M. le président. La parole est à Mme Jocelyne Antoine, pour explication de vote.

Mme Jocelyne Antoine. Les cinq premiers amendements de cette liasse, identiques, ont pour objet de rétablir la rédaction initiale de l’article 1er, qui rend imprescriptible l’action en responsabilité née d’un dommage corporel lorsque celui-ci a été causé, sur un mineur, par « des tortures ou des actes de barbarie, ou par des violences ou des agressions sexuelles ».

Il est aujourd’hui largement démontré qu’il faut du temps, voire un temps très long, pour que les victimes parviennent ne serait-ce qu’à mettre des mots sur les agressions qu’elles ont subies. J’ai en mémoire l’audition du juge Durand par la délégation sénatoriale aux droits des femmes, au cours de laquelle nous avons toutes et tous été très ébranlés. L’abolition des délais de prescription, y compris au civil, répond aux attentes formulées par les victimes et par les associations qui les représentent.

J’entends les arguments de ceux qui souhaiteraient maintenir la suppression de cet article 1er. Mais que peuvent penser les victimes qui écoutent nos débats cet après-midi ? Cette suppression revient à mes yeux à leur tenir le discours suivant : « Je vous ai entendues, je connais votre douleur, mais… » Or, en ce domaine, il ne saurait y avoir de « mais ».

C’est pourquoi je voterai pour l’amendement de notre collègue Billon, qui est largement transpartisan et que j’ai cosigné, et pour les amendements qui lui sont identiques : ces crimes doivent devenir imprescriptibles. Ainsi pourrai-je dire aux victimes : « Je vous ai entendues, je reconnais votre douleur. » À défaut d’une adoption de ces amendements, je voterai les amendements de repli.

M. le président. La parole est à Mme Marie-Pierre de La Gontrie, pour explication de vote.

Mme Marie-Pierre de La Gontrie. Je remercie la ministre d’avoir rappelé qu’il n’y a pas de faux débat entre nous. Nous tendons tous ici – même si nous ne sommes pas suffisamment nombreux – vers cet objectif de lutter le plus efficacement possible contre les violences sexuelles et sexistes, et nous recherchons les meilleures solutions. Sur ce point, me semble-t-il, nous sommes tous d’accord.

Le débat qui se noue à l’instant sur la question de la prescription est évidemment très délicat. J’ai entendu à cet égard certains propos qui m’ont fait douter de cette distinction, mais il est important de rappeler qu’il est bien question, en l’espèce, de prescription civile, et que l’on a renoncé, pour des raisons qui, du reste, n’ont pas été verbalisées, à l’imprescriptibilité pénale, qui était pourtant ce qui était traditionnellement demandé. Il a souvent été fait état du cas des crimes contre l’humanité ; je n’y reviens pas.

Assumons donc, madame la ministre, mes chers collègues, l’aspect symbolique de la démarche d’aujourd’hui – je ne sais pas si nous devons l’engager, et je vais immédiatement vous indiquer mon point de vue personnel. En tout cas, c’est bien de cela que l’on parle.

La rapporteure l’a expliqué : cette mesure – imprescriptibilité ou prescription par trente ans – est-elle utile ? Juridiquement, il est vraisemblable que non, pour les raisons qui ont été invoquées tout à l’heure, qui tiennent à la consolidation.

J’en viens à l’effet déceptif d’une réforme de la prescription.

Tout d’abord, une procédure civile, c’est beaucoup plus compliqué qu’une procédure pénale, car – Dominique Vérien l’a rappelé – il faut prouver le lien de causalité. (Mme la présidente de la commission le confirme.)

Or, pour ce qui est de prouver le lien de causalité entre un traumatisme subi mineur et le préjudice que l’on constate ou dont on demande réparation plus tard, je souhaite bon courage aux victimes.

Ensuite, une procédure civile est coûteuse.

Mme Elsa Schalck, rapporteure. Bien sûr.

Mme Marie-Pierre de La Gontrie. Il ne s’agit pas d’un simple dépôt de plainte : il y faut un avocat.

