EXAMEN EN COMMISSION
Réunie le mercredi 14 mai 2025 sous la présidence de M. Claude Raynal, président, la commission a entendu une communication de M. Dominique de Legge, rapporteur spécial, sur les perspectives de financement des objectifs fixés par la loi de programmation militaire.
M. Claude Raynal, président. - Nous allons maintenant entendre une communication de M. Dominique de Legge, rapporteur spécial des crédits de la mission « Défense », sur les perspectives de financement des objectifs fixés par la loi de programmation militaire (LPM) pour les années 2024 à 2030.
M. Dominique de Legge, rapporteur spécial. - Lorsque j'ai choisi, il y a quelques mois, de faire porter le contrôle sur ce sujet, je ne pensais pas coller autant à l'actualité, s'agissant non seulement des enjeux de financement des politiques publiques mais également des évolutions géopolitiques qui affectent au premier chef la défense, en France et au sein de l'Alliance atlantique.
Dans ce contexte, j'ai souhaité que le contrôle vise, d'une part, à apprécier la soutenabilité de la loi de programmation militaire 2024-2030 à la lumière de son début d'exécution et, d'autre part, à mettre en perspective les évolutions du niveau d'effort de défense dans les dernières décennies et dans les années plus récentes, que ce soit en France ou à l'étranger.
La présentation du projet de LPM 2024-2030, adoptée à l'été 2023, est intervenue alors que le contexte stratégique international s'était nettement dégradé depuis l'adoption de la LPM précédente, qui couvrait les années 2019 à 2025. La Revue nationale stratégique de novembre 2022 avait formalisé l'analyse de la situation, à savoir un changement d'échelle de la conflictualité, une extension de ses champs d'application et un retour de l'affrontement direct entre États souverains en Europe, avec l'invasion de l'Ukraine par la Russie.
Dans ce contexte, la LPM 2024-2030 a prévu une enveloppe budgétaire globale de 413,3 milliards d'euros sur 7 ans, hors pensions. Une telle enveloppe peut impressionner par son montant ; elle marque la fin de l'ère des dividendes de la paix. Mais il convient d'interpréter son montant à la lumière de différents facteurs qui viennent en relativiser l'apparente portée.
Premièrement, elle est mesurée en euros courants, ce qui veut dire qu'il faudra en retrancher l'impact de l'inflation. Deuxièmement, l'enveloppe prévue n'est pas de nature à modifier sensiblement l'effort de défense en proportion du PIB, même si l'affaissement des perspectives de croissance du PIB et d'inflation par rapport à celles qui étaient sous-jacentes à la construction de la LPM y contribue quelque peu.
Troisièmement, la hausse des dépenses militaires prévue fait suite à des décennies de baisse de l'effort de défense en France. Ainsi, en France, les dépenses concernées sont passées de 7,6 % en 1953 à 1,85 % du PIB en 2013, avant de fluctuer entre ce taux et 2 % jusqu'à aujourd'hui.
En dernier lieu, et surtout, il convient de prendre en compte que le coût d'acquisition des matériels militaires augmente, de façon structurelle, nettement plus rapidement que les budgets militaires. Cet effet « ciseaux » s'explique par la course technologique continue qui s'applique aux équipements militaires. Il a d'ailleurs conduit, dans les dernières décennies, à un très fort rétrécissement du format des armées françaises.
Que prévoit la LPM grâce à l'enveloppe indiquée ? Parmi les nombreux objectifs fixés, j'en ai retenu quatre dans mon analyse : un effort en faveur des matériels, en particulier en vue de leur modernisation ; un renforcement des effectifs du ministère des armées de 6 300 ETP et de 40 000 réservistes ; une augmentation des niveaux de préparation et des capacités opérationnelles des armées, ainsi que de la disponibilité des matériels ; enfin, un renforcement de la base industrielle et technologique de défense (BITD).
Dans un contexte de progression continue du coût des matériels, l'augmentation des dépenses prévue par la LPM permet seulement de stabiliser globalement les moyens, en les modernisant.
Le cadre de la LPM 2024-2030 étant posé, qu'en est-il de son début d'exécution ?
