TROISIÈME PARTIE
QUE FAIRE ?
La mission a été profondément
impressionnée par le fait que le service public de la justice qui
constitue, avec la sécurité, l'une des plus essentielles missions
d'un Etat de droit, n'était plus assuré dans des conditions
satisfaisantes du fait soit de son incapacité à traiter plus de
la moitié de la délinquance, soit de son impuissance à
résoudre dans un délai convenable une partie non moindre des
litiges civils.
Le Garde des Sceaux annonce une embolie pure et simple de la justice pour le
début du troisième millénaire qui coïncidera avec la
fin du plan quinquennal dont on sait qu'il ne modifiera pas substantiellement
la situation actuelle. C'est dire que l'état d'embolie peut être
d'ores et déjà constaté.
La première conclusion qui s'impose est à coup sûr
qu'aucune mesure se traduisant par une augmentation des tâches
judiciaires ne saurait être envisagée sans création des
moyens correspondants.
La mission n'a pas été moins sensible au fait que
l'émergence dans plusieurs domaines d'un contentieux de masse peu
différencié
imposait de plus en plus aux magistrats des
tâches relevant davantage d'une gestion administrative que de la mise en
oeuvre des connaissances et des facultés d'analyse et de discernement
qui correspondent à leur vocation et à leur formation.
De ces constats résulte la pressante nécessité non
seulement d'envisager des améliorations ponctuelles mais de repenser
l'organisation de la justice de telle sorte qu'elle soit mise en mesure de
traiter les divers contentieux dans des conditions d'égalité, de
qualité et de rapidité convenable et de permettre aux magistrats
de réserver l'essentiel de leur activité à la fonction de
" jugement " au sens plein du terme.
Bien qu'il soit plus aisé de décrire les maux que de
préconiser les remèdes, la mission n'a pas voulu se
dérober à cet aspect de ses responsabilités, et ce
au-delà de la conclusion négative énoncée ci-dessus
et dont le caractère impératif ne saurait être
oublié.
La première idée qui vient à l'esprit est naturellement de
souhaiter une augmentation substantielle des moyens, surtout humains, de la
justice afin de rattraper en quelques années le retard accumulé
depuis plusieurs décennies au moins.
Si " grossier " que le rapprochement puisse paraître, le
seul
fait que, comme l'a rappelé notre collègue M. Christian
Bonnet
25(
*
)
, le nombre actuel des
magistrats (environ 6.000) est à peu près le même qu'en
1910 met en lumière la trop longue méconnaissance par les
Français des impératifs de leur justice, par
"
indifférence et fatalisme
" selon la formule du
Garde
des Sceaux. Le rapprochement avec des sociétés comparables telles
que l'Allemagne et l'Italie montre qu'il s'agit d'un mal spécifiquement
français : 14 000 magistrats en Allemagne (ancienne R.F.A.) et 8
000 magistrats en Italie.
Cependant la mission ne peut ignorer le fait que dans le contexte
économique et financier actuel il serait utopique et irresponsable de sa
part de se borner à demander une revalorisation du budget de la justice
qui devrait être de l'ordre de 50% pour assurer les recrutements et les
formations, les équipements et les aménagements
nécessaires alors que le régime pénitentiaire
présente des carences encore plus affligeantes.
Aussi bien la seule augmentation quantitative des moyens ne saurait-elle
résoudre les aspects qualitatifs du problème, en particulier le
caractère spécifique des contentieux de masse qui posent un
problème non seulement de moyens mais tout autant de méthode et
de procédure.
La mission est ainsi conduite à recenser les mesures qui pourraient
restaurer le fonctionnement convenable de la justice sans se heurter à
des impossibilités financières absolues. Dans cet esprit, elle a
considéré qu'aucune des pistes d'amélioration
proposées ne devait être écartée a priori. Une
démarche pragmatique et expérimentale s'impose.
Les orientations retenues et traduites en propositions aussi concrètes
que possible peuvent être regroupées autour de trois
thèmes :
1) redéployer les moyens en fonction des charges actuelles, c'est, au
sens large, la question de la carte judiciaire ;
2) améliorer, partout où il paraît possible de le faire, le
fonctionnement de l'organisation actuelle ;
3) adapter la justice au contentieux de masse en créant des
procédures spécifiques et en réformant profondément
les tribunaux d'instance.
I. UNE CARTE JUDICIAIRE RÉALISTE
La mission ne croit pas possible d'éluder le problème de la carte judiciaire.
A. RÉVISER LA CARTE JUDICIAIRE
La " carte des juridictions " aussi bien
que celle
de leur dotation en moyens humains et matériels correspond plus aux
données du XIXème siècle qu'à celles de la fin du
XXème. C'est un lieu commun que de constater cette situation qui a fait
l'objet d'une analyse pertinente par une mission administrative
présidée par M. Carrez, dont le rapport est riche
d'enseignements et de sages propositions, jusqu'à présent
demeuré sans suite (cf. première et deuxième parties
du rapport).
Cette analyse fait apparaître non seulement de grandes disparités
géographiques (territoires, populations) entre les juridictions mais
aussi et surtout une répartition des moyens qui ne correspond plus -et
de loin- à la répartition des tâches.
