C. PERMETTRE AU PRÉFET DE DÉROGER À DES NORMES RELEVANT DE SERVICES OU D'OPÉRATEURS LOCAUX QUI ÉCHAPPENT AUJOURD'HUI À SA COMPÉTENCE
L'article 72 de la Constitution dispose que « dans les collectivités territoriales de la République, le représentant de l'État, représentant de chacun des membres du Gouvernement, a la charge des intérêts nationaux, du contrôle administratif et du respect des lois ».
Cette disposition fait du préfet le « patron » des services déconcentrés. Toutefois, des pans très importants de l'action de l'État lui échappent36(*), tels que la santé (dévolue aux agences régionales de santé), les finances publiques (gérées par des directions régionales ou départementales qui relèvent du ministère des finances) ou encore l'action éducatrice (confiée au rectorat d'académie).
Mais le rôle du
préfet est aussi limité par la multiplication, dans les
territoires, des agences et opérateurs, comme l'a relevé
le rapport précité de nos collègues Agnès Canayer
et Éric. Ce phénomène est souvent
désigné sous le terme de « démembrement de
l'État », d'« agencification » ou
encore
d'« agencisation ». Les champs d'intervention
de ces agences recoupent d'importants secteurs de compétence des
collectivités territoriales. Ainsi, à titre d'exemple, les
agences régionales de santé (ARS) occupent une
place prééminente dans l'organisation des soins sur le
territoire. Dans le domaine de l'écologie et du développement
durable, on retrouve les agences de l'eau,
l'ADEME, l'office national des forêts (ONF)
ou encore l'office français de la biodiversité
(OFB). En matière de sécurité, les choix
stratégiques de l'agence nationale des titres
sécurisés (ANTS) ont eu ces dernières
années des implications fortes sur l'équipement des mairies et
les ressources dédiées par elles à la délivrance
des titres d'identité.
Le préfet n'exerce donc pas d'autorité sur certains services déconcentrés ainsi que sur les agences précitées. Afin de remédier à cette double limitation et de garantir l'unicité de la parole de l'État territorial37(*), le rapport précité de notre délégation recommande de :
- consolider l'autorité du préfet sur l'ensemble des services déconcentrés de l'État ;
- nommer le préfet comme délégué territorial de toutes les agences de l'État, sur le modèle de ce qui a été prévu pour l'ANCT.
Vos rapporteurs entendent réaffirmer la pertinence de ces propositions qui doivent conduire, selon eux, à renforcer le pouvoir de dérogation aux normes, aujourd'hui limité aux domaines relevant de la seule compétence du préfet. En l'état de l'organisation territoriale de l'État, le préfet ne peut pas prendre d'arrêtés dérogeant à des normes relevant des missions de l'ARS, des agences de l'eau, de l'OFB, de l'ONF... Il ne peut pas davantage déroger à des normes relevant des missions de l'ANCT dont il est pourtant le délégué territorial.
Il est également important que les préfets fassent un usage plus actif du pouvoir de dérogation dans le domaine de la protection et de mise en valeur du patrimoine culturel, qui figure parmi les sept domaines actuels de dérogation. Aujourd'hui, ce pouvoir n'est quasiment pas utilisé, pas plus que le pouvoir d'arbitrage du préfet de région sur les avis de l'Architecte des Bâtiments de France (ABF). Il est ici utile de rappeler que ce dernier est indépendant car non soumis à l'autorité hiérarchique du directeur régional des affaires culturelles. En 2016, le législateur a décidé que l'avis défavorable de l'ABF serait désormais susceptible de recours administratif devant le préfet de région38(*). Ce pouvoir du « dernier mot » a été pensé comme une manière pour ce dernier de mettre en balance les différentes politiques publiques qu'il a la charge de mener sur le territoire. Ainsi la défense du patrimoine paysager peut-elle devoir céder, dans certains cas précis, devant un objectif économique ou environnemental.