S'agissant des objectifs dits « physiques », c'est-à-dire de capacités, les travaux que j'ai menés montrent que le début d'exécution de la LPM est globalement conforme à son esprit. Mais - car il y a d'ores et déjà des « mais » - des limites notables doivent être relevées.
Pour ce qui concerne les matériels, globalement, ce qui était attendu en livraison pour 2024 a été livré et ce qui devait être commandé pour 2024 et 2025 l'a également été. Néanmoins, je dois souligner de premiers retards et reports de livraisons, notamment s'agissant de la Marine nationale, par exemple pour les frégates de défense et d'intervention.
S'agissant des effectifs, en 2024, le ministère des armées est parvenu à exécuter un schéma d'emplois positif pour la première fois depuis 2019. Néanmoins, il reste assez éloigné de celui que prévoyait la LPM, à savoir + 700 ETP, contre + 479 ETP effectivement exécutés. Surtout, l'effectif total du ministère à fin 2024 reste très en-deçà de ce que prévoyait la LPM, du fait de la très forte sous-réalisation du schéma d'emplois en 2023.
Concernant la préparation opérationnelle des forces et la disponibilité des matériels, il y a des progrès dans certains domaines. Mais cela ne suffit pas. S'agissant de la disponibilité des matériels, c'est encore loin d'être satisfaisant, comme le montre notamment le cas des hélicoptères de l'armée de terre et de la Marine nationale. Et, pour ce qui est de la préparation opérationnelle, la hausse quantitative du niveau d'activité des armées n'est en réalité prévue qu'à compter de 2028, comme cela me l'a été confirmé. C'est très lointain.
J'en viens à l'exécution cette fois-ci budgétaire du début de période de programmation de la LPM, en 2024 et début 2025.
Pour ces deux années, les lois de finances initiales ont prévu des crédits initiaux pour la mission « Défense » correspondant à ce que prévoyait la LPM. Mais pour ce qui concerne les crédits exécutés, il en va tout autrement, illustrant ainsi la fragilité de la situation. Comme me l'a indiqué un haut responsable du ministère des armées, « si l'édifice tient, les murs du ministère vibrent ».
Si le report de crédits depuis 2023 vers 2024 et l'ouverture de crédits nouveaux complémentaires en fin d'année 2024 ont conduit à un niveau de crédits exécutés supérieur à ceux prévus en loi de finances initiale, il a tout de même manqué au ministère environ 1,2 milliard d'euros l'année dernière par rapport aux besoins exprimés.
Ce reliquat de besoin de financement s'explique par plusieurs facteurs principaux. Peuvent être cités en particulier : une sous-estimation chronique initiale des surcoûts à prévoir dans l'année ; une divergence d'interprétation sur ce que recouvre le financement interministériel prévu dans la LPM s'agissant des surcoûts liés aux opérations extérieures et aux missions intérieures ; enfin, une ouverture de crédits nouveaux en fin de gestion forcément limitée par un contexte budgétaire général très dégradé, en contradiction sur certains points avec la lettre de la LPM.
Or, le besoin de financement subsistant en fin d'année 2024, n'a pas conduit, comme on aurait pu s'y attendre, à une baisse des dépenses du ministère. Les partisans du maintien des acquisitions capacitaires prévues en LPM s'en réjouiront et les tenants de la sincérité et de l'orthodoxie budgétaires le regretteront.
La vérité m'oblige à dire que le Gouvernement a recouru à la cavalerie budgétaire en faisant appel au report de charges, c'est-à-dire au renvoi à l'année suivante des paiements qui auraient dû normalement être réglés en 2024 au titre des prestations et matériels livrés.
Alors que le stock de report de charges de 2022 vers 2023 était de 3,9 milliards d'euros, il s'établit ainsi à plus de 8 milliards d'euros de 2024 vers 2025. En clair, le ministère des armées achète aujourd'hui davantage qu'il ne peut payer. Il est indispensable de reprendre rapidement le contrôle de la dynamique du report de charge : il y va de la sincérité du budget et du respect du Parlement.