Pour toutes ces raisons, je pense qu’il n’est pas sensé, eu égard aux victimes, de proposer l’imprescriptibilité. D’ailleurs, madame la ministre, j’ai bien noté que vous aviez « renoncé » à votre amendement et que vous souteniez, à défaut, la prescription par trente ans.

M. le président. La parole est à Mme Olivia Richard, pour explication de vote.

Mme Olivia Richard. J’entends ce que vient de dire notre collègue sur la portée symbolique de la mesure dont nous débattons. Les symboles, dans ce domaine, on en a besoin !

J’ai entendu aussi le long développement de notre collègue rapporteure Dominique Vérien sur les effets de bord. Et je partage son constat. C’est en arrivant en séance – j’ai été mauvaise élève – que j’ai appris que les amendements avaient été rectifiés pour exclure la difficulté liée aux héritiers. Il me semble néanmoins que cette difficulté mérite un peu plus qu’une réflexion de deux heures…

En tout état de cause, je partage le constat qui a été formulé sur la confusion entre imprescriptibilité pénale et imprescriptibilité civile, dont les fondements sont radicalement différents. J’appelle à cet égard votre attention sur un point, mes chers collègues : quoique mon droit civil soit très ancien, je me souviens que la procédure civile est accusatoire et non inquisitoire, ce qui implique qu’il incombe entièrement aux victimes de produire les éléments probatoires. Voilà qui est éminemment plus compliqué que d’obtenir d’un juge d’instruction une enquête diligente : ce n’est pas du tout la même chose.

Pour ce qui est de la réparation, elle dépend notamment de l’évaluation d’un préjudice financier, qui suppose elle-même de mesurer une incapacité de travailler, donc un manque à gagner. Je ne sais pas clairement ce qu’il est possible d’obtenir à titre de réparation dans les cas dont il est question. Mais je ne suis pas certaine qu’obtenir 10 000 euros ou 20 000 euros pour des tortures soit une perspective véritablement réparatrice. Le montant des indemnités reçues par les victimes de violences sexuelles est très faible, dérisoire même, comparé au traumatisme subi, à partir du moment où le préjudice initial n’implique pas une incapacité de travailler ou de fonctionner.

En tout état de cause, disais-je, je ne suis pas certaine que, recevant 10 000, 20 000 ou même 30 000 euros, une personne se sente réparée et reconnue dans ce qu’elle a vécu.

Dernière chose : il y a mille autres bonnes idées à creuser en matière d’accompagnement des victimes.

M. le président. Votre temps de parole est écoulé ! (Mmes Marie-Pierre de La Gontrie, Laurence Rossignol et Audrey Linkenheld protestent.)

La parole est à Mme Annick Billon, pour explication de vote.

Mme Annick Billon. Nous sommes bien d’accord, il s’agit d’imprescriptibilité civile. Et, bien entendu, les débats que nous avons là ne remettent nullement en question l’engagement des uns et des autres dans la lutte contre les violences faites aux enfants, et surtout pas celui de la rapporteure et présidente de la délégation aux droits des femmes Dominique Vérien et de la rapporteure Elsa Schalck.

Je dis un mot des arguments qui nous ont été opposés.

L’objection tenant aux héritiers, nous l’avons levée.

J’en viens aux victimes. Puisque nous sommes en train de nous demander s’il faut instituer ou non l’imprescriptibilité, mettons-nous à la place d’une victime, comme l’a si bien dit tout à l’heure notre collègue Jocelyne Antoine. Loin de moi l’idée de parler à la place des victimes : j’essaie juste de me représenter ce qu’elles attendent. Aujourd’hui, que demandent-elles ? Elles demandent, précisément, l’imprescriptibilité.

Pour avoir été l’auteure du texte devenu loi du 21 avril 2021 visant à protéger les mineurs des crimes et délits sexuels et de l’inceste et pour en supporter parfois encore les conséquences sur les réseaux sociaux, je sais combien ce chemin est difficile. Cette loi avait introduit dans notre droit le mécanisme de la prescription glissante.

