II. DES RÉPONSES EUROPÉENNES QUI NE SONT PAS À LA HAUTEUR DES ENJEUX
A. « MIEUX LÉGIFÉRER » : UN VoeU PIEUX ?
1. Une préoccupation ancienne de la Commission européenne, reprise à son compte par la Présidente Ursula von der Leyen
Le monopole de l'initiative dont dispose la Commission européenne dans la procédure législative de droit commun confère à celle-ci une responsabilité particulière. On estime, en effet, d'une manière générale, que moins de 20 % des dispositions d'une proposition législative de la Commission européenne font l'objet de modifications par le Conseil ou le Parlement européen.
Depuis plus de vingt ans, la Commission européenne a pris plusieurs initiatives visant à mieux prendre en compte l'objectif de simplification et d'amélioration de la réglementation européenne.
On peut mentionner notamment la programmation annuelle, la procédure de consultation, l'obligation de présenter une étude d'impact accompagnant toute nouvelle proposition législative, l'approche « une norme nouvelle, une retirée » (« one in, one out ») ou encore, plus récemment, la création du comité d'examen de la réglementation et de la plateforme « Prêts pour le futur ».
La communication de la Commission européenne du 29 avril 2024, intitulée « Une meilleure réglementation : unir nos forces pour améliorer la législation »66(*), rappelle les mesures dans ce domaine.
Dans un rapport d'information présenté au nom de la délégation sénatoriale aux entreprises, les sénateurs Gilbert-Luc Devinaz, Jean-Pierre Moga et Olivier Rietmann, rapporteurs, rappellent également les mesures prises au niveau européen dans ce domaine67(*).
La Présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, s'était récemment engagée, vers la fin de son premier mandat à la tête de l'exécutif européen, à réduire de 25 % la charge administrative pesant sur les entreprises68(*).
Au total, l'Union européenne dispose d'un dispositif de simplification et d'amélioration de la législation qui est considéré comme l'un des meilleurs au monde d'après une étude de l'OCDE69(*).
Les rapporteurs se sont entretenus, le 27 mai dernier à Bruxelles, avec Antonina Cipollone, cheffe de l'unité « évaluation et analyse d'impact » au sein du Secrétariat général de la Commission européenne. Celle-ci est également chargée de la plateforme « Prêts pour l'avenir », du programme REFIT et de l'outil « OIOO » (« One it, one out »). Elle a rappelé l'historique des mesures prises par la Commission européenne dans ce domaine.
Historique des efforts de l'Union européenne en matière de réduction de la charge réglementaire
2002 - Le programme « mieux légiférer » a constitué une première étape vers la simplification et l'amélioration de la législation de l'UE. Il a introduit l'obligation de procéder à des analyses d'impact et de consulter les parties prenantes pour toute nouvelle initiative proposée par la Commission
2005 - Un programme glissant de simplification est lancé : il a couvert 164 mesures durant la période 2005-2009 faisant partie du programme de travail annuel de la Commission.
2007 - La Commission européenne lance le programme d'action pour la réduction de la charge administrative ; un groupe de haut niveau est créé pour la conseiller sur sa mise en oeuvre.
2012 - A la fin du programme d'action, la Commission européenne considère avoir atteint son objectif de réduire de 25 % la charge administrative des entreprises découlant de la législation de l'UE (économies annuelles estimées à 30,8 milliards d'euros). Une consultation sur les dix actes législatifs les plus contraignants pour les PME est réalisée.
2012 - Le programme pour une réglementation affûtée et performante (REFIT) est lancé.
2015 - La Commission européenne publie une étude (ABRplus) examinant comment 12 mesures contenues dans le programme d'action ont été appliquées et dans quelle mesure les avantages promis ont été obtenus.
2015 - La Commission européenne met en place un groupe de haut niveau chargé de la conseiller sur la manière de simplifier la législation européenne (plateforme REFIT)
2017 - La Commission européenne améliore la plateforme REFIT en intégrant la simplification et la réduction des charges dans chaque évaluation et révision de la législation existante.
2018 - La Commission publie le premier examen annuel de la charge administrative.
2020 - La Commission met en place la plateforme « Prêts pour l'avenir » afin de soutenir les travaux sur la simplification et la réduction des charges
2021 - La Commission européenne complète REFIT par l'approche « un ajout, un retrait » (« one in, one out ») afin de garder le contrôle sur les charges récurrentes.