À ces risques de soutenabilité pesant sur le report de charges s'ajoutent, en outre, les risques tenant au poids des restes à payer, c'est-à-dire du stock de crédits de paiement nécessaires pour honorer les engagements pris antérieurement. À fin 2024, ils représentent 99 milliards d'euros, soit quasiment deux budgets annuels actuels, hors pensions. Concrètement, près de 90 % des crédits de paiement prévus en 2025, hors dépenses de personnel, seront ainsi destinés à apurer ce stock, qui continue par ailleurs d'être alimenté par l'engagement d'autorisations d'engagement.
Au total, le bilan budgétaire du début d'exécution de la LPM est clair : le ministère des armées ne dispose d'absolument aucune marge de manoeuvre budgétaire en exécution, il dépense davantage que ses crédits ne le permettent pour atteindre ses objectifs, et il souffre de risques significatifs de soutenabilité budgétaire. Il incombe donc aujourd'hui au pouvoir exécutif de dégager des marges de manoeuvre pour la mission « Défense », soit en augmentant les ressources disponibles, soit en procédant à des choix dans les dépenses.
S'agissant de l'avenir, je n'ai pas souhaité formuler de recommandation ou d'orientation sur le niveau d'effort de défense à viser ; nos collègues de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées pourront procéder à cette appréciation. Il ne me semble pas possible de dessiner un tel effort sans prendre en compte son impact budgétaire sur d'autres politiques publiques. C'est donc un travail transversal qui est nécessaire, et c'est au Gouvernement d'en formuler une proposition.
Néanmoins, je souhaite fournir quelques éléments de réflexion.
Premièrement, à l'échelle internationale, les dépenses de défense sont orientées à la hausse depuis 2022. Entre 2021 et 2024, les dépenses de la Russie ont plus que doublé, celles de la Pologne ont quasiment suivi le même rythme, celles de l'Allemagne ont crû de moitié, tandis que la hausse est de 14 % au Royaume-Uni, de 6,8 % aux États-Unis et de 6,6 % en France. À fin 2024, la France produit un effort de défense, en proportion du PIB, la plaçant à la 20e place sur les 32 membres de l'OTAN.
Ainsi, si la trajectoire prévue en LPM présente une augmentation notable des dépenses, celle-ci n'est pas de nature à rehausser, voire à maintenir, la place de la France à l'échelle mondiale dans l'effort de défense.
Deuxièmement, quel que soit son ampleur, l'effort prévu - même si l'on s'en tient aux marches de la LPM - devra s'appuyer sur une analyse stratégique renouvelée et approfondie, et ce tant à l'échelle des États en Europe, dans le cadre d'une défense de l'Europe, qu'au niveau français. C'est ce qui manque cruellement à ce stade, même si une actualisation de la Revue nationale stratégique est en cours. En effet, parler d'une éventuelle hausse du budget ne fait pas une stratégie.
Troisièmement, il importe de s'assurer que les dépenses de défense demeurent effectivement finançables. C'est un vrai défi pour beaucoup de pays européens, et notamment pour la France. Alors que les niveaux de déficit, de dette publique et de prélèvements obligatoires sont particulièrement élevés dans notre pays, c'est un effort de réduction des dépenses publiques hors défense qui devra avant tout contribuer à la hausse des crédits des armées.
Pour mémoire, je me suis attelé à un exercice comptable : si l'on voulait atteindre un taux d'effort de défense de 3 % du PIB en 2030, il faudrait environ 103 milliards d'euros annuels à cet horizon, à savoir environ 25 milliards d'euros de plus que ce qui résulte de la trajectoire de la LPM ; dit autrement, le budget annuel devra être supérieur de 42 milliards d'euros à celui de 2025.
Quatrièmement et enfin, il est indispensable de créer rapidement les conditions de la montée en charge de l'industrie de défense en France et en Europe. Si elle est déjà en cours, il faut aller plus vite. À défaut, les efforts budgétaires se feront au profit des industriels extérieurs à l'UE. Pour y parvenir, il faudra combiner paiement des fournisseurs en temps et en heure, et soutiens normatif, financier et stratégique. En effet, la remontée en puissance de la BITD se construit, elle ne se décrète pas.