Oui, nous avons à entendre les 160 000 victimes, qui sont beaucoup plus, du reste, que 160 000, puisqu’il s’agit d’un chiffre annuel…

Pour ma part, je défends évidemment l’imprescriptibilité civile visée à l’article 1er de la proposition de loi initiale, parce qu’une telle imprescriptibilité civile est un premier pas vers l’imprescriptibilité pénale.

À ceux qui nous opposent que le droit français réserve l’imprescriptibilité aux crimes contre l’humanité, je veux seulement rappeler, moi qui ne suis pas membre de l’éminente commission des lois, que, dans son avis consultatif du 21 mars 2018 sur un projet de loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes commises contre les mineurs et les majeurs, le Conseil d’État n’a pas vu d’obstacle juridique à l’imprescriptibilité des violences sexuelles faites aux mineurs.

Dans une décision du 24 mai 2019, ajouterai-je, le Conseil constitutionnel a estimé que l’extension de l’imprescriptibilité à d’autres crimes que les crimes contre l’humanité n’est pas contraire aux lois fondamentales de la République. (Mmes Jocelyne Antoine et Laure Darcos ainsi que M. Daniel Chasseing applaudissent.)

M. le président. La parole est à Mme Laurence Rossignol, pour explication de vote.

Mme Laurence Rossignol. Je dois en être à mon trente-cinquième ou trente-septième débat parlementaire sur la question de l’imprescriptibilité. J’ai même souvenir d’avoir demandé à Flavie Flament et à un magistrat, il y a presque dix ans, de fournir un rapport sur l’imprescriptibilité des crimes sexuels sur mineurs, après que Flavie Flament eut publié son livre, La Consolation, sur les viols qu’elle avait subis de la part du photographe David Hamilton.

Forte de cette expérience, je dois dire que tout ce qui se dit cet après-midi est assez perturbant sur le plan de la rigueur juridique. Il faudra bien qu’un jour on cesse d’aborder la question de l’imprescriptibilité pénale sous le seul angle consistant à se demander si son institution pour d’autres crimes affaiblirait ou non celle qui est en vigueur pour les crimes contre l’humanité. À chaque fois que ce sujet est débattu, on raisonne ainsi ! Je sais exactement d’où vient ce raisonnement : de la Chancellerie, où prospère une espèce de totem autour de l’imprescriptibilité pénale. C’est ce qui nous interdit de prévoir l’imprescriptibilité des crimes sexuels, c’est-à-dire ce que demandent les associations de victimes.

Donc on bidouille !

Mme Elsa Schalck, rapporteure. Tout à fait !

Mme Laurence Rossignol. C’est précisément ce que nous nous apprêtons à faire : bidouiller. Ainsi le curseur a-t-il été déplacé sur l’imprescriptibilité civile. La ministre a été maligne : elle a cherché à répondre à la demande qui était formulée tout en assurant la conformité du texte aux arbitrages qui sont systématiquement rendus sur l’imprescriptibilité pénale.

Le temps est donc venu de se poser la question suivante : appliquer l’imprescriptibilité aux violences sexuelles, en particulier lorsque la victime est mineure, cela affaiblirait-il vraiment la spécificité des crimes contre l’humanité auxquels ladite imprescriptibilité est jusqu’à présent réservée ?

On parle d’un effet déceptif de la réforme de la prescription, mais tout est déceptif pour une victime de viol qui va porter plainte. À chaque fois que je donne à une victime le conseil d’aller porter plainte, je sais que je lui fais prendre un risque de déception, sachant que 13 % des viols poursuivis font aujourd’hui l’objet d’une condamnation.

M. le président. La parole est à Mme Marie-Do Aeschlimann, pour explication de vote.

Mme Marie-Do Aeschlimann. Mes chers collègues, vous m’avez entendue tout à l’heure : j’étais plutôt défavorable à l’imprescriptibilité civile. J’y suis toujours assez défavorable, mais ma position a un peu évolué ; je voudrais donc expliquer mon vote.

