2. La faillite civile : le risque d'exclusion juridique et économique
Comme pour le fichier positif, la quasi-unanimité des
personnes auditionnées par le groupe de travail se sont
déclarées défavorables à l'extension à
l'ensemble des départements français du régime dit de la
faillite civile en vigueur en Alsace-Moselle.
Tout en reconnaissant que "
le dispositif curatif institué par
la loi du 31 décembre 1989 avait fait preuve d'une indéniable
efficacité
", le rapport Léron de 1991 observait qu'il
n'avait "
pas permis de trouver de solutions à un certain nombre
de situations parmi les plus difficiles
", notamment celles
caractérisées par une absence totale et définitive de
capacité de remboursement, les créanciers refusant de
façon quasi systématique d'accepter des abandons totaux ou
même partiels de créances
18(
*
)
.
Aussi les partisans de la faillite civile, essentiellement certaines
organisations représentatives des consommateurs, font-ils valoir que
cette procédure permet l'apurement définitif de la situation du
débiteur puisque son dossier est clôturé pour insuffisance
d'actif et que les créanciers perdent leur droit de poursuite
individuelle. Ils mettent en avant les avantages offerts par cette
procédure tels que la suspension immédiate des poursuites
individuelles ainsi que le cours des intérêts légaux ou
conventionnels, l'étendue des pouvoirs conférés au juge ou
encore l'existence d'un dispositif judiciaire de suivi de mise en uvre du plan
par un mandataire de justice.
Examinée de façon approfondie en 1989,
l'éventualité de l'instauration d'une procédure de
faillite civile applicable à l'ensemble des départements est
régulièrement évoquée.
Les informations et avis recueillis à l'occasion des auditions et
d'un déplacement en Alsace ont cependant conduit le groupe de travail
à rejeter cette solution qui paraît présenter plus
d'inconvénients que d'avantages.
Une telle innovation constituerait tout d'abord un retour en arrière par
rapport à l'objectif affiché de la réforme de 1995 tendant
à alléger la charge pesant sur les juridictions. Il
apparaît en effet que l'entrée en vigueur de la loi du 31
décembre 1989 dans les trois départements d'Alsace-Moselle,
dispositif qui cohabite avec le système de la faillite civile, a
suscité un regain d'intérêt pour cette dernière
procédure. Selon une étude réalisée en mai 1997 par
la Chambre de consommation d'Alsace, le nombre de procédures de faillite
engagées par des particuliers surendettés,
" quasi-confidentiel jusqu'en 1989 ", s'élève
aujourd'hui à environ 1.500 par an.
La procédure dite de " faillite civile " présente en
outre de nombreux écueils.
Tout d'abord, la perspective d'un effacement total et définitif des
dettes induit
un risque de déresponsabilisation des emprunteurs
.
Comme le souligne à juste titre le rapport Léron
19(
*
)
, une "
telle solution
porte
atteinte au principe de la force obligatoire des contrats et contribue à
accréditer dans le public l'idée qu'il est possible, sinon
légitime, de se dérober à ses engagements
".
L'évolution des mentalités
, qui s'explique au moins
partiellement par l'émergence d'un sentiment collectif selon lequel il
existerait " un droit au crédit " d'une part, et par les
effets de la crise économique qui accroît les risques de
" surendettement passif " d'autre part, se traduit par
une
atténuation du caractère infamant
de la faillite et favorise
cette déresponsabilisation en réduisant considérablement
le frein psychologique qui limitait jusque-là les
velléités de recours à une telle procédure. Il
s'agit non d'un risque potentiel mais bien d'un risque
avéré : l'accroissement du nombre des procédures dans
les trois départements de l'Alsace-Moselle en fournit la preuve. Ainsi,
à Strasbourg, le nombre de dépôts de dossiers de faillite
est passé de 88 en 1990 à 608 en 1996, à Colmar, de 46
à 225 entre 1990 et 1994 et à Mulhouse de 68 en 1992 à 186
en 1996. En outre, la cohabitation de la faillite civile et du dispositif de
traitement du surendettement instauré en 1989 conduirait
vraisemblablement à une remise en cause de ce dernier : il
apparaît en effet que, dans le ressort du tribunal de grande instance de
Colmar, 70 % des demandeurs ont immédiatement fait appel à
la procédure de faillite civile. Cela
reviendrait, en contradiction
avec l'objectif poursuivi par la réforme de 1995, à faire de
nouveau peser cette lourde tâche sur les juridictions
, ce qui
paraît inenvisageable.
D'autres inconvénients de la faillite civile sont d'une part
le
risque de fraude
qui, s'il ne doit pas être surestimé, reste
réel, et d'autre part le coût de
la procédure. La
faillite civile constitue en effet une aubaine pour certains débiteurs
qui y trouvent le moyen d'organiser leur insolvabilité et vont ainsi
parfois jusqu'à se prévaloir d'une domiciliation fictive en
Alsace-Moselle pour pouvoir en bénéficier.