M. Claude Raynal, président. - Merci, Monsieur le rapporteur spécial. Je passe la parole à M. Pascal Allizard, rapporteur pour avis du budget de la mission « Défense » pour la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées.
M. Pascal Allizard, rapporteur pour avis. - Merci pour votre invitation, Monsieur le président. Je voudrais remercier M. Dominique de Legge pour son travail essentiel. Cela nous permet d'avoir un point de situation extrêmement précis et intéressant, qui corrobore de manière structurée et étayée les informations que nous avons à la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. La situation est extrêmement inquiétante. La LPM 2024-2030 est née dans des conditions difficiles et elle est exécutée dans des conditions qui le sont peut-être encore davantage. J'adhère à ce qui a été présenté.
Pour la suite, le rapporteur spécial a évoqué l'hypothèse de porter l'effort de défense à 3 % du PIB. On pourrait presque dire que ce serait un minima, un chiffre de l'ordre de 3,5 % étant plus réaliste. Mais pour le moment, on ne sait pas au service de quelles vision et stratégie cet effort serait mis en oeuvre par le Gouvernement. C'était d'ailleurs déjà le cas au moment de l'examen du projet de LPM 2024-2030. On a l'impression d'être davantage porté par le déroulé des évènements que par une perspective plus globale. Nous l'avions déjà dit, mais malheureusement, cela se confirme.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Le budget de la défense est assez symptomatique des errances budgétaires que nous traversons. Pour réussir à retrouver un équilibre au regard des dépenses engagées, il reste encore un gros travail à faire.
Je partage la préoccupation du rapporteur pour avis, Pascal Allizard, et je souligne que l'augmentation des moyens de la défense nécessite certainement un travail plus abouti entre le Parlement et le pouvoir exécutif pour que les Français puissent en prendre la pleine mesure, dans un contexte de dégradation des comptes publics.
J'aurai simplement une question : le rapporteur spécial a relevé que la France est, à ce stade, au regard des moyens consacrés à la défense en proportion de son PIB, 20e sur les 32 membres de l'OTAN. Est-ce qu'au regard de l'effort en cours de chacun des autres pays, le fait de passer à 2,3 % du PIB nous permettrait de gagner quelques places ? Cet aspect me paraît important au regard du rôle et de la place que la France entend tenir à l'échelle internationale. Il ne faudrait pas reculer dans ce domaine.
Je partage les recommandations du rapport, et plus particulièrement les recommandations n° 8 et n° 9. En effet, le respect des prérogatives du Parlement s'agissant de la politique de défense est un préalable indispensable. En outre, il faudra que le Gouvernement fasse preuve de transparence s'agissant de la régulation budgétaire et des crédits nouveaux nécessaires en fin d'année. Cela permettrait que les enjeux puissent être pleinement identifiés par le Parlement et que les Français soient parfaitement éclairés sur le sujet des moyens de la politique de défense.
M. Michel Canévet. - Je voudrais remercier le rapporteur spécial. La Direction générale de l'armement (DGA) a évoqué récemment avoir consommé 21,7 milliards d'euros pour l'acquisition de matériels militaires en 2024. Pour autant, au-delà de ce chiffre, le quotidien Ouest France se demandait en début de semaine si ces livraisons arrivaient bien dans les bonnes quantités et selon les délais promis aux armées. Selon le journal, ce chiffre était fourni sans contexte ni mise en perspective et ne permettait pas de mesurer la montée en puissance concrète des forces françaises, précisant qu'aucun élément n'était par ailleurs fourni s'agissant des grands programmes en cours (missiles conventionnels à longue portée, nouveau porte-avions, sous-marins et missiles de la dissuasion). Le rapporteur spécial dispose-t-il d'informations sur le sujet ?
Je découvre le montant impressionnant du stock des restes à payer, qui est de 99 milliards d'euros fin 2024. Est-ce que des annulations sont possibles parmi ces engagements, ou tous doivent-ils être honorés ?
