N° 304
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2024-2025
Enregistré à la Présidence du Sénat le 5 février 2025
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale (1) sur les accords internationaux conclus par la France en matière migratoire,
Par Mme Muriel JOURDA et M. Olivier BITZ,
Sénateurs
(1) Cette commission est composée de : Mme Muriel Jourda, présidente ; M. Christophe-André Frassa, Mme Marie-Pierre de La Gontrie, MM. Marc-Philippe Daubresse, Jérôme Durain, Mmes Isabelle Florennes, Patricia Schillinger, Cécile Cukierman, MM. Dany Wattebled, Guy Benarroche, Michel Masset, vice-présidents ; M. André Reichardt, Mmes Marie Mercier, Jacqueline Eustache-Brinio, M. Olivier Bitz, secrétaires ; MM. Jean-Michel Arnaud, Philippe Bas, Mme Nadine Bellurot, MM. François Bonhomme, Hussein Bourgi, Mme Sophie Briante Guillemont, M. Ian Brossat, Mme Agnès Canayer, MM. Christophe Chaillou, Mathieu Darnaud, Mmes Catherine Di Folco, Françoise Dumont, Laurence Harribey, Lauriane Josende, MM. Éric Kerrouche, Henri Leroy, Stéphane Le Rudulier, Mme Audrey Linkenheld, MM. Alain Marc, Hervé Marseille, Mme Corinne Narassiguin, M. Paul Toussaint Parigi, Mmes Anne-Sophie Patru, Salama Ramia, M. Hervé Reynaud, Mme Olivia Richard, MM. Teva Rohfritsch, Pierre-Alain Roiron, Mme Elsa Schalck, M. Francis Szpiner, Mmes Lana Tetuanui, Dominique Vérien, M. Louis Vogel, Mme Mélanie Vogel.
L'ESSENTIEL
Réalité méconnue : la France est, en matière migratoire, partie à une myriade d'instruments internationaux qui forment un véritable droit parallèle de l'entrée et du séjour des étrangers en France, rarement abordé au cours des débats parlementaires car il échappe largement à la compétence du législateur. Dans ce contexte, la commission des lois a souhaité, par une mission d'information transpartisane dont les rapporteurs étaient Muriel Jourda, Olivier Bitz et Corinne Narassiguin1(*), donner à ce sujet l'attention qu'il mérite.
Au terme de ses travaux, la mission d'information fait le constat d'un « désordre » dans la politique internationale migratoire de la France, matérialisée par des instruments juridiques nombreux (197), d'un objet et d'une portée juridique variables, et dont l'application effective est aléatoire. Elle invite donc à une rationalisation du recours à ces instruments incontournables de toute politique migratoire nationale.
Les rapporteurs ont par ailleurs souhaité accorder une attention spécifique aux accords internationaux conclus avec deux États partenaires : le Royaume-Uni et l'Algérie. La coopération transfrontalière avec le Royaume-Uni repose en effet depuis les années 1990 et la mise en service du tunnel sous la Manche sur des traités ad hoc. L'échec de ce cadre dit « du Touquet » est flagrant et le maintien d'un statu quo faisant de la France le gestionnaire de fait de la frontière britannique n'est plus acceptable, au regard notamment des conséquences qu'entraîne ce déséquilibre dans le Calaisis. La pression migratoire constante dans la région entraîne en effet des conséquences insupportables sur les plans sécuritaire, humanitaire et économique. Si la mission d'information salue les efforts conjugués de l'État et des collectivités pour faire face à cette situation, elle considère que le compte n'y est pas du côté des autorités britanniques. Un dialogue doit donc, à l'évidence, être engagé pour que chacun prenne sa juste part. En tout état de cause, il semble aussi indispensable qu'urgent de conclure un accord migratoire global avec le Royaume-Uni, de préférence au niveau européen, pour s'attaquer sérieusement à la question de la maîtrise des flux migratoires dans la Manche.
La mission a enfin accordé une attention toute particulière à l'accord franco-algérien du 27 décembre 1968. Outre sa portée juridique supérieure aux autres instruments comparables en la matière, cet accord est l'un des déterminants majeurs des relations bilatérales entre la France et l'Algérie. Au terme d'une évaluation minutieuse de ses stipulations et après de nombreuses auditions conduites sur ce sujet, dont celles des trois derniers ambassadeurs de France en Algérie, la commission a estimé que le débat sur le futur de cet accord devait être ouvert. Le régime très favorable de circulation et de séjour qu'il offre aux Algériens ne connaît en effet plus de justification évidente, tandis qu'il ne s'accompagne aucunement d'un surcroît de coopération en matière de lutte contre l'immigration irrégulière. Dans ce contexte, la commission a donc plaidé pour une renégociation de l'accord franco-algérien du 27 décembre 1968 afin d'aboutir à des mesures équilibrées pour les deux parties. À défaut, elle estime que sa dénonciation devra être mise en oeuvre.
PARTIE 1 - LES INSTRUMENTS INTERNATIONAUX EN MATIÈRE MIGRATOIRE : UN LEVIER À INVESTIR, UNE STRATÉGIE À DÉFINIR
A. UN VOLET INCONTOURNABLE DE LA POLITIQUE MIGRATOIRE
1. Des outils aussi répandus que méconnus
Dans le domaine migratoire, les instruments internationaux, quoique très nombreux, sont paradoxalement sous-étudiés. Ce constat est d'autant plus surprenant que la multiplication des dérogations au droit commun des étrangers consenties au niveau international restreint les marges de décision du législateur dans un domaine pourtant jugé prioritaire par les Français. Dans ce contexte, la mission d'information a tout d'abord procédé à un recensement approfondi de ces instruments internationaux, parfois difficilement accessibles. Elle en a recensé 197, dont les trois quarts sont bilatéraux. Ces engagements couvrent dans des proportions quasiment égales l'ensemble des volets de la politique migratoire, qu'il s'agisse de la circulation, de l'admission au séjour ou du encore du retour.
