I. LE TRANSFERT DE LA PARTICIPATION DE L'ETAT DANS DASSAULT AVIATION À AÉROSPATIALE, UNE DÉMARCHE INACHEVÉE
Fin
décembre 1998, l'Etat a transféré à
Aérospatiale 45,76 % du capital de Dassault Aviation.
Les conditions de ce transfert, véritable serpent de mer de la chronique
de l'industrie aéronautique française, restent assez obscures,
qu'il s'agisse de la négociation préalable, de son contenu ou de
son impact sur les parties concernées.
S'agissant des négociations
, un élément capital a
surgi avec la « découverte » des droits de vote
double attachés à la participation de l'Etat chez Dassault. Cette
soudaine prise de conscience mettait l'Etat en bonne situation pour
négocier avec l'entreprise un rapprochement de ses actifs avec ceux
d'Aérospatiale. La question s'est même posée de savoir si
l'Etat se trouvait en mesure d'imposer un tel rapprochement. Le
déroulement de la négociation a conféré à
cette interrogation un caractère seulement théorique mais elle
n'en est pas moins légitime d'un point de vue rétrospectif au vu
de l'histoire des tentatives de rapprochement entre les avionneurs
français.
Dans les faits, le problème des droits de vote double s'est enrichi de
la question de savoir si un transfert de la participation de l'Etat à
Aérospatiale s'accompagnerait du maintien ou de la perte des droits
liés à cette participation. Il semble que, saisi pour avis, le
Conseil d'Etat ait penché pour le maintien de ces droits. Mais, cette
façon de voir aurait pu être combattue devant les juridictions
commerciales compétentes qui auraient elles-mêmes pu adopter une
attitude différente.
C'est probablement cette considération, parmi d'autres, qui a
incliné les parties à négocier mais aussi à inclure
dans leurs négociations le sort des prérogatives
particulières attachées à la participation de l'Etat.
L'on entre alors dans les inconnues portant sur la
substance de l'accord
conclu entre les parties à la négociation. Celle-ci suscite un
nombre important de questions.
Evoquons d'abord les certitudes :
L'Etat s'est dessaisi de ses droits au profit d'Aérospatiale.
Ce dessaisissement n'a été que partiel puisque les droits de
l'Etat dans l'entité Dassault-Systèmes n'ont pas
été transférés à Aérospatiale. Cette
réduction du périmètre transféré à
l'entreprise publique est, à coup sûr, très notable compte
tenu de la valorisation boursière de Dassault-Systèmes et de ce
que la participation de l'Etat au capital de Dassault Aviation lui
confère 16,33 % de cette capitalisation. D'un point de vue
stratégique, l'exclusion de Dassault-Systèmes du
périmètre transféré à Aérospatiale
peut être justifiée par la nature du métier de l'entreprise
-conception industrielle par ordinateur- et par sa position commerciale qui
fait de Boeing l'un de ses premiers clients. Il n'en reste pas moins que
le
sort de la participation de l'Etat dans Dassault-Systèmes devra
être réglé.
Dernière certitude, l'Etat a renoncé à ses droits de vote
double.
L'on entre à ce stade dans le domaine des interrogations.
Une première question fondamentale porte alors sur ce qu'a obtenu l'Etat
à l'occasion de son renoncement à ses prérogatives
particulières. Autrement dit quelle a été la valeur
d'échange des droits de vote double de l'Etat, quelles contreparties
celui-ci a-t-il obtenu contre cet abandon ?
La réponse à
cette question est loin d'être éclaircie. La contrepartie acquise
par l'Etat consiste-t-elle dans le seul accord de Dassault au transfert
réalisé au profit d'Aérospatiale et au volet patrimonial
et industriel de l'accord entre les parties ? Peut-elle être alors
jugée suffisante et donc équitable ? D'autres clauses
viennent-elles l'enrichir ?
Autant de questions qui, étant donné leur caractère
stratégique et leur aspect financier -la détention de droits de
vote double a un prix qui peut-être considéré comme un
actif de la Nation-, méritent des précisions de la part des
pouvoirs publics.
Liée à cette problématique, la question se pose alors
évidemment du degré de contrôle d'Aérospatiale sur
Dassault Aviation résultant de cette opération.
Aérospatiale n'étant pas appelée à
bénéficier des privilèges liées à la
participation de l'Etat elle détient 45,76 % du capital de Dassault
Aviation, ce qui en fait certes un actionnaire de référence
majeur mais toutefois un actionnaire minoritaire par rapport à la
holding Dassault Industries qui en détient 49,90 %, le reste,
4,34 % étant en Bourse
L'accord intervenu entre les parties a, sans doute, inclus des dispositions
élargissant les droits d'Aérospatiale au-delà des seuls
droits attachés à sa participation et dont seule une connaissance
précise permettrait d'en évaluer l'impact.
L'identité des parties liées par l'accord, l'intensité de
ces liens, la substance de cet accord, d'éventuelles clauses
dérogatoires, tout cela mérite d'être précisé.
En tout état de cause, la voie de la fusion entre Dassault Aviation
et Aérospatiale ayant été écartée, la
question de la cohérence de l'opération se pose à
l'évidence.
Sur le plan financier,
cette question est celle du bilan de
l'opération pour les trois acteurs. Elle renvoie aux questions relatives
à la substance même de ce qui a été
échangé et à son évaluation pour les uns et les
autres.