Enfin, le montant du report de charges est édifiant, de l'ordre de 8 milliards d'euros de 2024 vers 2025. Cela implique que l'État paie des intérêts moratoires à la base industrielle et technologique de défense (BITD). Avez-vous une idée du montant de ces derniers et des conséquences de la situation pour ces entreprises ? Le non-règlement par l'État de ce qu'il doit dans les délais ne contribue-t-il pas à leurs problèmes de financement ?
M. Vincent Capo-Canellas. - Je m'interroge également sur l'incidence de la situation budgétaire décrite par le rapporteur spécial sur nos entreprises du secteur de la défense. Sont relayés dans les médias des témoignages de chefs d'entreprise qui indiquent qu'alors qu'a été annoncée une économie de guerre, elles ne voient rien arriver. Cela pose une véritable difficulté.
On entend aussi que même s'agissant des grands industriels de la défense, les discussions avec le ministère des armées sont difficiles : on leur dit qu'ils ont de l'argent, et que c'est à eux de faire des efforts. La situation devient très paradoxale dès lors qu'un effort de réarmement est attendu mais que l'on met à mal l'outil industriel.
En bref, l'État commande mais ne paie pas, ou en retard, et de fait, les entreprises s'arrêtent de produire.
M. Thomas Dossus. - Je souhaiterais faire un commentaire sur le traitement assez inégal des lois de programmation. Il apparaît que la loi de programmation militaire est à peu près respectée, et cela est bienvenu puisque nous avons pu débattre à l'occasion de son examen à la fois des secteurs dans lesquels nous allons investir et de la trajectoire financière pluriannuelle.
En revanche, nous aimerions le même suivi rigoureux sur d'autres lois de programmation que nous avons adoptées, qui ne sont absolument pas respectées, mettant en cause la portée de nos travaux. Je pense par exemple à la loi de programmation de la recherche et à celle relative au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales.
Enfin, je voulais terminer sur le terme d'« économie de guerre », qui est impropre. Une économie de guerre suppose la mobilisation d'autres types d'usines au service de la production militaire, ce qui n'est heureusement pas encore le cas en l'espèce. Il faut donc sortir de ce débat. Nous pouvons en effet demander le renforcement des moyens de la défense sans forcément orienter toute l'économie vers la production de munitions ou de canons.
M. Raphaël Daubet. - Je lis dans la synthèse du rapport qu'entre 1991 et 2021, le nombre de chars de combat est passé de 1 349 à 222, ce qui représente une baisse considérable. Le nombre d'avions de chasse a également diminué, passant de 686 à 254, soit environ deux tiers de moins. De même, le nombre de grands bâtiments de surface de la Marine nationale a chuté, passant de 41 à 19. Globalement, il y a donc eu un véritable effondrement. Pourtant, dans une autre partie de cette synthèse, il apparaît qu'en 1991, les dépenses de défense représentaient environ 3 % du PIB et que nous avons donc connu une légère baisse en termes de points de PIB, mais pas à la mesure de la diminution colossale que reflètent les chiffres relatifs aux matériels.
Pouvez-vous nous dire si, à votre connaissance, des investissements ont été orientés ailleurs que dans le matériel opérationnel ?
M. Thierry Cozic. - Lorsque l'on examine l'hypothèse de trajectoire budgétaire portant l'effort de défense à 3 % du PIB à horizon 2030, cela représente près de 25 milliards d'euros supplémentaires par rapport à ce que prévoit la LPM.
Je voulais interroger le rapporteur spécial pour savoir si ce n'est pas une équation insoluble. Il faudrait accroître de 25 milliards l'effort dans la défense mais dans le même temps rechercher 40 milliards d'économies rien que pour l'année 2026.
Dès lors, pour financer ce modèle, ne faut-il pas chercher des modes de financement alternatifs, tels que le livret d'épargne défense souveraineté, proposé par notre collègue Rachid Temal, ou encore un grand emprunt ? Est-ce que ce sont des pistes sur lesquelles, aujourd'hui, le Parlement devrait réfléchir pour essayer de répondre en partie à cette équation à de multiples inconnues ?