Mis à part le nombre limité de juridictions dont le volume
d'activités paraît incompatible avec une saine gestion
puisqu'elles sont trop au-dessous ou trop au-dessus des seuils qui traduisent
cette notion, les disparités géographiques ne sont pas en
elles-mêmes scandaleuses.
La mission n'attache pas de vertus particulières à une
uniformisation, d'ailleurs utopique, dont les inconvénients seraient
plus assurés que les avantages.
La " différence " n'est pas un mal en soi. Elle est même
souvent un bien. Ce qui est un mal c'est l'insuffisant volume
d'activités de certaines juridictions et l'excès de certaines
autres. Ce qui est un mal encore plus évident et plus grave, c'est que
la charge de travail puisse varier considérablement, parfois de 1
à 5, entre les magistrats ou leurs auxiliaires. Cette disparité
là, lorsqu'elle atteint une telle proportion, est constitutive d'une
sorte d'injustice. Elle n'est évidemment pas de nature à
fortifier le moral des moins dotés. Et que dire du justiciable pour
lequel le délai d'attente de la décision peut varier de 1
à 7. Sans parler du délai entre le jugement et l'exécution.
La mission n'ignore pas le rôle d'animation sociale joué par une
juridiction traditionnellement implantée dans un secteur relevant par
ailleurs de préoccupations d'aménagement du territoire dont elle
est entièrement solidaire. Elle n'ignore pas davantage les
préoccupations de proximité qui doivent marquer tout service
public et qui ont été exprimées dans le rapport de
MM. Haenel et Arthuis. Elle constate cependant qu'en période de
pénurie il n'est pas possible de satisfaire toutes les
préoccupations légitimes et qu'il faut donc faire des choix si
l'on veut sérieusement remédier à l'état actuel des
choses.
Sur le premier point, elle observe que le rôle social des personnels
judiciaires n'est plus ce qu'il était au XIXème siècle, en
particulier du fait que nombre de magistrats et d'auxiliaires ne
résident pas dans leur ressort. Elle observe d'autre part que la mission
de la justice est par nature trop essentielle et trop
hétérogène aux questions de développement
économique pour que les préoccupations d'aménagement du
territoire puissent prendre indéfiniment le pas sur la
nécessité pressante de proportionner les moyens de la justice
à ses tâches.
Il reste, bien entendu, que toute mesure concrète modifiant
substantiellement les implantations actuelles devrait être
précédée d'une concertation avec toutes les instances
concernées.
S'agissant du souci de proximité, il lui est apparu que la
préoccupation de rapidité et de qualité l'emportait de
beaucoup sur celle de proximité géographique, ce qui suppose en
premier lieu l'optimisation de la répartition géographique des
moyens.
Or, pour que chaque citoyen (la mission ne pense pas que l'on puisse parler
d'usager de la justice) puisse accéder à un juge
compétent, susceptible de trancher dans un délai convenable sur
l'ensemble du territoire, il faut faire évoluer le critère de
proximité.
Contrairement au service public des transports ou de la poste, la justice n'est
pas consultée quotidiennement. Avoir affaire à la justice est une
démarche occasionnelle pour laquelle, à l'époque des
transports rapides et des télécommunications, la question de
l'éloignement n'apparaît primordiale ni sur le plan de l'urgence
(a contrario des hôpitaux) ni sur celui de la fréquence (a
contrario de la poste) ni sur celui de l'efficacité du
" service " (a contrario des transports en commun).
Il ne s'agit pas en revanche de renoncer aux efforts faits en matière
d'information et d'accueil, mais ceux-ci peuvent utiliser des canaux ne
requérant pas l'implantation d'une juridiction complète.
Enfin, le fait que les économies attendues de la suppression des
juridictions inadaptées seraient faibles ne suffit pas pour qu'on y
renonce, étant donné l'état de pénurie
. On
observera à cet égard que ces économies relevant du
fonctionnement se répètent chaque année et que si des
sommes annuelles peuvent paraître dérisoires au niveau d'un
gestionnaire général, leur répartition plus judicieuse
permettrait de résoudre maints problèmes locaux importants et
parfois insupportables pour ceux qui les vivent et n'ont pas le temps de se
livrer à des méditations macro-économiques.
Cette réflexion doit également prendre en compte la
nécessité de spécialiser les juges pour les contentieux
les plus techniques -ce qui suppose des tailles de juridiction permettant
l'affectation exclusive d'un juge à de telles tâches.
En conséquence, la mission a adopté les propositions suivantes :
Proposition n° 1
: Elaborer une nouvelle carte judiciaire qui
prenne acte des évolutions durables du flux en supprimant au moins la
centaine de juridictions identifiées par le rapport Carrez comme
"
ne répondant plus à un réel besoin "
et en créant des chambres et des juridictions nouvelles là
où les besoins sont évidents
.
Il s'agit dans l'immédiat d'un exercice théorique mais qui
paraît nécessaire pour mettre en évidence le
caractère inadapté de la carte actuelle.
Proposition n° 2 :
Intégrer dans la réflexion sur la
carte judiciaire les regroupements permettant ultérieurement une
spécialisation effective au sein des TGI.
Proposition n° 3 :
Etablir un plan de transition sur dix ans ou
même davantage, de la carte actuelle à la nouvelle
.
Proposition n° 4 :
Prévoir des chambres détachées
et tenir des audiences foraines lorsque la présence physique du juge
parait indispensable.