Source : Communication de la Commission européenne « une meilleure réglementation : unir nos forces pour améliorer la législation », du 29 avril 2021
Progressivement, l'approche de la Commission européenne en matière de simplification a sensiblement évolué au cours des dernières années, passant d'une approche quantitative à une approche plus qualitative.
a) Le programme REFIT
Le programme pour une réglementation affûtée et performante (REFIT) a été lancé en 2012.
Il a pour objectif de simplifier la législation de l'UE et de réduire les coûts inutiles, tout en continuant de garantir son efficacité et en préservant les objectifs politiques et des normes élevées, dans l'intérêt à la fois du grand public et des entreprises.
Ce programme engage la Commission européenne à examiner de manière systématique le potentiel de simplification et de réduction des charges dans l'ensemble des initiatives législatives.
Il prévoit notamment que toutes les études d'impact doivent évaluer le potentiel de réduction et de simplification des charges.
La Commission européenne assure un suivi du programme par le biais d'un tableau de bord, qui permet de suivre les différentes initiatives tout au long de la procédure législative.
b) Le « test PME »
En application du principe « think small first », la Commission européenne doit s'interroger sur les besoins des PME dès le début du processus d'analyse d'impact, notamment par l'intermédiaire d'une participation systématique des représentants des PME.
Les études d'impact doivent contenir une évaluation approfondie des conséquences d'une initiative législative sur les PME, au moyen d'un « test PME ».
c) L'approche « une norme ajoutée, une retirée »
À l'initiative de la Présidente Mme Ursula von der Leyen, la Commission européenne a adopté en 2021, sur le modèle de ce qui existe dans plusieurs États membres comme la France, une approche « une norme ajoutée, une retirée » (« one in, one out »), signifiant littéralement le retrait d'une norme pour l'adoption de toute norme nouvelle.
Ce principe ne signifie pas en fait que toute nouvelle norme doit s'accompagner nécessairement de l'abrogation d'une norme plus ancienne, une telle approche mécanique ne tenant pas compte de la charge administrative pesant sur les entreprises et les citoyens.
Il s'agit plutôt de faire en sorte de compenser toute nouvelle charge pour les entreprises et les citoyens résultant d'une initiative de la Commission européenne par une réduction parallèle des charges existantes dans le même secteur.
d) La plateforme « Prêts pour l'avenir »
La Commission européenne a mis en place en mai 2020 un groupe d'experts de haut niveau, regroupés au sein de la plateforme « Prêts pour l'avenir », qui sont chargés de conseiller la Commission européenne en matière de simplification de la législation et de réduction des charges.
Cette plateforme est composée d'experts provenant des administrations nationales, des régions, des représentants d'employeurs et des syndicats, de petites et grandes entreprises, du Comité des régions et du Comité économique et social européen, ainsi que d'organisations environnementales non gouvernementales.
Elle rend des avis à la Commission européenne visant à simplifier la législation européenne, à supprimer et à réduire les charges inutiles.
e) Le Comité d'examen de la réglementation
Créé en 2015, le Comité d'examen de la réglementation est un organisme indépendant, qui est chargé de conseiller le collège des Commissaires sur la qualité de la législation.
Présidé par un directeur général des services de la Commission européenne, il est composé de neuf membres. Les huit autres sont : quatre hauts fonctionnaires de la Commission européenne et quatre experts indépendants recrutés en dehors de la Commission européenne.
Les rapporteurs ont eu un entretien, le 27 mai dernier à Bruxelles, avec deux de ces membres, Elisabetta Siracusa et Philippe Mengal.
Le Comité d'examen de la réglementation est saisi en amont, avant l'adoption d'une proposition législative par le collège des Commissaires.
En principe, il est saisi de toutes les propositions législatives, mais la Commission européenne peut décider de ne pas le consulter en cas d'urgence.
Cela a été notamment le cas pour le « Pacte vert », présenté le 1er février 2023, ainsi que concernant la proposition portant sur le développement de l'industrie décarbonée (« Net-Zero Industry Act »).
Le comité d'examen de la réglementation ne se prononce pas sur l'ensemble des propositions. Il sélectionne les propositions législatives, en fonction de leur importance. Cela représente environ 70 à 80 textes par an.
Il peut également rendre des avis sur les rapports ou les bilans d'évaluation de la législation existante réalisés par la Commission.