M. Claude Raynal, président. - Avant de donner la parole au rapporteur spécial, je voudrais au préalable revenir sur un point évoqué par Michel Canevet et Vincent Capo-Canellas.
Je trouve que le plus délicat dans votre rapport, c'est la question de l'articulation entre les objectifs et la capacité de les tenir. In fine, l'État se trouve en réalité en incapacité de suivre l'effort qu'il se fixe, ce qui est tout à fait étonnant.
En réalité, ce ne sont pas les 99 milliards d'euros de restes à charge qui me gênent le plus, mais plutôt le fait que la LPM ne se décline pas à la bonne échelle en exécution. Si nous partons d'ores et déjà avec 8 milliards d'euros d'écart entre ce qu'on achète et ce qu'on paye, il me parait compliqué d'entrainer les entreprises de la BITD dans le bon sens, alors même que l'État en est un client majeur.
Demander à une entreprise de défense de s'engager sur des investissements et des recrutements sans garantir le paiement final ne me paraît pas opportun. Or, dans le secteur de la défense, il est impossible pour les entreprises d'éviter la dépendance à l'État, même si l'on peut vendre à l'étranger. Sans certitude sur la rentrée financière, je comprends que l'industrie de défense se montre prudente. Il ne suffit pas d'avoir une commande, elle doit être honorée.
Comment cette perspective est-elle appréhendée dans vos discussions par les administrations ? Je ne sens pas d'amélioration sensible et je reste sceptique, mais peut-être avez-vous un autre point de vue.
M. Dominique de Legge, rapporteur spécial. - Je tiens à remercier Pascal Allizard pour sa présence et ses propos. Je vais essayer de répondre à l'ensemble de vos questions, mais permettez-moi de vous livrer une réflexion plus personnelle sur ce que j'appelle le péché originel de la LPM.
Vous vous souvenez, nous partons d'une enveloppe de 413,3 milliards d'euros dans la LPM, dont 13,3 milliards d'euros ne sont pas des crédits budgétaires mais des ressources complémentaires, dont une partie n'est pas documentée. En effet, avec la prise en compte du report de charges dès le départ, on nous a présenté comme des recettes quelque chose qui était en réalité une moindre dépense.
Deuxième péché originel : une part des objectifs de capacités, en nombre de matériels militaires, fixés pour 2030 avant l'adoption de la LPM a été repoussée par cette dernière à 2035.
Le troisième péché originel, c'est un concept qui figure dans la LPM, à savoir l'économie de guerre. Vous vous interrogez, Thomas Dossus, sur ce qu'est l'économie de guerre : je m'interroge avec vous. J'ai peine à croire que nous soyons en économie de guerre lorsque l'on gèle tous les ans, y compris cette année, une partie des crédits du budget de la défense. Si nous étions réellement en économie de guerre, nous ne gèlerions pas 3,3 milliards d'euros de crédits.
Par ailleurs, il y a un sujet sur lequel nous ne sommes pas très au clair, c'est le débat entre la cohérence et la masse s'agissant des matériels militaires. Cela me permet de répondre à Raphaël Daubet. Je parle sous le contrôle de Pascal Allizard, mais qu'est-ce qui s'est passé sur les dernières décennies ? On nous a expliqué que, dès lors que nous allions avoir des équipements de plus en plus performants - et coûteux -, nous en aurions besoin de moins. En théorie, cette affirmation est vérifiée, en particulier en temps de paix. Mais ce n'est pas tout à fait pareil si l'on s'en sert en situation réelle.
Nous sommes aujourd'hui beaucoup plus exposés en cas de réalisation de deux risques : un taux effectif de disponibilité des équipements insuffisant et/ou une attrition de leur nombre en cas de conflit. En effet, lorsque vous disposez de 1 000 avions avec un taux de disponibilité de 50 %, il vous en reste 500. Lorsque vous en avez initialement 200, il ne vous en reste plus que 100. Et si vous devez les engager, ce serait une erreur de penser qu'à la fin du conflit, il y aura autant d'équipements qu'au début. Or, quand il y en a déjà peu au départ... C'est là que se situe le débat. Sans mise en perspective de cette question, on ne peut pas comprendre ce qui se passe actuellement dans l'exécution de la LPM.