Le sentiment se dégage que l'accord n'a guère été
exigeant pour Dassault Aviation
23(
*
)
tandis que, pour l'Etat, la perte de
ses droits de vote double et le traitement comptable de l'apport
réalisé au bénéfice d'Aérospatiale suscitent
certaines interrogations. Du côté d'Aérospatiale, les
évaluations sont complexes. Compte tenu de la valorisation
boursière de Dassault Aviation hors Dassault Systèmes, les droits
de l'Etat ont pu être évalués à 880 millions
d'euros, soit 5.764 millions de francs. Cependant, un certain nombre
d'objections peuvent être faites à l'adoption de cette seule
méthode de valorisation, ces objections revenant à relativiser la
valorisation de marché de l'entreprise, susceptible compte tenu du
nombre d'actions en bourse de ne pas refléter entièrement sa
valeur. A partir de méthodes d'évaluation alternatives passant
par des valorisations comptables ou l'examen des plans d'affaires, on est
conduit à insister sur des variables plus complexes et notamment celles
relatives aux avances clients et fournisseurs qui, dans le secteur de
l'industrie aéronautique, occupent une place très importante. De
la même manière, il apparaît alors qu'en tout état de
cause, l'évaluation de la participation d'Aérospatiale dans
Dassault Aviation est fondamentalement liée au devenir du
Mirage 2000-5 et surtout du Rafale, programme majeur de la firme.
La réussite passée de Dassault, les comparaisons de prix des
avions de combat -voir tableau ci-après -, la disponibilité du
missile MICA pour équiper les appareils de Dassault, les incertitudes
entourant les capacités opérationnelles de certains concurrents
et, tout particulièrement, de l'Eurofighter plaident en faveur du
succès de ces deux programmes.
Prix du Rafale par rapport à ses concurrents
Type d'appareil |
Pays |
Constructeur |
Montant (M$) |
Date dispo |
Rafale |
France |
Dassault |
40 à 50 |
2000 |
F18 E/F |
US |
Boeing MDD |
70 à 80 |
2001 |
F15E |
US |
Boeing MDD |
60 à 70 |
Opérationnel |
F16C/D Block 50 |
US |
Lockheed |
40 |
Opérationnel |
Sukhoi 37 Flanker |
Russie |
Sukhoi |
NP |
2000 |
F22 |
US |
Boeing MDD |
100 |
2005 |
Mirage 2000-5/9 |
France |
Dassault |
NP |
Opérationnel |
Eurofighter |
GB All. Ital. Esp. |
BAe Dasa Casa Alenia |
50 à 60 |
2004 |
Gripen |
Suède |
Saab |
30 à 33 |
Opérationnel |
Source : estimations Crédit Lyonnais Securities
à partir de sources Jane's
En sens inverse, le poids de la diplomatie économique américaine,
l'isolement de Dassault, l'engagement des autres grands européens de la
défense en faveur de l'Eurofighter constituent autant d'obstacles.
Ces données amènent à adopter un parti pris qui peut
paraître décevant, celui consistant à considérer
qu'une pleine valorisation économique de ces programmes est
prématurée.
Aussi, en l'état, faute de mieux, l'évaluation mentionnée
plus haut peut-elle être considérée comme significative du
renforcement financier d'Aérospatiale du fait d'une opération au
terme de laquelle les capitaux propres de l'entreprise ont, notons-le,
été accrus de 20 %.
La cohérence
stratégique de l'opération reste quant
à elle à démontrer.
Il semble que l'accord industriel conclu entre les parties ait plus valeur
d'armistice que le mérite de constituer un socle offensif. Les positions
étant figées par des droits de préemption consentis
à Aérospatiale et l'extention du champ des décisions
requérant une majorité qualifiée des 2/3 - les
décisions d'accords industriels restent, semble-t-il, soumises à
la majorité simple -, chacun reste maître chez soi.
Une telle situation ne peut à l'évidence perdurer puisque, dans
le futur, les avions de combat ne pourront être produits qu'au sein de
groupes puissants financièrement, commercialement et politiquement. Des
décisions devront être prises dans ce sens. De ce point de vue,
l'opération pourrait avoir pour grand mérite de les faire
dépendre du consentement d'un ensemble industriel national puissant,
autrement dit de désigner un partenaire national comme partenaire
obligé. On éviterait ainsi la perspective de choix excluant des
entreprises françaises même si, de ce point de vue, la
dépendance du développement d'un appareil militaire envers les
crédits publics constituait déjà une certaine garantie.
A ces questions s'ajoutent celles portant sur les effets plus immédiats
de l'accord.
Au-delà du renforcement de la capacité financière
d'Aérospatiale résultant de l'augmentation de ses fonds propres,
de sa participation au capital d'une entreprise aux ratios bien
supérieurs et d'un meilleur équilibre entre les sources civile et
militaire du chiffre d'affaires de l'entreprise, ces effets ont
été quasi-nuls jusqu'à présent.
La réorganisation en cours chez Dassault Aviation, avec une
séparation des branches militaire et civile qui paraît conduite
« proprio motu », ne semble d'ailleurs pas intégrer
une quelconque dimension nouvelle liée à la constitution d'un
groupe.
Sauf à être durablement sous-optimale, la démarche de
rapprochement entre Aérospatiale et Dassault Aviation devra donc
être prolongée.