2. Les explications
La montée du flux s'est faite en dépit de
l'effacement de certains contentieux : par exemple, les accidents de la
circulation qui représentaient environ 6 % du contentieux civil des TGI
avant la loi du 5 juillet 1985 n'en constituent plus aujourd'hui que 2,5 %. La
crise économique fait baisser pour certains tribunaux le contentieux de
la construction et celui de la consommation.
L'évolution globale procède d'une croissance massive d'un
contentieux peu technique et d'une tendance à épuiser toutes les
voies de recours. A cette progression quantitative s'ajoute la
complexité croissante d'un contentieux plus classique.
Les facteurs de cette " inflation " sont nombreux :
a) L'envahissement de contentieux nouveaux, abondants et peu différenciés
1.- Résultant de la mutation sociale, économique et culturelle
La carence des médiations sociales traditionnelles
(familiales, religieuses, syndicales ou politiques) fait apparaître le
juge de plus en plus souvent non plus comme l'ultime recours dans un
contentieux exigeant de trancher en droit, mais comme celui vers lequel le
citoyen, qui se perçoit comme un individu titulaire de droits plus que
comme la partie d'une collectivité solidaire, se tourne pour obtenir
arbitrages ou délais, régler des différents familiaux ou
de voisinage, faire reconnaître son identité, son territoire, son
existence.
Le président et le procureur de la République d'un TGI indiquent
à la mission : "
Il n'est aujourd'hui pratiquement plus
demandé au juge de dire le droit. Le juge est le plus souvent
travailleur social ou agent de recouvrement, auxiliaire d'intérêts
privés non dévoilés
. "
Tandis que le président d'un autre TGI observe que "
le juge
tranche de plus en plus en fait, en l'état, et non en droit
"
alors que "
le procès ne doit pas être un produit de
consommation courante
".
·
Les conflits familiaux
représentent en 1994, 56,5 % des
affaires nouvelles devant les TGI soit une proportion relativement stable (55,2
% en 1991) malgré la perception d'afflux liée à la
création du juge aux affaires familiales et à la montée en
volume (doublement en 13 ans). Le nombre des divorces prononcés est
passé de 82 449 en 1981, dont 52 % par consentement mutuel, à 114
995 en 1994 dont 54 % environ par consentement mutuel.
Durant la même période, les demandes postérieures au
divorce ou à la séparation de corps (autorité parentale,
pension alimentaire, droit de visite) qui représentaient un
cinquième de ces procédures génèrent
désormais un volume égal environ à leur tiers.
· Le
surendettement
des familles, avant la loi de 1995, a
représenté jusqu'à 4,5 % des affaires nouvelles.
· Les contentieux en matière de
droit du travail
se
multiplient et se prolongent jusqu'à l'épuisement des voies de
recours provoquant l'asphyxie de certaines cours d'appel (délais de 4
ans à la chambre sociale de la cour d'appel de Douai par exemple).
2.- Résultant de l'ouverture de l'accès à la justice
· La loi n° 91-650 du 10 juillet 1991 relative
à
l'aide juridique
est entrée en application le 1er
janvier 1992. Ainsi que le rappelle le premier bilan remis au Parlement en
juillet 1995
12(
*
)
, ses objectifs
principaux étaient au nombre de trois : améliorer l'aide
permettant l'accès à la justice et au droit, favoriser une
défense de qualité et maîtriser l'évolution du
dispositif.
Avant son entrée en vigueur, le nombre des admissions stagnaient depuis
1991. En trois ans, elles ont crû de 66 % avec un léger
ralentissement au civil en 1994 (+ 13,5 % contre + 17 % en moyenne sur les deux
premières années). Dans le même temps, le volume des
affaires civiles ne croissait que de 3,5 % l'an en moyenne.
On voit ainsi que la montée du flux général n'est
responsable que pour 20 % de l'accroissement de l'accès à
l'aide juridictionnelle.
Un tiers de l'augmentation découlerait mécaniquement du
relèvement des plafonds de ressources : en janvier 1992, le plafond pour
l'aide juridictionnelle totale a été porté de 3.465 F
à 4.400 F par mois et pour l'aide partielle de 5.250 F à 6.600 F
par mois.
Une faible part, non chiffrée par le bilan, résulterait de
l'extension du champ (assistance éducative, autorité parentale,
tribunal de police).