Je prends bonne note de la rectification de l’amendement de notre collègue Annick Billon concernant la non-transmissibilité de l’action civile aux héritiers : c’est un élément important du point de vue de la sécurité juridique.

Cela dit, il reste un argument de taille, qui est celui de la conservation des preuves. Comme cela a justement été rappelé tout à l’heure, l’action civile prévoit la démonstration de la réalité de faits fautifs et d’un lien de causalité entre les faits fautifs et un préjudice établi. Une telle démonstration peut être compliquée à faire pour la victime…

C’est pourquoi je pense que l’effet déceptif, qui est bien réel, est à prendre en compte, mais aussi que, le cas échéant, l’action civile sera particulièrement rude et compliquée à mener et à faire aboutir pour la victime.

Compte tenu de ces éléments, j’ai tendance à penser que l’imprescriptibilité risque de faire miroiter des choses aux victimes : elle pourrait être un miroir aux alouettes. Je reste donc plutôt défavorable à l’imprescriptibilité civile.

Cependant, concernant l’allongement à trente ans, je veux faire remarquer que, d’une part, la question de la conservation des preuves reste pendante et que, d’autre part, l’article 2226 du code civil, qui a trait à la prescription, n’explicite pas – même si elle la mentionne – la notion de consolidation, qui est une construction jurisprudentielle. Il n’est donc pas si évident que cela, à lire le code civil, que la victime puisse trouver un appui dans la notion de consolidation, à laquelle seul le juge donne un contenu.

Pour des raisons de cohérence et de lisibilité de la loi, j’aurais donc plutôt tendance à être contre l’imprescriptibilité civile, mais pour l’allongement à trente ans de la prescription civile.

M. le président. La parole est à Mme Mélanie Vogel, pour explication de vote.

Mme Mélanie Vogel. Je veux revenir sur un certain nombre des arguments qui ont été avancés.

Tout d’abord, pour ce qui est de l’effet déceptif, il est vrai que toutes les actions en justice engagées aujourd’hui en France pour VSS sont déceptives : ce n’est donc pas un argument. Si l’on devait calibrer notre code civil et notre code pénal par rapport à la capacité de la justice à condamner, nos débats seraient sans doute un peu différents…

Ensuite, il s’agit, avec cet article 1er, d’une possibilité ouverte aux victimes, et non d’une obligation : libre à chaque victime de choisir de ne pas s’embarquer dans ce processus, qui est certes un processus difficile. Statistiquement, il doit y avoir des victimes dans cet hémicycle. Je ne vois pas pourquoi certaines parleraient au nom des autres. C’est à chaque victime de choisir le chemin qu’elle veut emprunter – engager ou non une action en justice – en en mesurant les avantages et les inconvénients, les coûts et les bénéfices.

J’ai également entendu l’argument suivant : la matérialité des faits est impossible à établir, la procédure promet d’être très longue et très compliquée, il faut prouver l’existence d’un lien de causalité entre la faute et le dommage, etc.

Sur la base d’un tel argument, il faudrait plutôt réduire la prescription civile, et même la prescription pénale. Certes, la matérialité des faits est très difficile à prouver, mais c’est le cas dès lors que quelques mois et même quelques semaines se sont écoulés ! Si tel est notre critère, même un délai de vingt ans est déjà beaucoup trop long. Ce ne peut donc être un critère, et surtout pas au civil.

Enfin, cela a été dit, il existe déjà dans la jurisprudence toute une série de mesures, au premier rang desquelles celles qui ont trait à la consolidation, qui permettent à beaucoup de victimes de bénéficier d’une imprescriptibilité de fait. Si l’on est favorable à cette avancée introduite de fait par la voie jurisprudentielle, pourquoi ne pas l’introduire dans la loi et la convertir ainsi en avancée de droit, afin que chaque victime en bénéficie ? Je ne comprends pas.

M. le président. La parole est à Mme Evelyne Corbière Naminzo, pour explication de vote.

Mme Evelyne Corbière Naminzo. Vous l’aurez compris, notre groupe votera ces amendements en faveur de l’imprescriptibilité civile.

