B. L'AGENCE CONTRIBUE TRÈS PEU À RENFORCER LES ACTEURS DE L'INGÉNIERIE LOCALE

1. La problématique du renforcement de l'ingénierie locale reste entière
a) Les prestataires d'envergure locale sont assez peu représentés dans le marché 2020-2024

Le rapport sénatorial initial mettait en évidence que le choix de recourir à des prestataires privés pour faire face aux besoins d'ingénierie était une solution qui se discutait.

Certes, le recours à des prestataires établis permet, dans les cas où l'ingénierie fait défaut localement, de pouvoir apporter un niveau d'expertise non disponible à l'échelle départementale et pour autant indispensable.

En revanche, le recours à ces prestataires établis pénalise l'ingénierie de proximité, implantée sur le terrain, au fait des rouages et des contextes locaux, pouvant capitaliser sur ses acquis. L'ingénierie de proximité perd ainsi une occasion de se développer. Pour ces structures, pouvoir accéder au marché d'ingénierie nationale de l'ANCT reste difficile sauf à se constituer en groupement.

Comme le rappelait la Cour des comptes dans sa communication à la commission des finances du Sénat intitulée « L'ANCT : un outil à
consolider
 » transmise en février 2024, l'Agence « a passé 76 marchés en 2021 et 69 en 2022, sans compter les recours à des centrales d'achat, pour un montant total de dépenses de 47,4 millions d'euros en 2022 (...). L'ANCT recourt fréquemment à des prestations intellectuelles, qui ont représenté 7,5 millions d'euros en 2021 et
11,6 millions d'euros en 2022. La plupart de ces marchés sont passés sous la forme d'accords-cadres, divisés pour certains en lots. Les cahiers des charges de ces marchés définissent des prestations standardisées, dont les prix sont fixés par des bordereaux de prix unitaires. Sur cette base, les bons de commande sont émis en cas de
besoin. Ces achats de prestations intellectuelles devraient être précédés d'une meilleure définition quantitative du besoin, et préciser dès la publication le volume prévisionnel du besoin, ou
a minima une fourchette. Le critère prix pourrait être davantage pris en compte dans les attributions, et sa pondération explicitée dans l'analyse des offres »58(*).

Les rapporteures se sont intéressées aux prestataires retenus sur le marché d'ingénierie de l'ANCT (période 2020 - 2024) pour mieux cerner les structures retenues - qui bénéficiaient donc des crédits de l'Agence - par l'appel d'offres.

Deux classements sont plutôt parlants.

Classement par chiffre d'affaires des prestataires retenus sur les
lots du marché d'ingénierie de l'ANCT

Montant du chiffre d'affaires du prestataire

Nombre de prestataires concernées

Exemple de prestataire

plus de 50 millions d'euros

6

Egis Conseil, Ernst & Young Advisory, CGI Business Consulting...

de 10 à 50 millions d'euros

8

Setec Organisation, Espelia, Biotope...

de 5 à 10 millions d'euros

3

Rouge Vif...

de 1 à 5 millions d'euros

8

Plateau urbain, Mensia Conseil, Idate...

moins de 1 million d'euros

16

CERUR, O + Urbanistes, COOP TIERS LIEUX...

Source : Sénat sur la base des éléments transmis par l'ANCT

Classement par lieu de siège social des prestataires retenus sur
les lots du marché d'ingénierie de l'ANCT

Régions

Nombre de prestataires

Île-de-France

21

Autres régions

20

Source : Sénat sur la base des éléments transmis par l'ANCT

Malgré un certain soin apporté à constituer des lots régionaux et une attention pour retenir des prestataires de taille modeste, les structures de taille importante sont plus susceptibles d'être retenues. Pour être juste, il convient de constater que les prestataires d'envergure modeste, souvent à rayonnement local, sont aussi présents.

Cette analyse est issue de l'accord-cadre de prestations d'ingénierie de l'Agence, conclu pour la période 2020-2024. Cet accord comprenait
36 lots : 27 lots mono-attributaires et 9 multi-attributaires. Pour ces derniers, les bons de commande sont attribués à tour de rôle.

L'ANCT a travaillé en 2024 sur le nouveau marché d'ingénierie en tenant compte de ces 4 ans d'expérience. Ce nouvel accord-cadre de prestations d'ingénierie a modifié le format des lots (lots régionaux revus) et leur contenu (en allant plus loin sur l'ingénierie pré-opérationnelle). Il est désormais composé de 26 lots - régionaux (14) ou thématiques
nationaux (12) - pouvant utilement être combinés afin de répondre aux besoins des collectivités. La notification de l'accord-cadre et son début d'exécution devraient intervenir au plus tard en janvier 2025.

Le directeur général de l'Agence déclarait à ce sujet, lors de la plénière de la délégation, qu'« au niveau national, le marché de l'ingénierie est en train d'être renouvelé, avec des lots régionaux qui permettent de répondre à cette demande locale bien légitime »59(*).

Il conviendra de vérifier quelles seront les caractéristiques des prestataires retenus dans le nouveau marché.

b) Le soutien direct à des structures locales est encore marginal

Le précédent rapport du Sénat mettait en avant plusieurs exemples qui démontraient qu'un soutien à la structuration de l'ingénierie locale était moins coûteux, plus pérenne et plus apprécié que le recours à des consultants privés, disposant d'une expertise mais souvent déconnectés des problématiques locales.