Il ne se prononce pas sur l'opportunité de l'initiative mais il contrôle l'existence et la qualité des analyses d'impact et des évaluations.
Le Comité d'examen de la réglementation rend des avis qui peuvent être « favorables », « favorables avec des réserves » ou « défavorables ». Dans ce dernier cas, le projet doit être réexaminé par les services de la Commission européenne et présenté de nouveau au comité. Lorsque celui-ci a rendu deux avis défavorables, seul le vice-Président de la Commission européenne chargé des relations interinstitutionnelles peut soumettre l'initiative au collège des Commissaires.
Selon le dernier rapport annuel du Comité d'examen de la réglementation européenne, en 2023, sur un total de 50 études d'impact, 21 (soit 41 %) ont fait l'objet d'un premier avis défavorable et aucune d'un deuxième avis défavorable.
Par le passé, certains textes ont toutefois fait l'objet de deux avis défavorables. Cela a notamment été le cas en 2021 concernant la proposition de la Commission européenne portant sur le devoir de vigilance des entreprises.
L'ensemble des analyses d'impact et les avis du Comité correspondants sont publiés sur le site Internet de la Commission européenne, une fois que la proposition a été adoptée par le collège des Commissaires.
Le Comité d'examen de la réglementation publie également un rapport annuel, qui est rendu public et qui contient des recommandations pour améliorer la qualité des études d'impact.
L'indépendance du Comité d'examen de réglementation à l'égard de la Commission européenne peut toutefois être mise en doute au regard de sa composition. A cet égard, la présence en son sein de hauts fonctionnaires de la Commission et sa présidence par un directeur général apparaissent problématiques.
Toutefois, la présence de hauts fonctionnaires de la Commission européenne est présentée comme permettant de garantir un lien étroit entre le Comité et les services de la Commission et comme un gage de qualité de ses travaux.
Par ailleurs, étant donné que le Comité d'examen de la réglementation a pour vocation de conseiller le collège des Commissaires, il ne paraît pas illégitime qu'il soit rattaché à la Commission.
En réalité, aux yeux des rapporteurs, c'est moins l'indépendance du Comité d'examen de la réglementation qui pose question, que l'étendue de ses moyens et la suite réservée à ses recommandations. En effet, seule une partie des propositions législatives font dans les faits l'objet d'un examen par le Comité d'examen de la réglementation et la Commission européenne a toujours la possibilité de passer outre l'avis du Comité d'examen de la réglementation.
2. Des effets limités et des études d'impact encore lacunaires voire absentes
Depuis 2002, toute nouvelle initiative de la Commission européenne doit en principe s'accompagner d'une étude d'impact.
Plusieurs initiatives récentes de la Commission européenne, parfois d'une portée importante, n'ont pourtant pas été accompagnées d'une étude d'impact.
Ainsi, la proposition de règlement visant à modifier la politique agricole commune (PAC) présentée par la Commission européenne en mars 2024 ne comportait pas d'étude d'impact. La Commission européenne justifie cette absence par l'urgence puisque cette proposition visait à répondre dans de brefs délais aux demandes exprimées par les agriculteurs européens lors de la crise agricole. En effet, la proposition devait impérativement faire l'objet d'un vote au Conseil et au Parlement européen avant les élections européennes de juin 2024 et le renouvellement des institutions, afin de pouvoir entrer en vigueur avant la fin de l'année 2024.
De même, la réforme du marché européen de l'électricité proposée par la Commission européenne n'a pas donné lieu à une étude d'impact. Seul un document de travail des services de la Commission a été publié. La Commission européenne a encore justifié cette absence d'analyse d'impact par l'urgence et la nécessité d'apporter des réponses à l'augmentation du prix de l'électricité. La proposition de la Commission européenne visait pourtant à modifier en profondeur certains éléments structurants du marché européen de l'électricité. Comme le relevait la Commission de régulation de l'énergie, cette absence d'étude d'impact est « préjudiciable à la qualité des propositions ».
La proposition de directive visant à modifier la directive relative à la promotion des énergies renouvelables, la directive sur la performance énergétique des bâtiments et celle relative à l'efficacité énergétique70(*), n'a pas non plus donné lieu à une étude d'impact sur son éventuelle valeur ajoutée notamment en termes de réduction des émissions de gaz à effet de serre, ni sur sa faisabilité ou sa conformité avec le principe de subsidiarité.