Pourquoi ? Parce que nous vivons dans une société – il faut le redire – où un enfant est violé toutes les trois minutes ! Toutes les trois minutes ! Quel genre de société accepte cela ?

En votant ces amendements, nous poserions un interdit social. Qui voulons-nous protéger ? Il faut savoir, cela a été dit – les associations comme les médecins nous le disent –, que ces traumatismes, ces blessures physiques endurées dans l’enfance, sont des mutilations que l’on garde longtemps dans sa vie d’adulte.

J’entends l’argument selon lequel il sera compliqué d’établir le lien de causalité entre ces traumatismes et les faits visés, mais il faut se pencher sur des cas concrets : c’est le seul moyen de parler du réel.

J’ai reçu et entendu des victimes qui m’ont raconté avoir été violées par leur père, qui leur intimait de se taire et les menaçait de ne pas payer leurs études lorsqu’elles seraient devenues adultes. Voilà du concret ! Quelle preuve matérielle supplémentaire irait-on recueillir s’agissant d’une personne qui se trouve avoir été empêchée de poursuivre ses études ?

J’entends aussi que les procédures sont éprouvantes. Mais aucune victime qui libère sa parole et raconte son histoire n’est préservée des jugements : chacun sait, le cas échéant, à quoi il s’expose. Ces procédures éprouvantes, les victimes les vivent donc d’ores et déjà !

J’ai envie de faire le parallèle avec des discours qui me sont trop souvent rapportés lorsque je reçois dans ma permanence : on me fait le récit d’affaires de viol qui sont correctionnalisées. Autrement dit, on persuade des victimes d’accepter que leur affaire soit requalifiée afin d’être jugée devant le tribunal correctionnel,…

M. le président. Il faut conclure.

Mme Evelyne Corbière Naminzo. … au motif qu’il serait prétendument trop éprouvant pour elles d’aller aux assises.

M. le président. La parole est à M. Daniel Chasseing, pour explication de vote.

M. Daniel Chasseing. Je voterai pour l’imprescriptibilité.

Dans sa rédaction initiale, l’article 1er de la proposition de loi prévoyait de rendre imprescriptible l’action en responsabilité civile « en cas de préjudice causé par des tortures ou des actes de barbarie » – ce ne sont pas n’importe quels mots – « ou par des violences ou des agressions sexuelles commises contre un mineur ».

C’est ce que demandent les victimes. Cela vient d’être dit : on compte chaque année en France 160 000 enfants victimes de violences sexuelles.

Les traumatismes liés aux violences sont très difficiles à exprimer : cela peut prendre plusieurs dizaines d’années.

Cet article 1er ne vise pas la procédure pénale : il ne s’agit pas de mettre en place une imprescriptibilité pénale, laquelle est réservée aux crimes contre l’humanité – ce point est peut-être susceptible d’évoluer, mais c’est une autre question.

Il ne concerne pas non plus les personnes majeures : il ne vise que les personnes mineures.

Ma conviction est que nous devons voter cette imprescriptibilité.

M. le président. La parole est à Mme la rapporteure.

Mme Elsa Schalck, rapporteure. Je ne vais pas revenir sur les arguments qui ont été avancés par ma collègue rapporteure : on voit combien le débat est difficile et complexe – technique, aussi, car juridique.

Il nous a semblé, à la lumière d’un certain nombre de rapports et d’auditions, notamment de victimes, qu’il ne fallait toucher à la prescription que d’une main tremblante.

Je partage ce qui a été dit tout à l’heure par notre collègue Laurence Rossignol : il ne faut pas bidouiller. Or que fait-on ? On procède par ajustements, au gré des difficultés. Je pense à ce qui s’est passé quand on s’est rendu compte que l’action en responsabilité civile était transmise aux héritiers : pour lever la difficulté, on a rectifié l’amendement, mais, ce faisant, on touche au droit des successions. C’est exactement ce que les différents acteurs concernés nous disent de ne pas faire lorsque se pose la question de modifier le code civil, le code pénal ou, plus encore, le code de procédure pénale.