En effet, le soutien à l'ingénierie ne doit pas forcément passer par le recours à un prestataire privé externe. Parfois, passer un marché pour réaliser une action est plus onéreux que de recruter un agent au sein d'une structure locale qui permet de répondre à des besoins identifiés.

À défaut de soutenir les acteurs locaux, l'offre de l'Agence pourrait être mieux articulée avec ces derniers. Mais cela ne semble pas être le
cas, comme le relève la Cour des comptes, dans son rapport de
février 202460(*) : « contrairement à ce qu'affichaient les intentions initiales, selon lesquelles 90 % des demandes devaient trouver une réponse locale, l'offre de l'ANCT est insuffisamment articulée avec les autres offres existantes offertes par les départements et parfois par les intercommunalités. Pourtant, les CLCT, associant les élus locaux et les représentants des structures intervenant dans le champ de l'ingénierie, devraient avoir vocation à constituer le cadre, qui permettrait aux préfets d'assurer cette coordination et de fédérer les acteurs. Ce n'est cependant le cas que dans une minorité de départements »61(*).

Renforcer cette articulation passera donc, notamment, par les
CLCT. Au-delà, il serait souhaitable que le préfet puisse aussi soutenir, par le biais d'une subvention accompagnée d'une convention triennale par exemple, la mise en place d'une forme d'ingénierie qui fait défaut au sein d'une structure d'ingénierie locale. Par le biais de cette subvention, la structure pourrait recruter une nouvelle compétence ou développer une activité pertinente localement.

L'Agence a signalé aux rapporteures qu'elle était attentive à ce type de solutions. Elle indique également, dans le cadre de la réflexion sur le devenir et la capitalisation des programmes, tenir compte des exemples où les chefs de projets sont particulièrement positionnés dans une posture mutualisée.

Si le rapport du Sénat avait identifié quelques exemples pertinents, l'Agence pourrait missionner ses chargés de mission territoriaux pour recenser, en lien avec les délégués territoriaux, les situations de soutien aux acteurs locaux de l'ingénierie, afin de capitaliser et de diffuser les solutions qui lui semblent les plus pertinentes.

2. Le guichet unique à la main du préfet devra absolument fonctionner par subsidiarité pour ne pas désorganiser les circuits qui fonctionnent déjà

Pour rappel, la circulaire interministérielle du 28 décembre 2023 adressée aux préfets demande notamment :

- la mise en place d'un guichet unique local d'ingénierie, sous forme d'un mail de type « ingenierie@departement.gouv.fr ». L'objectif affiché est de centraliser en un point unique les demandes d'ingénierie des collectivités ;

- la mise en place d'une animation de l'ingénierie « sous votre autorité [l'autorité du préfet] et le pilotage opérationnel du secrétaire général de la préfecture ».

Cette consigne suscite deux interrogations principales de la part des rapporteures.

D'une part, dans des départements où les acteurs sont identifiés, où les circuits fonctionnent, il n'est pas sûr qu'un guichet unique qui centralise les demandes et donne aux services de l'État le rôle d'« aiguilleurs », soit une solution optimale.

La circulaire précise en effet « qu'un grand nombre d'élus a accès de
lui-même et sans difficulté à l'appui en ingénierie dont il a besoin pour conduire ses projets. Toutefois, pour les élus qui ne trouveraient pas spontanément de réponse à leur besoin, nous devons leur permettre d'être orientés facilement vers le dispositif ou l'opérateur susceptible de les appuyer »
. Le directeur général de l'ANCT a tenu à préciser que ce guichet unique serait un point d'entrée pour les élus qui ne savent pas orienter leur demande. Autrement dit, c'est un fonctionnement par subsidiarité.

Il conviendra de veiller à ce que cette logique de subsidiarité soit bien respectée en pratique, et qu'elle ne débouche pas sur une logique de centralisation.

Ce fonctionnement porte le risque que ce guichet unique soit en réalité un aiguillage, qui permette de diriger essentiellement, voire exclusivement, les demandes en matière d'ingénierie vers les agences de l'État (Cerema, ADEME) ou les organismes retenus dans le cadre des marchés publics de l'ANCT.

Dans un contexte financier qui va se tendre et un marché qui risque de se contracter, il sera important que, dans chaque département, les demandes d'ingénierie puissent être identifiées par tous les acteurs, particulièrement les acteurs de l'ingénierie locale, et ne soient pas « accaparées » par les agences de l'État.

D'autre part, il est légitime de se demander quelle place tiendront les collectivités et les élus locaux dans cette animation alors qu'ils ne sont même pas cités. Ces derniers sont souvent très impliqués dans l'ingénierie territoriale, comme par exemple au sein des agences techniques départementales, et il serait contreproductif de ne pas en tenir compte.

Le directeur général de l'ANCT signale que ce dialogue entre préfecture et élus s'effectue dans les CLCT, qui sont parfois informellement co-présidés par des élus locaux.

Aussi, les rapporteures prennent acte de ces éléments mais restent vigilantes sur la façon dont vont se mettre en oeuvre ces mesures dans les mois à venir.


* 58 Cour des comptes, communication à la commission des finances du Sénat intitulée « L'ANCT : un outil à consolider », février 2024.

* 59 Table ronde de la délégation aux collectivités territoriales, 23 mai 2024.

* 60 Cour des comptes, « L'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), un outil à consolider », communication à la commission des finances du Sénat, février 2024.

* 61 Ibid.

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