En matière financière, de nombreuses propositions législatives proposées par la Commission européenne étaient dépourvues d'études d'impact, à l'image de la proposition de règlement sur les obligations de partage d'informations financières71(*), de la proposition de règlement sur les indices de référence72(*) ou encore de la proposition de règlement sur le filtrage des investissements étrangers dans l'Union européenne73(*). Cette dernière proposition était pourtant stratégique puisqu'elle instaurait l'obligation pour les États de mettre en place un mécanisme de filtrage des investissements directs étrangers.
La proposition de règlement établissant des mesures destinées à renforcer la solidarité et les capacités dans l'Union afin de détecter les menaces et incidents de cybersécurité, de s'y préparer et d'y réagir, déjà citée, ne comportait pas non plus d'étude d'impact. L'absence d'étude d'impact était là aussi justifiée par l'urgence : « En raison du caractère urgent de la proposition, aucune analyse d'impact n'a été réalisée » écrit la Commission européenne.
Conformément à une position de principe du Sénat74(*), la commission des affaires européennes avait rappelé à l'occasion de l'examen de ce texte, dans une proposition de résolution européenne75(*), « la nécessité pour la Commission européenne d'appuyer ses initiatives législatives par des analyses d'impact systématiques afin d'en contrôler la nécessité et la proportionnalité ».
En effet, « en l'état des données, sans analyse d'impact, les informations relatives au financement du dispositif n'apportent aucune garantie de pérennité ».
La Cour des comptes de l'Union européenne a également rappelé, dans un avis sur cette proposition publié le 5 octobre 2023, que « les lignes directrices de la Commission pour une meilleure réglementation préconisent de procéder à des analyses d'impact et de consulter les parties prenantes dans le cadre de l'analyse complète des options de conception et de mise en oeuvre des observations ». Or la Cour des comptes de l'UE déplore qu'il ne soit fourni que « peu d'informations sur les options d'intervention possibles et sur les coûts induits par le règlement proposé ».
Sur le fond, la commission des affaires européennes considère que ce règlement aboutirait à ajouter un échelon supplémentaire à une architecture européenne de cybersécurité déjà solide, rendant le dispositif global moins lisible et plus complexe. Comme le souligne l'exposé des motifs de la proposition de résolution, « l'ajout d'un échelon supplémentaire à une architecture européenne de cybersécurité déjà conséquente surprend. D'autant plus que le cadre juridique actuel de la directive 2022/2555 semble cohérent et complet, prévoyant en particulier la mise en place d'un réseau de centres d'intervention pour se préparer aux crises cyber et pour y répondre, les modalités d'échange des informations pertinentes et une coordination des réponses en cas d'incident. Outre la complexification du schéma, le risque de doublon est important ».
Cette analyse est partagée par la Cour des comptes de l'Union européenne dans son avis : « dans ces conditions, nous estimons que la proposition de règlement est de nature à rendre plus complexe l'ensemble du paysage de l'UE en matière de cybersécurité. Il existe un risque de double emploi entre les SOC (centre de sécurité opérationnel) et le réseau des CSIRT (centres de réponse aux incidents de sécurité informatique) déjà en place. Certes dans l'exposé des motifs, la Commission déclare que les plateformes SOC transfrontières devraient constituer une nouvelle capacité venant compléter le réseau des CSIRT, mais nous observons des similitudes au niveau de certaines tâches et de certains des objectifs assignés aux SOC nationaux, aux SOC transfrontières, aux CSIRT et au réseau des CSIRT ».
Parmi les autres textes récents d'importance dépourvus d'une telle analyse d'impact, on peut aussi citer la directive (UE) 2024/1069 du Parlement européen et du Conseil du 11 avril 2024 sur la protection des personnes qui participent au débat public contre les procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives76(*) ou encore, la proposition de directive de lutte contre la corruption77(*).
