C. LES CONDITIONS ÉCONOMIQUES ET FINANCIÈRES DES CONCESSIONS : UNE ATTENTION ET UN SUIVI INSUFFISANTS

1. Des hypothèses économiques initiales contestables que l'ART s'emploie désormais à corriger

Le rapporteur regrette que le désarmement progressif de l'État ait pu contribuer à aggraver une situation qui fragilise la valorisation du patrimoine public et l'intérêt des usagers des infrastructures autoroutières. En effet, il apparaît que la situation de déséquilibre résultant de la durée excessive des concessions et des avenants négociés de gré-à-gré a été accentuée par la disproportion des moyens humains et des compétences déployés par l'État d'un côté et les sociétés concessionnaires de l'autre. Trop souvent, les moyens limités des services de l'État dans les domaines juridiques et financiers ne leur ont pas permis de faire jeu égal avec les équipes de négociations des sociétés d'autoroutes composées de nombreux conseillers de très haut niveau.

Au cours de son audition par le rapporteur, M. Bernard Roman, président de l'ART entre 2016 et 2022 leur a ainsi confirmé « l'immense technicité » des sociétés concessionnaires, « supérieure, en quantité comme en qualité » aux services de la DGITM.

En 2020, la commission d'enquête du Sénat avait aussi souligné la faiblesse des effectifs des services de l'État qui ont en charge les aspects juridiques et financiers des concessions d'autoroutes : « si le niveau des compétences des collaborateurs de la DGITM est incontestable, la commission d'enquête constate toutefois que ceux-ci sont peu nombreux. Le bureau de la DGITM chargé de négocier les avenants et d'assurer le suivi juridique et financier des contrats de concession et des contrats de plan ne compte ainsi qu'une dizaine d'agents ». Elle précisait par ailleurs que les personnels des ministères économiques et financiers qui participent à la négociation des avenants « n'interviennent qu'en tant que de besoin, en plus de leurs autres missions ».

Cette situation peut expliquer en partie les raisons pour lesquelles les projets initiaux d'avenants et leurs paramétrages économiques n'aient pas été suffisamment protecteurs des intérêts de l'État concédant et des usagers. Ce phénomène a notamment pu être objectivé de façon indépendante par les avis rendus depuis 2016 par l'autorité de régulation.

Cependant, pour le rapporteur, le fait même qu'il ait été indispensable de confier, en lieu et place du concédant, la régulation du secteur à l'ART en 2016 est caractéristique de ce phénomène regrettable de désarmement de l'État. Il constate qu'il est sur ce point tout à fait symptomatique que ce soit en effet l'action de l'ART depuis 2016 qui ait permis de corriger, à l'issue des négociations entre le concédant et les concessionnaires, la composition des avenants ainsi que leurs paramètres économiques manifestement trop favorables aux SCA.

Ces interventions du régulateur, qui portent sur des enjeux financiers substantiels, démontrent que les compétences juridiques et financières de l'État concédant ne sont pas suffisantes. Depuis 2016, l'action de l'ART a ainsi permis de réduire de 300 millions d'euros les hausses de péages prévues pour compenser les nouveaux investissements négociés par voie d'avenants, celles-ci ayant été ramenées de 2 milliards d'euros à 1,7 milliard d'euros. Pour autant, elle souligne que l'État n'a pas suivi l'ensemble de ses recommandations en la matière et considère que ces avenants ont donné lieu à des augmentations de péages injustifiées à hauteur d'au moins 500 millions d'euros : « les avis de l'ART sont encore insuffisamment suivis et les hausses de péages ne sont pas toujours négociées au plus juste. Les hausses de péage initialement prévues, qui représentaient 2,0 milliards d'euros, ont été ramenées à 1,7 milliard d'euros après prise en compte d'une partie des recommandations de l'Autorité. Mais sur ces 1,7 milliard d'euros de hausses de péage finalement actées, l'Autorité estime que 500 millions d'euros restent injustifiées ».

En juin 2017, l'ART a proposé dans ses avis d'amputer le plan d'investissement autoroutier négocié entre la DGITM et les SCA de pas moins de 23 opérations représentant plus d'un tiers du coût total du programme. Elle a notamment considéré que certaines de ces opérations étaient déjà incluses dans les contrats et, par voie de conséquence, avaient déjà fait l'objet de compensations financières. D'autres opérations intégrées à tort dans le projet d'accord initial négocié par la DGITM relevaient d'obligations ordinaires des concessionnaires consistant à maintenir le fonctionnement correct d'ouvrages existants et n'avaient pas à faire l'objet de compensations financières30(*).

