III. DE LA MISE À L'ABRI À UNE NOUVELLE DONNE : L'HÉBERGEMENT AU CoeUR DES BESOINS
A. LE « PACK NOUVEAU DÉPART » : DISPOSITIF ESSENTIEL MAIS ACTUELLEMENT RÉDUIT À L'AIDE UNIVERSELLE D'URGENCE
1. L'aide universelle d'urgence pour les victimes de violences (AUUVV) : une initiative sénatoriale bienvenue qui doit être accompagnée d'autres dispositifs
a) L'aide universelle d'urgence : un dispositif innovant d'origine sénatoriale
Pour lutter contre les violences économiques (cf. supra), le législateur a créé l'aide universelle d'urgence en faveur des victimes de violences conjugales (AUUVV)94(*). Il s'agit de l'aboutissement d'une proposition de loi déposée par la sénatrice Valérie Létard, alors vice-présidente du Sénat.
L'aide universelle d'urgence est versée depuis le 28 novembre 2023 aux victimes de violences conjugales pour leur permettre de faire face aux dépenses immédiates pour quitter leur conjoint violent. Les bénéficiaires sont donc des victimes de violences commises par leur conjoint, leur concubin ou partenaire lié à elles par un pacte civil de solidarité (PACS).
Pour bénéficier de l'AUU, la personne doit attester de la situation de violences conjugales par un document de moins de 12 mois pouvant être un dépôt de plainte, une ordonnance de protection ou un signalement adressé au procureur de la République. L'aide est alors versée par la caisse d'allocations familiales de rattachement (CAF ou CMSA), dans un délai de trois à cinq jours ouvrés (selon que la personne est affiliée ou non) à compter de la réception de la demande.
Les modalités d'application de l'aide universelle d'urgence ont été précisées par décret95(*), notamment s'agissant de son barème. Concrètement, celui-ci dépend des ressources nettes mensuelles de la personne bénéficiaire, ainsi que du nombre d'enfants de moins de 21 ans qui sont à sa charge.
L'une des principales innovations de l'aide universelle d'urgence réside dans le fait qu'elle peut être attribuée sous forme d'aide non-remboursable ou sous forme de prêt ; dans ce second cas, elle peut être remboursée par l'auteur des violences si celui-ci a été condamné définitivement.
Barème de l'aide universelle d'urgence pour les victimes de violences conjugales du 1er avril 2024 au 31 mars 2025
(Métropole, DOM, hors Mayotte)
Nombre d'enfant de moins de 21 ans à charge |
|||||
Ressources nettes mensuelles |
Pas d'enfant |
1 enfant |
2 enfants |
3 enfants |
par enfant supplémentaire |
Inférieures ou égales à 699,35 € (0,5 SMIC) |
635,71 € |
953,57 € |
1 144,28 € |
1 398,56 € |
254,28 € |
Entre 699,36 € et 1398,69 € (1 SMIC) |
508,57 € |
762,86 € |
915,42 € |
1 118,85 € |
203,42 € |
Entre 1398,7 € et 2098,04 € (1,5 SMIC) |
381,43 € |
572,14 € |
686,50 € |
839,14 € |
152,57 € |
Entre 2098,05 € et 3147,04 € |
254,28 € |
381,43 € |
457,71 € |
559,42 € |
101,71 € |
Entre 3147,05 et 3776,45 € |
381,43 € |
||||
Entre 3776,46 € et 4615,67 € |
457,71 € |
||||
Supérieures ou égales à 4615,68 € |
559,42 € |
101,71 € |
Note : en bleu, les cas où l'AUU est attribuée sous forme de prêt.
Source : réponses au questionnaire des rapporteurs spéciaux
b) Un dispositif sur lequel manque le recul, mais qui a certainement répondu à un besoin
(1) Après un démarrage dynamique, un taux de recours stabilisé et un tendanciel de dépenses soutenable
Les documents budgétaires relatifs à l'approbation des comptes de l'État pour l'année 2023 faisaient apparaître, selon la direction générale de la cohésion sociale, une « belle dynamique » de l'aide universelle d'urgence dans ses premiers mois de mise en oeuvre. En effet, en décembre 2023, 5 723 aides avaient été versées, pour un montant total de 5 045 891 euros.
Cette montée en charge abrupte du dispositif s'explique compte tenu des modalités d'ouverture des droits à l'aide : les bénéficiaires potentiels doivent fournir un document de moins de 12 mois. Les dépenses d'aide universelle d'urgence ont pris en compte, pour la première année, un « effet stock » marqué.
Le recours à cette nouvelle aide a ensuite connu une diminution progressive : le taux de recours s'est ainsi élevé à plus de 30 % en décembre 2023, mais il était de 14 % en juin et juillet 2024, pour un nombre total de bénéficiaires potentiels estimé à environ 220 000 par an96(*). Le montant des aides versées semble aujourd'hui avoir atteint un plateau et évolue désormais en « dents de scie ».