L'absence d'étude d'impact associée à la proposition de directive sur la protection des personnes qui participent au débat public contre les procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives, avait été également déplorée dans l'avis motivé n° 127 adopté par la commission des affaires européennes le 30 juin 2022 :
« L'absence d'analyse d'impact de la présente proposition de directive empêche de mesurer le nombre et l'ampleur actuels de telles procédures judiciaires dans les États membres et de constater les éventuelles carences de leur droit national ; elle nuit de ce fait à la clarté juridique de la proposition et empêche de conclure à la nécessité de l'ensemble des dispositions envisagées par la Commission européenne. Pour rappel, lors de la phase de consultation publique sur cette proposition, dans un avis du 10 décembre 2021, le Conseil des barreaux européens avait souligné « la nécessité d'une évaluation et d'une analyse approfondies des réglementations et mesures nationales existantes » afin de « garantir que les principes de subsidiarité et de proportionnalité soient bien respectés à cet égard » ».
Il en va de même concernant la proposition de directive de lutte contre la corruption, présentée par la Commission européenne en 2023, et dont l'absence d'étude d'impact a été dénoncée par le Sénat dans une résolution n° 90 en date du 18 mars 2024 où il :
« Déplore également l'absence d'analyse d'impact pour accompagner cette proposition, ce qui constitue un manquement regrettable aux exigences de transparence et de contrôle démocratique, qui résultent directement de l'État de droit ; rappelle de nouveau sa position de principe selon laquelle la Commission européenne doit prévoir systématiquement une telle analyse d'impact lorsqu'elle présente une nouvelle initiative normative et prendre en considération les délais d'élaboration de cette analyse dans son calendrier de travail ».
Les rapporteurs considèrent que toutes les initiatives législatives de la Commission européenne devraient être accompagnées d'une étude d'impact.
Ils estiment aussi que l'obligation d'étude d'impact devrait même s'étendre aux autres documents de la Commission européenne, comme les communications ou les plans d'action, ayant des implications législatives.
On peut à cet égard mentionner l'exemple de la stratégie « de la ferme à la table », présentée par la Commission européenne en 2020, qui avait vocation à réformer en profondeur la politique agricole commune et qui devait initialement se décliner en 27 propositions législatives. Même si ce texte ne comportait pas en lui-même de dispositions de nature législative, il aurait, compte tenu de son importance, mérité, aux yeux des rapporteurs, une étude d'impact exhaustive sur ses conséquences pour le modèle agricole européen. Le Sénat n'a eu de cesse de le répéter et de le réclamer au travers de plusieurs résolutions européennes78(*). En effet, seule une seule étude, tardive, partielle et disponible uniquement en anglais, a été publiée par le centre commun de recherche de la Commission européenne, le 28 juillet 2021, soit plus d'un an après la présentation de la stratégie.
De même, en matière de pêche, le « plan d'action de l'Union européenne : protéger et restaurer les écosystèmes marins pour une pêche durable et résiliente », présenté le 21 février 2023 par la Commission européenne, préconisait d'interdire uniformément le chalutage de fond dans toutes les aires marines protégées, sans tenir compte des spécificités des différentes techniques de chalutage de fond (qui ont un impact différencié en fonction des engins et des sols), de l'hétérogénéité des aires marines protégées (caractérisées par des objectifs divers et des niveaux de protection inégaux) ou encore des réalités socio-économiques qui s'y rapportent.
Même s'il ne s'agit pas à proprement parler d'un acte législatif, puisqu'il ne s'agit en l'espèce que d'une communication de la Commission européenne, ce document aurait lui aussi mérité d'être accompagné d'une analyse exhaustive sur ses conséquences sur la pêche et les pêcheurs puisque, selon les estimations du Comité des pêches, ce plan se traduirait en France par la disparition de près de 30 % de la flotte française et donc de plus de 4 500 emplois directs et environ 15 000 emplois induits.
Par ailleurs, quand les études d'impact existent, elles sont de qualité très variable.
Pour ne citer qu'un seul exemple, on peut mentionner l'étude d'impact attachée à la proposition de règlement relatif à la compétence, à la loi applicable, à la reconnaissance des décisions et à l'acceptation des actes authentiques en matière de filiation ainsi qu'à la création d'un certificat européen de filiation79(*).
Cette proposition qui vise à permettre la reconnaissance automatique de « toutes les filiations », y compris issues de GPA, est très controversée et ses discussions se poursuivent au sein du Conseil.