Vos rapporteurs approuvent pleinement ce rôle du préfet de région dans le domaine de la protection du patrimoine. En effet, le préfet doit disposer d'un pouvoir d'arbitrage au niveau de son territoire, les différentes administrations déconcentrées ayant tendance à défendre des objectifs qui leur sont propres sans rechercher une cohérence globale. Vos rapporteurs adhèrent ainsi à la philosophie du rapport sénatorial publié le 25 septembre 2024 sur le rôle des ABF 39(*) : « Dans le cadre de ses déplacements, la mission a cependant pu constater que l'outil du recours, parce qu'il peut être perçu comme un désaveu du choix de l'ABF et donc participer d'une remise en cause de son autorité, est parfois sous-utilisé. Tel ne devrait pas être le cas, la faculté pour le préfet de région de substituer son avis à celui de l'ABF, au terme d'une procédure spécifique, étant la simple manifestation de sa faculté d'arbitrer entre différents objectifs sur un cas d'espèce ».
D'une manière générale, vos rapporteurs constatent que le préfet a rempli, lors des dernières crises, notamment sanitaires et environnementales, un rôle d'ensemblier indispensable.
Lors de son discours de clôture du Congrès des maires, le 21 novembre 2024, Michel Barnier, alors Premier ministre, a annoncé la publication, dans les premiers mois de 2025, d'un décret renforçant très considérablement le pouvoir des préfets de département, avec deux avancées majeures :
- le préfet serait désormais chargé d'évaluer tous les chefs de service et directeurs d'agence dans son département, ce qui inclut par exemple le directeur général de l'ARS et le directeur académique des services de l'Éducation nationale (DASEN) ;
- le préfet serait désormais obligatoirement consulté sur toutes les décisions, prises par les chefs de service et directeurs d'agence dans son département, ayant une incidence sur la répartition territoriale de certains services publics.
Toutefois, rien ne sera possible sans un renforcement des moyens des préfectures et sous-préfectures. Or, depuis 2005, le plan « Préfecture nouvelle génération » et la Révision générale des politiques publiques (RGPP) ont eu pour conséquence de réduire les effectifs de l'État territorial40(*).
Recommandation n° 3 : Permettre au préfet de déroger à des normes relevant de services ou d'opérateurs locaux qui échappent aujourd'hui à sa compétence.
* 36 En dehors des périodes de crise durant lesquelles des réquisitions peuvent intervenir.
* 37 Dans son rapport de juillet 2023 relatif à La capacité d'action des préfets, la Cour des comptes relevait que : « Le rôle de coordination du préfet doit intégrer l'intervention des opérateurs de l'État, dont les actions sectorielles et pilotées par leurs directions nationales ne s'articulent pas spontanément avec la mission confiée aux préfets d'assurer la cohérence globale de l'action de l'État sur un territoire donné ».
* 38 Article L. 632-2 du code du patrimoine dans sa rédaction issue de la loi n° 2016-925 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l'architecture et au patrimoine (dite « LCAP »).
* 39 « Les architectes des bâtiments de France face aux contraintes économiques et aux défis de la transition énergétique et environnementale de notre patrimoine : des pratiques à adapter, une profession à réhabiliter, un cadre de vie à préserver » de Pierre-Jean Verzelen, au nom de la mission d'information sur les ABF, rapport adopté le 25 septembre 2024. https://www.senat.fr/notice-rapport/2023/r23-780-1-notice.html
* 40 Dans son rapport de juillet 2023 consacré à La capacité d'action des préfets, la Cour des comptes relevait que : « Certaines missions confiées aux préfets sont aujourd'hui sous tension, en raison de moyens devenus insuffisants [...] Parallèlement, l'exercice des contrôles de légalité et budgétaire confiés aux préfets est fragilisé par l'érosion des moyens humaines. Il est de la responsabilité du ministère de l'Intérieur de s'assurer que la répartition des moyens permet à ses services déconcentrés de remplir leurs missions ».