Resterait environ 40 % de l'augmentation à mettre sur le compte, d'une
part, de la paupérisation des justiciables, d'autre part, de leur
meilleure information sur l'existence de l'aide juridictionnelle tant par les
services sociaux et les associations que par les avocats dont le comportement a
été sensiblement modifié par la revalorisation de leur
rétribution issue de la réforme de 1991. Il convient de rappeler
à cet égard que moins de 1 % des demandes sont rejetées
pour irrecevabilité manifeste ou absence de fondement.
Quelques données sur l'aide juridictionnelle en 1994 |
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TOTAL DES DEMANDES |
645 363 |
|
REJETS
(le taux varie: cours suprêmes: 80 %; au pénal: 3,3 %) Motif du rejet : - dépassement du plafond: 60 % - absence de pièces justificatives: 20 % - irrecevabilité manifeste ou action dénuée de fondement: 15 % - désistement: 4 % |
9,8 %
|
|
ADMISSIONS |
90,2 % |
|
Répartition des bénéficiaires
au sein des juridictions
judiciaires
CIVIL Appel: 10,7 % TGI: 65 % (dont la moitié JAF) TI: 13,5 % PENAL Juridiction de jugement: 69,7 % (dont 70 % tribunal correctionnel) Instruction: 17,5 % Partie civile: 12,8 % |
61,9 %
|
|
Moyenne d'âge des demandeurs
Part des chômeurs Part des inactifs Part des femmes |
37 ans
|
|
(Source: Bilan des trois premières années d'application de la loi relative à l'aide juridique - Ministère de la justice IGSJ - Juillet 1995) |
|
Au total, le bilan estime, grâce à un sondage
effectué sur 4 000 bénéficiaires, qu'un tiers des nouveaux
bénéficiaires de l'aide juridictionnelle auraient pu renoncer
à faire valoir leurs droits s'ils n'avaient pu en
bénéficier, soit environ 16 000 affaires civiles dont les
juridictions n'auraient pas eu à connaître.
· L'évolution de la place de l'
avocat
: pour un magistrat
recruté, ce sont 30 nouveaux avocats qui ont prêté serment
en 1994. En 1984, ce ratio était de 1 pour 18.
Il y a actuellement 32.064 avocats, soit environ 4,5 avocats pour un magistrat
contre 2,8 pour 1 il y a dix ans. Cette croissance s'accompagne d'une
spécialisation accrue et de la constitution de cabinets pouvant
regrouper plusieurs dizaines d'avocats. Ils bénéficient d'une
formation subventionnée à hauteur de 12 millions de francs par an
par le ministère de la justice.
Dans le même temps se sont multipliées les procédures
destinées à faciliter l'accès à la justice, ne
requérant plus l'assistance d'un avocat, par exemple, le recours au juge
de l'exécution.
Devant le tribunal d'instance où la représentation n'est pas
obligatoire (article 877 du nouveau code de procédure civile), selon une
étude récente
13(
*
)
,
sept demandes sur dix ont été introduites sous forme
simplifiée en 1991 dont 72 % sont des injonctions de payer.
A la Cour de cassation, 40 % des affaires en stock ne relèvent pas de la
représentation obligatoire.
Ces évolutions parallèles appellent, dans les réponses
parvenues à la mission, deux séries d'observations parmi les
chefs de juridiction, peu nombreux, qui évoquent
précisément cette question :
- certains soulignent la baisse de qualité des dossiers qui leur sont
soumis soit par les avocats qui n'articulent pas suffisamment leur demande,
soit surtout par les demandeurs non conseillés qui encombrent le greffe
de demandes d'assistance ; certaines juridictions en sont venues à
travailler conjointement avec le barreau pour élaborer des conclusions
types ;
- plus souvent, et bien qu'ils indiquent que la présence de l'avocat va
de pair avec l'allongement des délais, les magistrats considèrent
leur intervention comme positive soit qu'ils puissent exercer un premier
filtrage, soit qu'ils effectuent une meilleure présentation juridique du
dossier, soit qu'ils puissent tenter une conciliation
préjuridictionnelle ;
- marginalement, l'accroissement de leur nombre est cité comme facteur
de gonflement des flux, voire d'encouragement des procédures
abusives ;
- seules deux réponses évoquent l'opportunité de
l'instauration d'un numerus clausus.
· Les actions collectives ou encouragées au travers du mouvement
associatif
sont citées par la conférence des premiers
présidents comme l'un des facteurs d'explication de l'accroissement des
flux, encore que la mission ne dispose pas de statistiques sur l'ampleur de
cette évolution et qu'aucune des réponses qui lui ont
été adressées ne semble s'en préoccuper
particulièrement.