Nous avons tous à cœur, dans cet hémicycle, de défendre et de protéger l’ensemble des victimes, parmi lesquelles, évidemment, les victimes de violences sexuelles. Mais – l’argument a été avancé, il a son importance – il s’agira d’une procédure coûteuse. Je rappelle que l’avocat est obligatoire, au civil, en cas de préjudice corporel ou lorsque le préjudice est supérieur à 10 000 euros. Voilà qui change considérablement la donne.

J’ai entendu les arguments : on pourra dire à la victime qu’elle pourra potentiellement et théoriquement avoir accès à un juge. Mais si, après des années et des années – après des décennies, car c’est de cela qu’il s’agit ! –, le résultat n’est pas là, quel aura été le bénéfice de l’imprescriptibilité ? Il s’agit de bien davantage que d’un effet déceptif…

Je rappelle par ailleurs que les délais de prescription ont été allongés, au pénal comme au civil. La prescription extinctive ayant pour point de départ la date de consolidation du dommage – cela a été dit –, cela conduit, dans les faits, grâce à la jurisprudence, à des délais extrêmement importants.

J’entends aussi l’argument de la cohérence : trente ans au pénal, trente ans au civil. Mais, de part et d’autre, le point de départ de la prescription n’est pas le même : le délai ne court pas à compter de la même date – il faut en tenir compte.

Je rappelle enfin que, dans ce texte, nous instaurons pour la première fois une prescription glissante en matière pénale pour les majeurs victimes de viols. Un tel mécanisme avait été institué pour les mineurs par la loi du 21 avril 2021 ; nous l’étendons aux victimes majeures. C’est cette disposition qui, me semble-t-il, est la véritable avancée de cette proposition de loi.

M. le président. La parole est à Mme la présidente de la commission.

Mme Muriel Jourda, présidente de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et dadministration générale. Je souhaite m’exprimer, d’une part, sur la série d’amendements identiques sur l’imprescriptibilité et, d’autre part, sur la série d’amendements de repli identiques visant à porter de vingt à trente ans la prescription civile.

M’accordez-vous deux fois deux minutes, monsieur le président ?

M. le président. Volontiers, madame la présidente.

Mme Muriel Jourda, présidente de la commission des lois. Je vais rappeler quelques principes.

Il en a été beaucoup question, mais je veux apporter à mon tour mon soutien à la position de nos rapporteures.

En fait de prescription, nous parlons de la prescription possible de deux actions : l’action civile, l’action pénale.

L’action civile, tout d’abord : c’est l’action qui permet à une victime d’obtenir l’indemnisation de son préjudice.

L’action pénale, ensuite : c’est l’action qui permet à une victime de déclencher une enquête pénale, portant sur des faits constitutifs d’une infraction, c’est-à-dire d’un trouble à l’ordre public. Dans le cadre de cette procédure, elle pourra éventuellement obtenir aussi l’indemnisation de son préjudice.

Il existe donc une action civile et une action pénale, qui sont de natures sensiblement différentes.

La prescription dont il est ici question, c’est la prescription que l’on appelle « extinctive », qui consiste à laisser passer un laps de temps à l’issue duquel il ne sera plus possible pour la victime d’engager une action, donc de faire reconnaître ses droits. Cela vaut, j’y insiste, pour l’action civile comme pour l’action pénale.

Il est des règles, dans le droit, qui sont purement techniques et il en est d’autres qui ont un fondement.

La prescription a un fondement ; elle en a même deux.

Le premier est assez pragmatique : plus le temps passe, moins il sera facile d’apporter la preuve des faits allégués devant une juridiction. Cette première règle, en quelque sorte, tient au réel.

La deuxième tient à la vision que l’on peut avoir des rapports sociaux et à la façon dont on souhaite pacifier la société. Lorsqu’une personne peut se prévaloir d’un droit, mais ne le fait pas pendant un laps de temps suffisamment long, une forme de droit à l’oubli s’instaure : cette action qui aurait pu être mise en œuvre ne l’a pas été.