Évolution du montant mensuel versé
au titre de l'aide universelle d'urgence
depuis sa mise en
oeuvre
(en euros)
Source : commission des finances, d'après les données fournies par le SDFE
Comme le montre le graphique ci-dessus, la dépense mensuelle oscille entre 2 et 2,4 millions d'euros selon les mois, avec une moyenne d'environ 2,1 millions d'euros par mois sur le dernier semestre disponible (entre novembre 2024 et avril 2025)
Sur la base de cette dépense moyenne mensuelle, la prévision annuelle s'établit à 26,5 millions d'euros à fin 2025, ce qui impliquerait un écart à la hausse de 5,7 millions d'euros par rapport aux crédits inscrits dans la loi de finances pour 2025 (20,4 millions d'euros). Il semble ainsi que la prévision retenue dans le cadre de la construction du PLF 2025. Elle reposait sur l'hypothèse d'une poursuite jusqu'à fin novembre 2024 de la baisse observée tout au long du 1er semestre 2024, en raison de la résorption de « l'effet stock », ait été trop optimiste.
La progression des dépenses demeurerait toutefois maîtrisée jusqu'en 2028 (27,3 millions d'euros).
Tendanciel de dépenses au titre de l'aide
universelle d'urgence
pour les années 2024-2028
(en millions d'euros)
Note : exécution pour 2024, prévisions pour les années suivantes.
Source : commission des finances du Sénat, d'après les données fournies par le SDFE.
La demande d'aide universelle d'urgence demeure toutefois constante, ce qui témoigne, selon le SDFE « d'un recours significatif au dispositif ». Le non-recours reste quant à lui un phénomène difficile à quantifier. Sur ce point, l'administration a indiqué mener des travaux d'évaluation pour intégrer une analyse plus fine des obstacles et pour formuler des pistes d'amélioration, le cas échéant.
(2) Une aide majoritairement versée sous forme d'allocation et au taux plein
De décembre 2023 à avril 2025, 47 723 victimes ont bénéficié de l'AUU, avec un montant moyen de 886 euros par aide.
Dans leur grande majorité, les aides sont versées sous forme de prestation non remboursable, et le plus souvent à taux plein. Sur les 47 723 aides versées entre décembre 2023 et avril 2025, 21 657 l'ont été à taux plein, pour un montant moyen de 1 080 euros.
Les aides versées avec minoration sont moins nombreuses (19 103 au total), et le sont pour des montants moyen inférieurs à la moyenne générale de 886 euros.
Répartition des bénéficiaires
et du montant moyen versé
entre décembre 2023 et
mars 2025
(en nombre de bénéficiaires - gauche, champ CNAF - et en euros - droite)
Source : commission des finances du Sénat, d'après les données fournies par le SDFE
Enfin, l'aide peut prendre la forme d'un prêt sans intérêt ou d'une aide non-remboursable, selon la situation financière et sociale de la personne, ainsi que le nombre d'enfants à sa charge (cf. barème supra).
Ces prêts, fortement minoritaires (seuls 331 prêts ont été accordés, sur un total de 47 723 aides versées), ne représentent que 0,7 % des aides versées et n'ont pas encore fait l'objet d'un recouvrement. En effet, le remboursement de l'aide attribuée sous forme de prêt n'est exigible de son bénéficiaire que deux années après l'attribution. En outre, le circuit de financement et les échanges d'information nécessaires pour permettre son fonctionnement ont nécessité l'introduction de règles complexes par un amendement sénatorial97(*) adopté lors de l'examen du PLF pour 2024.
En tout état de cause, il apparaît peu probable que le recouvrement des aides accordées sous forme de prêt puisse permettre de modérer significativement le coût de l'aide pour les finances publiques, ce qui pose, pour l'avenir, la question du maintien de cette modalité de versement marginale et très complexe.
c) Une aide relativement bien accueillie, mais dont l'évaluation devra identifier des axes d'amélioration
L'aide universelle d'urgence, a été relativement bien accueillie pour son rôle essentiel dans le soutien aux victimes de violences et leur accompagnement dans le processus de départ.
La FN-CIDFF, par exemple, souligne l'intérêt majeur de l'aide universelle d'urgence pour les femmes victimes de violences, qui est de prévenir les situations de « faux départs » de certaines d'entre elles qui, quittant le domicile conjugal, restent sous emprise ou dépendantes financièrement, et doivent revenir au domicile conjugal. Les acteurs associatifs soulignent toutefois également les limites de cette nouvelle aide.
Certaines ont d'ores et déjà reçu une réponse : par exemple, les difficultés dans la vérification des documents justifiant l'ouverture des droits, qui nécessitait initialement la lecture des pièces de procédure de dépôt de plainte, ont été résolue par la création d'un récépissé de dépôt de plainte. Depuis, la CNAF a souligné que ce problème est résolu.