3.- Résultant de procédures nouvelles
Certaines procédures nouvelles, mises en oeuvre le plus
souvent sans moyens d'accompagnement, ont eu pour conséquence soit le
développement d'un contentieux nouveau et abondant, soit des transferts
de flux par attribution à une autre catégorie de juridiction,
à un juge spécialisé ou à d'autres intervenants que
des magistrats.
· Exemple de contentieux ressenti comme nouveau et abondant : le
juge
de l'exécution
(JEX)
Plus de la moitié des réponses au questionnaire cite le JEX comme
exemple de réforme ayant généré un contentieux
nouveau et abondant sans moyens nouveaux : avec 80 035 saisines (hors
surendettement), il représentait en moyenne près de 7 % des
affaires nouvelles introduites en 1994 devant les TGI et TI, avec une
croissance de 81,4 % par rapport à 1993, année de mise en oeuvre
de la réforme. Ainsi que l'ont indiqué à la mission les
représentants des juges d'instance, ce contentieux n'est toutefois pas
entièrement nouveau car il a remplacé des procédures
jusqu'alors très partielles.
Pour certains tribunaux cet afflux semble stabilisé, pour d'autres, en
revanche, en 1995, la croissance s'est poursuivie et il représente
jusqu'à 20 % des affaires nouvelles, à tel point qu'un premier
président et un procureur général le qualifient de
"
Tchernobyl judiciaire
".
L'utilité de la réforme pour traiter un contentieux mal pris en
compte jusqu'alors est rarement mise en cause ; en revanche, il est
fréquemment souligné que l'encombrement est accru par
l'accès direct, sans ministère d'avocat obligatoire, qui fait
reposer sur le greffe convocations, notifications, délivrances de
certificat...
Enfin, dans un contexte économique difficile, le JEX est souvent
décrit comme utilisé abusivement : nouveau degré de
juridiction, voire "
pure chicane "
.
· Exemple de transfert à une autre juridiction et d'attribution
à un juge spécialisé: le
juge aux affaires
familiales
(JAF)
Le regroupement des affaires familiales au TGI avec la création du JAF a
induit le transfert au 1er janvier 1994 de l'activité du juge aux
affaires matrimoniales (JAM) relevant précédemment du tribunal
d'instance (autorité parentale, contentieux financier, nom et
prénom). Le transfert s'est traduit par un accroissement de 61,2 % des
affaires familiales (hors divorce) traitées au TGI.
· Exemple de transfert à des auxiliaires non magistrats : les
transferts aux greffiers en chef
et la réforme du
surendettement
.
Ces deux réformes très récentes (loi n° 95-125 du 8
février 1995 relative à l'organisation des juridictions et
à la procédure civile, pénale et administrative) ne font
pas encore l'objet de statistiques globales.
Les réponses faites à la mission (questionnaire,
déplacements, auditions) indiquent que les transferts aux greffiers en
chef n'ayant pas été accompagnés d'un accroissement des
effectifs, ils n'ont pas toujours été mis en oeuvre. Elles
soulignent également que le greffier spécialisé dans les
matières transférées aurait été mieux
placé pour bénéficier du transfert que certains greffiers
en chef.
Pour le surendettement, la réforme entrée en vigueur en
août 1995 s'est traduite par le transfert aux commissions de
surendettement de 35 000 dossiers de surendettement sur lesquels elles pourront
émettre en cas d'échec du règlement amiable des
recommandations auxquelles le juge de l'exécution conférera force
exécutoire.
Ce transfert a entraîné instantanément un allégement
mécanique des juridictions sans qu'il soit possible de mesurer encore la
charge du travail qui leur reviendra à l'issue du traitement par les
commissions.
4.- Résultant de l'inflation des normes
La conférence nationale des premiers présidents
inscrit au nombre des facteurs avancés pour expliquer la progression du
contentieux, la prolifération des textes législatifs et
réglementaires et, élément sans doute plus
déterminant, "
la mauvaise qualité de leur
rédaction
". Un premier président dans son audience de
rentrée rappelait que la loi, par l'article 4 du code civil, fait
néanmoins obligation au juge de statuer en dépit "
du
silence, de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi
".
Il devient de plus en plus difficile de connaître la norme qu'il
s'agisse de la loi, du règlement ou des textes européens, y
compris pour le juge lorsqu'il n'est pas spécialisé. Ce peut
être une cause d'allongement des délais de traitement des affaires
et d'altération de la qualité des décisions donnant des
motifs d'appel ou de cassation.