La DGITM a alors souhaité passer outre les avis de l'ART et maintenir dans les avenants ces opérations qui auraient fait l'objet d'une double compensation financière. Le Conseil d'État a heureusement confirmé l'analyse de l'ART selon laquelle des opérations relevant d'obligations contractuelles antérieures ne pouvaient pas être incluses dans un avenant et faire l'objet d'une nouvelle compensation financière. L'avis conforme du Conseil d'État a contraint la DGITM à retirer les opérations concernées des avenants permettant ainsi d'éviter des compensations indues de près de 80 millions d'euros, les opérations écartées devant être réalisées sans être à nouveau compensées.

Comme précisé dans les développements supra, l'ART a aussi recommandé à la DGITM d'abaisser le TRI négocié avec les concessionnaires de 6,5 % à 5,6 %. À l'issue d'une nouvelle négociation entre la DGITM et les SCA, le TRI ne sera finalement abaissé qu'à hauteur de 5,9 %.

En prenant également l'exemple de l'avis de l'ART rendu en 2020 sur un avenant au contrat de la concessions d'Atlandes, la commission d'enquête sénatoriale soulignait que « l'intervention de l'ART a permis de mettre en lumière des insuffisances dans le contrôle de l'État et d'inciter l'État concédant à se montrer plus vigilant dans les négociations avec les SCA ».

2. Un défaut de suivi injustifiable

Le rapporteur est interpellé par le décalage manifeste entre les enjeux économiques et financiers attachés aux concessions autoroutières et la quasi absence de suivi dont fait l'objet l'exécution des hypothèses et paramètres économiques retenus dans les contrats et leurs avenants. Il apparaît en effet qu'aujourd'hui, au sein des services de l'État concédant, aucun suivi ex-post de la réalisation effective des hypothèses prévues dans les plans d'affaires initiaux n'est réalisé. Le rapporteur ne s'explique pas cette lacune si flagrante dans la gouvernance du secteur autoroutier français.

Le rapport de 2021 produit par l'IGF et le CGEDD notait que la DGITM n'aborde la question de la rentabilité des concessions autoroutières que lors de la négociation des contrats de concessions et du paramétrage de leurs avenants. En d'autres termes, elle se limite à un contrôle ex-ante. Par la suite, elle ne se soucie plus de la réalisation effective des hypothèses initiales. Ce parti pris ne peut qu'interroger eu égard à la fixation de ces paramètres qui, comme décrit supra, pour la plupart des observateurs, apparaît comme largement décorrélée des réalités économiques et favorable aux sociétés concessionnaires. La moindre des choses, également dans une perspective de retour sur expérience, d'amélioration du processus de construction des projets d'avenants et de rééquilibrage de la position de l'État concédant face aux sociétés concessionnaires, serait d'opérer un contrôle rigoureux sur les conditions de réalisation des plans d'affaires associés aux avenants.

Comme elle l'a indiqué en réponses au questionnaire du rapporteur, la DGITM considère que, puisque l'ART produit ses propres analyses relatives à l'évolution de la rentabilité des concessions autoroutières, il est inutile qu'elle mette en oeuvre un suivi économique et financier des concessions et de leurs avenants. Aussi a-t-il été expressément assumé en réponses au questionnaire du rapporteur que « la DGITM ne dispose pas de dispositif spécifique de suivi ex post de la rentabilité prévisionnelle des concessions autoroutières ». La réaction de la DGITM à la recommandation de la commission d'enquête du Sénat de « mettre en oeuvre au sein de la DGITM un modèle de suivi de la rentabilité financière des concessions » est plus explicite encore et non dénuée d'une étonnante forme de déni de l'avis du rapporteur : « cette proposition paraît sans objet, puisque l'ART est déjà investie de cette mission ».

Le rapporteur a du mal à comprendre cet entêtement de la part de la DGITM qui laisse à penser que pour elle, malgré les rapports successifs et les avis de l'ART sur le contenu et les paramètres économiques des avenants, il n'y aurait absolument rien à redire et rien à améliorer en matière de suivi économique et financier des concessions. Cette approche lui paraît indéfendable. Il n'est en effet pas concevable que l'État ne dispose pas d'une capacité propre de suivi de la rentabilité des contrats de concessions et de leurs avenants.