Dans sa résolution européenne80(*) valant avis motivé, adoptée le 22 mars 2023, le Sénat a considéré que ce texte était contraire au principe de subsidiarité, en particulier en raison des insuffisances de son étude d'impact. Les observations émises à cet égard étaient les suivantes :
« En premier lieu, le Sénat constate que plusieurs lacunes et ambiguïtés de la proposition de règlement empêchent de conclure - en l'état de sa rédaction - à la nécessité de l'ensemble des dispositions de la proposition de règlement :
- en effet, si la présentation d'une analyse d'impact pour justifier la proposition de règlement doit être saluée, l'absence d'étude de droit comparé en son sein doit, elle, être déplorée. Cette étude aurait permis en effet de comprendre rapidement les différences de droit de la filiation entre les vingt-sept États membres et d'identifier et évaluer qualitativement et quantitativement les difficultés invoquées par la Commission européenne pour justifier sa proposition ;
- de surcroît, le Sénat s'interroge sur le nombre envisagé de bénéficiaires de la réforme alors que l'exposé des motifs de la proposition de règlement évoque « deux millions d'enfants » susceptibles d'être confrontés aux difficultés invoquées tandis que l'analyse d'impact recense « 103 000 » personnes concernées en totalité (...) ; ».
Les rapporteurs déplorent donc l'absence trop fréquente d'études d'impact en accompagnement des propositions législatives de la Commission et leurs lacunes regrettables quand elles existent.
Le Conseil et le Parlement européen devraient refuser par principe d'examiner une proposition législative de la Commission européenne dépourvue d'étude d'impact ou demander à la Commission européenne de compléter une étude d'impact si cette dernière est trop lacunaire.
3. La responsabilité partagée du Conseil de l'Union européenne et du Parlement européen
Si la Commission européenne a une responsabilité éminente en matière de qualité de la législation, en raison du monopole de l'initiative dans le cadre communautaire de droit commun, le Conseil de l'Union européenne qui réunit les ministres des Etats membres et le Parlement européen, en tant que co-législateurs, ont également une grande responsabilité dans ce domaine.
En effet, les modifications apportées aux propositions de la Commission européenne au cours des négociations au sein du Conseil - entre Etats membres - et au Parlement européen sont susceptibles de modifier sensiblement les implications de la législation européenne pour les citoyens et les entreprises.
Or, contrairement à la Commission européenne, qui est tenue d'évaluer les incidences, notamment les coûts et les économies, liées à une proposition législative, ni le Conseil, ni le Parlement européen, n'ont l'obligation d'évaluer l'impact des modifications législatives qu'ils proposent.
Certes, des principes communs ont été convenus entre les trois institutions, notamment dans l'accord interinstitutionnel « mieux légiférer »81(*).
Cet accord prévoit en particulier que « le Parlement européen et le Conseil effectueront des analyses d'impact des modifications substantielles qu'ils apportent à la proposition de la Commission ».
Mais, en pratique, cette règle n'est jamais appliquée.
* 66 COM (2021) 219 final.
* 67 Rapport d'information n° 743 (2022-2023), intitulé « La sobriété normative pour renforcer la compétitivité des entreprises », déposé le 15 juin 2023.
* 68 Discours sur l'état de l'Union de 2023.
* 69 OCDE (2018) « Politique de la réglementation : Perspectives de l'OCDE 2018 », cf. notamment p. 257.
* 70 COM (2022) 222 final.
* 71 COM (2023) 593 final.
* 72 COM (2023) 660 final.
* 73 COM (2024) 23 final.
* 74 Voir les résolutions européennes du Sénat n° 69 (2022-2023) du 13 mars 2023 et n° 48 (2023-2024) du 12 janvier 2024 sur les programmes de travail de la Commission européenne pour 2023 et 2024, présentées par les sénateurs Didier Marie et Jean-François Rapin au nom de la commission des affaires européennes du Sénat.
* 75 Résolution européenne du Sénat n° 52 (2023-2024), devenue définitive le 19 janvier 2024, sur le rapport d'Audrey Linkenheld, Catherine Morin-Desailly et Cyril Pellevat.
* 76 COM (2022) 177 final.
* 77 COM (2023) 234 final.
* 78 Résolution n° 126 (2021-2022) devenue résolution du Sénat le 6 mai 2022. Résolution n° 129 (2023-2024), devenue résolution du Sénat le 17 mai 2024.
* 79 COM (2022) 695 final.
* 80 Résolution n° 84 (2022-2023) devenue définitive le 22 mars 2023.
* 81 Accord interinstitutionnel entre le Parlement européen, le Conseil de l'Union européenne et la Commission européenne du 13 avril 2016 « Mieux légiférer ».