D'autres limites constituent encore des obstacles importants, notamment l'exclusion de certaines femmes étrangères en situation irrégulière, la difficulté pour les victimes de porter plainte, la durée de validité (12 mois) jugée trop restrictive des pièces justificatives, ou encore les difficultés liées à la fracture numérique ou à l'absence de compte bancaire.
Surtout, le Collectif féministe contre le viol a regretté que l'aide soit payée en une seule fois, et que son montant soit relativement faible, équivalent à « quinze jours à l'hôtel », alors que le parcours psychologique des femmes quittant leur foyer pour fuir leur conjoint violent est souvent marquée par l'emprise et de nombreux retours au domicile en l'absence d'accompagnement.
Face à ces obstacles, l'administration a indiqué préparer une évaluation de l'AUU, en lien avec la CNAF, afin de mesurer son impact réel sur les victimes afin d'identifier les axes d'amélioration et de lever les obstacles pour rendre cette aide encore plus efficace. Surtout, il importe que l'aide universelle d'urgence ne demeure pas une solution isolée mais s'intègre dans un continuum de solutions en faveur de la mise à l'abri et d'une nouvelle donne pour les femmes qui se séparent de leur conjoint violent.
2. Le « pack nouveau départ » : un dispositif d'ensemble qui tarde à se mettre en place
Le Pack nouveau départ (PND) est une des mesures essentielles de l'axe « lutte contre les violences faites aux femmes » du plan interministériel pour l'égalité entre les femmes et les hommes « Toutes et tous égaux » 2023-2027. Pourtant, ce dispositif n'est à ce stade mis en oeuvre que dans cinq départements.
En complément de l'aide universelle d'urgence, le PND vise à prévenir les situations, trop récurrentes, dans lesquelles les personnes victimes de violences conjugales font des allers/retours - 7 en moyenne selon les associations spécialisées - avant de quitter définitivement leur conjoint violent.
Le PND a pour objectif de lever les freins au départ des victimes et de sécuriser leur parcours de sortie de ces violences. Pour ce faire, le PND concerne toute personne déclarant des violences et souhaitant quitter son conjoint. Au niveau départemental, il s'appuie sur l'organisation, d'un « parcours » mobilisant tous les acteurs en relation avec les victimes, coordonné par une institution désignée (CAF ou Conseil départemental) et via une animation territoriale renforcée.
En d'autres termes, il conjugue guichet unique et accompagnement intégré des victimes de violence. Selon le « kit de communication » du PND98(*), l'accès au dispositif est proposé par des professionnels de proximité (médecin, policiers, associations). En cas d'accord du bénéficiaire, un référent coordinateur prend contact dans les cinq jours afin d'organiser la prise en charge : celle-ci a vocation à s'inscrire dans la durée, grâce à la mobilisation de différents professionnels (CAF, CPAM, France Travail, bureau d'aide aux victimes, Action logement, associations, etc.) et à une ouverture accélérée des droits sociaux (accès au logement, soutien psychologique, garde d'enfant, etc.)
Le PND est donc un projet ambitieux, mais « dont les modalités sont complexes à mettre en oeuvre (...) c'est pourquoi il s'inscrit dans un cadre expérimental et se déploie progressivement dans cinq départements »99(*) selon l'administration. N'étant pas pleinement opérationnel, le PND n'a pas donné lieu à une enveloppe dédiée en 2023, année de cadrage général et de conception. En 2024, une enveloppe de 60 000 euros par département lui est dédiée.
Le PND est toutefois intégré aux objectifs du plan « Toutes et tous égaux » depuis 2023. Il importe donc d'accélérer son déploiement et de l'étendre à d'autres départements, sans quoi la principale solution du plan gouvernemental restera l'AUU - une initiative sénatoriale.
Recommandation : Mener une évaluation de l'impact réel de l'aide universelle d'urgence sur les victimes afin d'identifier les axes d'amélioration du dispositif et accélérer le déploiement du pack nouveau départ en l'étendant à de nouveaux départements volontaires
* 94 Loi n° 2023-140 du 28 février 2023 créant une aide universelle d'urgence pour les victimes de violences conjugales.
* 95 Décret n° 2023-1088 du 24 novembre 2023 relatif à l'aide universelle d'urgence pour les personnes victimes de violences conjugales.
* 96 Sur la base du nombre de dépôts de plainte pour violences conjugales, des ordonnances de protection, des signalements au parquet pour violences conjugales.
* 97 Amendement n° II-687 rect. de Mme Dominique Vérien, modifié par des sous-amendements de la commission et du Gouvernement.
* 98 Kit de communication Pack nouveau départ. Accessible en ligne.
* 99 Le Val d'Oise, le Lot-et-Garonne, la Réunion, la Côte d'Or et les Bouches du Rhône.