En dépit de la qualité incontestable des travaux de l'ART, l'État ne peut pas se défaire de toutes ses compétences et de toutes ses missions, y compris les plus régaliennes. L'État ne peut ainsi se dessaisir consciemment de pans entiers du contrôle sur le patrimoine public. Cette position incompréhensible de la DGITM est pour le rapporteur symptomatique et caricaturale de ce phénomène de désarmement inacceptable des services de l'État en matière de suivi économique et financier des concessions d'autoroutes.

Faute d'appétence de la part de la DGITM, le rapporteur a constaté que les services du ministère de l'économie et des finances ont pris les devants et doté l'État d'un outil autonome de suivi de la rentabilité des concessions autoroutières31(*). Malheureusement, aujourd'hui, ces services ne sont que trop peu impliqués et de façon trop peu formalisée dans le processus d'encadrement et de suivi juridique et financier des concessions autoroutières. Aussi, en parallèle d'une recommandation visant à réformer la gouvernance et l'organisation du contrôle des concessions, afin de les rendre plus interministériels (voir infra), le rapporteur invite-t-il la DGITM à se saisir de cet outil de suivi de la rentabilité des sociétés concessionnaires.

En outre, le rapporteur rappelle qu'un tel suivi est exigé par la Commission européenne. En effet, celle-ci n'a validé les plans d'investissements autoroutiers français qu'à la condition que leur exécution économique et financière fasse l'objet d'un suivi ex-post rigoureux afin de démontrer l'absence de surcompensation. Il s'agit notamment d'apprécier l'évolution des prévisions économiques qui ont fondé la détermination des TRI des avenants concernés.

À travers la formulation de ces exigences, la commission d'enquête sénatoriale considérait ainsi que l'Union européenne avait « invalidé le modèle concessif « à la française », en exigeant un encadrement étroit de la rentabilité des contrats ». Entendu par cette commission d'enquête, Daniel Vasseur, conseiller référendaire à la Cour des comptes, déclarait ainsi en 2020 que « la Commission européenne a fixé des règles assez claires de suivi de réalisation des travaux et de suivi de leur rentabilité dans le temps qui, à certains égards, étaient relativement révolutionnaires. Les concessions autoroutières sont fondées sur la théorie de la concession aux risques et périls du concessionnaire. Les sociétés ont arrangé les choses en leur faveur, l'État ne disposant pas toujours des moyens pour voir ce qui pourrait arriver, y compris au détriment des usagers ».

Au regard des réponses que leur a apporté la DGITM sur la question du suivi économique ex-post des avenants aux concessions, le rapporteur constate que la « révolution culturelle » n'a pas encore pleinement infusé le modèle de contrôle français. Il a notamment été interpellé par la réponse écrite aussi lapidaire qu'insatisfaisante que la DGITM leur a faite au sujet de cette exigence de la Commission européenne : « engagement pris par les autorités françaises devant la Commission. Il convient toutefois d'avoir un certain recul par rapport à la passation des avenants pour identifier, concrètement, une éventuelle dérive des paramètres ayant fondé l'équilibre de l'avenant ».

Le rapporteur tient enfin à souligner que le suivi rigoureux des conditions d'exécution financière des contrats de concession est une obligation du concédant prévue par le code de la commande publique et sanctionnée par la jurisprudence administrative. Le Conseil d'État a très explicitement rappelé ces obligations dans son avis n° 407 003 du 8 juin 2023 portant sur la sécurisation des mesures permettant d'assurer une meilleure prise en compte de l'intérêt public dans l'équilibre des contrats de concession autoroutière : « rien ne saurait dispenser l'État, en sa qualité de concédant et à l'égard de chacun de ses concessionnaires pris individuellement, d'exercer le pouvoir de contrôle qu'il détient, en vertu d'un principe général désormais codifié au 1° de l'article L. 6 du code de la commande publique ». Il précise dans ce même avis la portée de ladite obligation de contrôle qui incombe à l'État : « il lui appartient, en tant que concédant, de contrôler les conditions d'exécution, y compris financières, de chaque contrat de concession par une analyse détaillée et critique, effectuée à date régulière, non seulement des résultats des exercices mais aussi du plan d'affaires du concessionnaire et des prévisions financières qui en ressortent ».


* 30 Comme par exemple la remise en état d'une aire d'autoroute existante.

* 31 Ce nouvel outil est présenté dans les développements infra.

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