La procédure reste cependant onéreuse pour les
débiteurs de bonne foi et, loin de permettre un " nouveau
départ ", peut conduire à l'exclusion.
Les frais de
procédure sont élevés, souvent sans rapport avec les
dettes concernées et restent ainsi le plus souvent à la charge de
l'État : ces frais concernent en particulier les publications
dans un journal d'annonces légales et au BODACC (2.400 F environ) ainsi
que la procédure devant le juge-commissaire (procès-verbal
d'inventaire, parution au BODACC de l'état de créances et de
l'état de collation). La rémunération du liquidateur
judiciaire est quant à elle fixée au minimum à 15.000 F
HT, soit 18.090 F TTC : elle n'est souvent pas recouvrée dans sa
totalité, la majorité des débiteurs mis en liquidation ne
disposant d'aucun actif susceptible d'être réalisé.
Par ailleurs, la faillite civile
risquerait d'accélérer
l'exclusion de débiteurs surendettés des circuits
économiques
. Lorsqu'un patrimoine existe encore, même s'il
s'agit du logement principal, sa liquidation est automatique. Si la
procédure est clôturée pour insuffisance d'actif, le
débiteur est libéré de son passif, mais tout recours au
crédit bancaire lui est dès lors interdit. Il ne pourra plus
disposer que d'un compte bancaire, sans chéquier ni carte de paiement,
ce qui ne simplifie pas les actes de la vie courante. En outre, l'inscription
obligatoire du jugement de liquidation au bulletin n° 2 du casier
judiciaire pendant une durée de cinq ans n'est pas de nature à
faciliter une recherche d'emploi. De surcroît, l'extension de la faillite
civile conduirait à créer un fichier des faillis.
Enfin, la procédure de faillite civile applicable en Alsace-Moselle vaut
à la fois pour les entreprises et les particuliers ; or, si une
entreprise mise en liquidation meurt et sort du circuit économique, ce
n'est pas le cas du particulier surendetté et de sa famille qui doivent
continuer à faire face aux dépenses de la vie courante.
Plusieurs propositions de lois déposées tant à
l'Assemblée nationale qu'au Sénat
20(
*
)
soulignent, dans leur exposé
des motifs,
le caractère inadapté d'une procédure
collective ayant essentiellement vocation à régler le sort
d'entreprises commerciales ou artisanales
. Ces propositions reprennent les
suggestions de la commission d'harmonisation du droit privé
alsacien-mosellan tendant à "
encadrer plus strictement la
pratique actuelle de la faillite civile afin d'éviter les abus
constatés
", "
faciliter la recherche d'un accord
amiable entre le débiteur et ses créanciers
" et
"
rétablir le droit de poursuite individuel des
créanciers dans les cas où la mauvaise foi du débiteur est
établi
".
La notion de bonne foi
fait en effet
défaut dans la procédure de faillite civile dont le
critère d'ouverture est l'état d'insolvabilité notoire du
débiteur. Cette lacune a conduit certains juges à
réintroduire cette notion pour apprécier la
recevabilité des requêtes
et limiter les abus :
les
pratiques juridictionnelles
à cet égard sont cependant
variables
. Si le tribunal de grande instance de Saverne déclare
recevables la quasi-totalité des demandes (132 décisions
d'admission pour 134 requêtes en 1996), celui de Mulhouse est plus
restrictif (126 décisions d'admission pour 186 requêtes, soit
environ 68 % des demandes).
TGI Strasbourg |
TGI Mulhouse |
TGI Colmar |
TGI Saverne |
Tous tribunaux |
||||||||||||
|
Nbre de décisions
d'admis-
|
|
Nbre de décisions d'admis-sion |
|
Nbre de décisions d'admis-sion |
|
Nbre de décisions
d'admis-
|
|
Nbre de décisions d'admis-sion |
|||||||
1992 |
227 |
107 |
68 |
181 |
176 |
35 |
35 |
511 |
||||||||
1993 |
308 |
267 |
100 |
141 |
138 |
32 |
31 |
581 |
||||||||
1994 |
550 |
470 |
160 |
225 |
167 |
102 |
100 |
1037 |
||||||||
1995 |
586 |
672 |
169 |
107 |
197 |
174 |
98 |
97 |
1050 |
1050 |
||||||
1996 |
608 |
553
|
186 |
126
|
157 |
133
|
134 |
132
|
1085 |
944
|
||||||
Totaux |
2279 |
2069 |
683 |
901 |
788 |
401 |
395 |
4264 |
Observations : le nombre d'ouvertures de dossiers au
cours d'une année peut englober des dossiers présentés
l'année précédente
Une telle disparité de situations est contraire à
l'équité ; ainsi paraît-il nécessaire d'y
remédier en introduisant le critère discriminant de la bonne foi
parmi les éléments d'appréciation de la
recevabilité des demandes.