l'expiration des concessions historiques, dans le cadre fixé par le droit européen, maintenir le niveau actuel des recettes issues de l'exploitation des autoroutes et en affecter la part excédant les besoins d'entretien et de maintenance des réseaux autoroutiers au financement des principaux enjeux de mobilité et de sa transition écologique.
* 145 Comment remettre la SNCF sur rail ? Modèle économique de la SNCF et du système ferroviaire : il est grand temps d'agir, Rapport d'information n° 570 (2021-2022) de MM. Hervé MAUREY et Stéphane SAUTAREL, fait au nom de la commission des finances, 9 mars 2022.
* 146 Directive 1999/62/CE du Parlement européen et du Conseil, du 17 juin 1999, relative à la taxation des poids lourds pour l'utilisation de certaines infrastructures.
* 147 Mobilités Coûts externes et tarification du déplacement, CGDD, décembre 2020.