Il existe bel et bien dans le droit français une imprescriptibilité : elle porte uniquement – cela a été rappelé – sur la répression pénale de deux infractions gravissimes, qui sont le génocide et le crime contre l’humanité.

Ces cas spécifiques ne se heurtent à aucune des deux difficultés que je viens de mentionner : ils dérogent aux deux fondements de la prescription.

Premièrement, un crime contre l’humanité ou un génocide est suffisamment massif pour qu’on puisse toujours en apporter la preuve.

Deuxièmement – et ce n’est pas la moindre des objections à l’imprescriptibilité –, les crimes contre l’humanité et les génocides ne doivent pas être oubliés. C’est même l’inverse ! D’ailleurs, nous les commémorons régulièrement. Il ne saurait y avoir de droit à l’oubli s’agissant de l’imprescriptible, car, alors – précisément –, il ne faut pas oublier.

Deux points d’attention, donc : ne mélangeons pas l’action civile et l’action pénale ; gardons à l’esprit que l’action pénale, lorsqu’elle est imprescriptible, repose sur un fondement spécifique, par où se trouve inversée la logique valant pour les actions prescrites.

C’est un sujet auquel nous accordons tous une importance particulière, d’autant que le travail sur les victimes d’agressions sexuelles, notamment sur les mineurs, a démontré qu’on ne pouvait pas traiter ces infractions comme les autres en raison de leurs répercussions sur le plan psychologique. Tout cela est déjà acté.

En matière civile, cela a été rappelé, le point de départ de l’action – la longueur de l’action est une chose, mais c’est le point de départ qui est important – est la consolidation. Qu’est-ce que la consolidation ? C’est une notion de droit désignant la situation d’une victime insusceptible d’évolution, favorable ou défavorable. La consolidation correspond à la stabilisation de la situation de la victime, ce qui peut mettre un certain temps à intervenir.

Mme la ministre estime qu’il s’agit d’un point de départ trop aléatoire. Mais la prescription civile a un point de départ aléatoire par nature. Il faut, comme le prévoit le code civil, que la personne qui veut agir ait connu ou ait été en situation de connaître les faits qui permettent d’agir. Le fait que le point de départ soit fluctuant ne saurait donc constituer, à mon sens, un argument de droit. La consolidation est un point de départ fluctuant, comme tous les points de départ en matière de prescription civile.

Surtout, ne nous trompons-nous pas en agissant sur la prescription civile plus que sur l’aspect pénal ? Cela a été rappelé à de multiples reprises, l’action civile nécessitera toujours comme préalable la mise en œuvre d’un dossier qui apportera des preuves. Or il est extrêmement difficile, dans les matières dont nous parlons, d’obtenir des preuves.

En revanche, en cas de plainte au pénal, l’enquête se fait avec des moyens que la victime, son avocat et le juge civil n’ont pas, mais qui permettront d’établir la réalité de l’infraction et d’obtenir une condamnation, puis une indemnisation.

Or, et j’en finirai par là, il existe une règle de droit relativement classique que l’on apprend en première année de droit, una via electa : quand vous avez choisi l’action civile, vous ne pouvez plus aller au pénal.

Ne laissons pas les victimes choisir l’action civile, car cela les empêchera ensuite de mettre en œuvre l’action pénale. Or il sera plus raisonnable d’opter pour l’action pénale que pour l’action civile. Il y a un certain temps, une notion de droit a été mise en place tout à fait pertinemment pour les mineurs : la prescription glissante. Elle permet de repousser dans le temps la prescription afin que l’infraction puisse être poursuivie. Nous l’avons tous dit dans la discussion générale, cette mesure doit être étendue aujourd’hui aux majeurs.

Quoi qu’il en soit, ne bouleversons pas l’intégralité des règles de droit : le résultat risquerait d’être contre-productif pour les victimes. Facilitons l’action pénale et laissons de côté l’action civile, qui n’est pas le vrai combat.