Jean-François Husson me pose la question de savoir si dans le cas où nous augmenterions l'effort de défense à 2,3 % du PIB, nous serions mieux classés dans le palmarès des pays de l'OTAN ayant le taux d'effort de défense le plus élevé. La réponse est oui, en théorie. Sauf que tous les pays sont en train d'augmenter leurs dépenses et, comme je l'ai indiqué dans le rapport, notre trajectoire de hausse est plutôt moindre que celle de nos partenaires. Donc, si l'on veut véritablement maintenir notre rang, il n'y a pas d'autre solution que d'augmenter l'effort, sans que je puisse vous dire comment le financer.
Michel Canévet, ce qui me frappe sur le stock des restes à charges, qui représente 99 milliards d'euros, c'est surtout la rigidité induite du budget. Près de 90 % du budget pour 2025, hors dépense de personnel, correspond ainsi à l'apurement des engagements antérieurs. C'est dire que si nous devions changer la stratégie, si nous devions faire évoluer notre dispositif et notre format, nous ne pourrions jouer que sur 10 % des crédits. Nous n'avons plus aucune marge de manoeuvre.
Pour répondre à la question de Michel Canévet, le coût des intérêts payés à la BITD représente environ 30 millions d'euros par an, rapporté aux 8 milliards d'euros de reports de charges. Pour les grandes entreprises, ce n'est pas forcément un mauvais placement. C'est plus complexe pour leurs sous-traitants, qui en bénéficient moins, voire pas du tout, et ne sont pas réglés. Je sais que la DGA essaye de les accompagner et de veiller à ce que ces fournisseurs soient payés en temps et en heure, mais tous ne sont pas concernés.
J'ai d'ailleurs un exemple concret sur ma commune d'une entreprise qui vient d'être rachetée : le chef d'entreprise me disait : « On n'a pas de clarté ». Nous avons tous entendu un témoignage similaire hier soir lors de l'interview du Président de la République.
Thomas Dossus a évoqué les autres lois de programmation ; je ne peux pas me prononcer sur ce point.
Je complète ma réponse à la question de Raphaël Daubet en indiquant que dans le rapport, vous pourrez trouver des développements sur la « loi d'Augustine ». Norman Augustine était un spécialiste de l'armement américain qui expliquait dès les années 1970 que plus le temps avance, plus les équipements militaires sont technologiques, et plus le coût unitaire de chaque matériel augmente. Le résultat, disait-il, était qu'à un moment donné, il ne resterait plus d'argent que pour un seul avion. Nous n'en sommes pas là mais nous devons avoir ce raisonnement en tête.
Thierry Cozic, les financements alternatifs que vous évoquez peuvent constituer une réponse technique. Mais concrètement, si on met en place un grand emprunt, il faudra le rémunérer. Cela aura un coût, qui viendra s'ajouter au montant de la dette et de ses intérêts. Cela contribue à une fuite en avant.
Je voudrais terminer sur un point plus personnel. J'entends dire qu'il faut mettre plus d'argent sur la LPM dès 2025. Peut-être, encore faudrait-il savoir pourquoi. Une mesure utile pourrait déjà être de lever le gel des crédits de paiement gelés cette année, afin de payer nos fournisseurs. Cela n'appelle pas de décret d'avance, de nouvelle loi, ou de révision de la LPM. Cela s'appelle simplement le respect du Parlement et de la loi votée.
Marie-Claire Carrère-Gée. - Pourquoi ne pas en faire la recommandation n° 1 ?
M. Dominique de Legge, rapporteur spécial. - Cela pourrait être la recommandation numéro 1. Je ne l'ai pas mise aussi haut dans la liste car il y avait également d'autres sujets et à ce jour, et nous ne sommes saisis de rien par le Gouvernement.
M. Claude Raynal, président. - Merci, monsieur le rapporteur spécial.
La commission a adopté les recommandations du rapporteur spécial et autorisé la publication de sa communication sous la forme d'un rapport d'information.