2. Un pan essentiel de la politique migratoire
Mis en place par vagues successives, ces instruments internationaux constituent un levier incontournable de la politique migratoire. La formalisation de règles partagées et (parfois) contraignantes assoit la coopération avec les États partenaires sur une base solide, notamment ceux pour lesquels les enjeux migratoires sont substantiels. Au-delà de leur contenu, l'existence même d'un instrument international offre un cadre de discussion régulier facilitant les échanges entre les États signataires dans ce domaine parfois délicat. Ces avantages supposés expliquent l'appétence ancienne et non démentie du pouvoir exécutif pour les instruments internationaux, quand bien même leur apport doit en pratique être très largement relativisé.
De fait, ces instruments internationaux constituent un ensemble hétérogène, sur la forme comme sur le fond. Sur la forme, de grands accords « mixtes » » particulièrement touffus côtoient des accords sectoriels ne comprenant parfois qu'une poignée d'articles. Sur le fond, l'étendue des dérogations au droit commun qu'ils instituent est particulièrement variable. Si certains accords sont essentiellement symboliques, d'autres aménagent des dérogations substantielles au droit commun des étrangers. À titre d'exemple, les ressortissants algériens sont soumis, au titre de l'accord du 27 décembre 1968, à un régime d'admission au séjour entièrement dérogatoire aux règles prévues par le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (Ceseda).
L'apport de ces instruments internationaux dépend en outre de facteurs essentiellement diplomatiques. En l'absence de leviers pour contraindre l'État partenaire à se conformer à ses engagements, leur bonne exécution relève d'abord et avant tout de la volonté politique et de la qualité de la relation bilatérale. Les instruments internationaux doivent donc, en matière migratoire, être appréciés pour ce qu'ils sont : des outils parmi d'autres pour l'amélioration de la coopération avec des États tiers. Ils ne peuvent, à eux-seuls, garantir une coopération optimale avec les États partenaires.
3. Une rationalisation indispensable
Dans ce contexte, la mission d'information estime qu'une rationalisation de l'usage des instruments internationaux en matière migratoire est indispensable. Dans cette perspective, cinq axes de travail prioritaires se dégagent :
· un prérequis, rehausser le niveau d'information disponible : les 197 instruments internationaux recensés forment un ensemble particulièrement fragmenté et difficilement lisible. La mission d'information appelle en conséquence à consolider et à centraliser l'information sur ces instruments, que ce soit en comblant les angles morts de la liste figurant en annexe I du Ceseda ou, lorsqu'ils ne créent pas de droits au bénéfice des particuliers, en mettant à disposition du public une information claire et exhaustive ;
· une doctrine d'usage à formaliser dès que possible : la conclusion d'instruments internationaux découle davantage de logiques d'opportunités que de l'application de lignes directrices clairement établies. De surcroît, cette politique se trouve à la jonction des compétences du ministère de l'intérieur et du ministère de l'Europe et des affaires étrangères. La coordination entre ces deux entités aux priorités souvent divergentes et parfois rivales est en pratique loin d'être optimale. La mission d'information appelle donc à intensifier les récentes tentatives de coordination conduites autour du comité stratégique sur les migrations et à formaliser dès que possible une doctrine d'utilisation des instruments internationaux en matière migratoire. Sur le fond, elle soutient sans réserve les deux principales orientations établies par ledit comité : accentuer le dialogue avec un nombre restreint d'États tiers prioritaires et développer les instruments souples de coopération ;
· un « toilettage » de rigueur des instruments internationaux : le contenu de certains a en effet pu laisser les rapporteurs songeurs, soit que la normativité de leurs stipulations soit contestable, soit que les dérogations initialement accordées soient devenues moins favorables que le droit commun au gré des évolutions de la législation. De l'aveu général, cet empilement de régimes dérogatoires plus ou moins obsolètes complexifie l'exercice de leurs missions par les services des étrangers en préfecture et nuit à la connaissance de leurs droits par ceux-là même qui sont censés en bénéficier. Dans ce contexte, la mission d'information estime que le contenu de certains instruments internationaux gagnerait à être régulièrement réinterrogé. Sans aller jusqu'à proposer une périlleuse dénonciation des accords obsolètes, elle appelle a minima à engager un travail pour les identifier ainsi qu'une réflexion sur les suites à leur donner ;
· un suivi de l'exécution des instruments internationaux à approfondir : ce suivi est en l'état à géométrie variable, comme en atteste la régularité très inégale des réunions des comités de suivi prévus dans le texte de ces instruments ;
· la nécessité de se doter de dispositifs d'évaluation suffisamment robustes : tout du long de ses travaux, la mission d'information a été confrontée à l'insuffisance des données disponibles pour évaluer l'efficacité des instruments internationaux en matière migratoire, tant au niveau quantitatif que qualitatif. Elle invite donc à se doter des outils statistiques nécessaires pour évaluer leur application et à davantage investir ce sujet dans le cadre de l'évaluation des politiques publiques.
* 1 Désignée co-rapporteure par la mission d'information et ayant participé à l'ensemble de ses travaux, Corinne Narassiguin n'a pas souhaité cosigner le rapport adopté par la commission.