EXAMEN EN COMMISSION
Réunie le mardi 14 mai 2024, sous la présidence de M. Cédric Perrin, président, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a procédé à l'examen du rapport pour avis de M. Claude Malhuret sur la proposition de loi n° 479 (2023-2024) visant à prévenir les ingérences étrangères en France.
M. Cédric Perrin, président. - Mes chers collègues, nous examinons aujourd'hui le rapport pour avis de notre collègue Claude Malhuret sur la proposition de loi visant à prévenir les ingérences étrangères en France. Je souhaite la bienvenue à Agnès Canayer, rapporteur au fond pour la commission des lois.
M. Claude Malhuret, rapporteur pour avis. - Notre commission s'est saisie pour avis de la proposition de loi visant à prévenir les ingérences étrangères en France, qui sera examinée au fond demain par la commission des lois. Je tiens à remercier ma collègue rapporteur, Agnès Canayer, qui m'a associé à son programme d'auditions. Je précise d'emblée que je partage avec elle mes principales conclusions sur ce texte en vue de la discussion en séance publique, qui aura lieu mercredi 22 mai prochain. J'y reviendrai après une brève présentation du contexte et du dispositif de cette proposition de loi.
Ce texte, déposé à l'Assemblée nationale par notre collègue député Sacha Houlié, présente la particularité de mettre en oeuvre certaines recommandations du rapport de la délégation parlementaire au renseignement (DPR) qu'il a présidé au cours de la session précédente 2022-2023. Ce rapport avait pour thème principal la lutte contre les ingérences étrangères sur les intérêts français sur le territoire national et à l'étranger. Il dresse un panorama de l'état de la menace, notamment russe et chinoise, et propose des mesures ciblées pour améliorer le cadre légal de la contre-ingérence, c'est-à-dire mieux détecter et entraver les activités d'ingérences de puissances étrangères.
N'étant pas membre de cette délégation, à la différence de certains de nos collègues, dont Agnès Canayer, Gisèle Jourda et Cédric Perrin ici présents, je ne connais, pour ma part, que la version publique du rapport, dont certains passages et certaines recommandations sont classifiés. Je peux toutefois relever qu'il a été cosigné par notre collègue Christian Cambon, alors vice-président de la DPR pour le Sénat, et souligner que ce rapport a été adopté à l'unanimité des membres de cette instance interparlementaire. Malgré cette unanimité, on peut regretter que le texte n'ait été déposé et cosigné que par Sacha Houlié et les deux autres députés Renaissance membres de la DPR - Thomas Gassilloud et Constance Le Grip -, sans associer les sénateurs à un dépôt commun du texte dans chaque assemblée. Agnès Canayer m'a fait part de son étonnement à ce sujet, qui est, me semble-t-il, partagé par Christian Cambon et Cédric Perrin. Pour autant, la démarche n'entache pas, selon elle, le bien-fondé des mesures proposées.
Sur le fond, le texte reprend les quatre principales propositions du rapport. L'article 1er prévoit la création d'un répertoire numérique des représentants d'intérêts agissant pour le compte d'un mandant étranger - je précise que la formule « représentants d'intérêts » ne devrait pas être utilisée afin d'éviter toute confusion avec la loi Sapin 2 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique. Il s'agit de l'instauration d'un dispositif législatif ad hoc de prévention des ingérences étrangères, sur le modèle de la loi américaine dite « FARA » (Foreign Agents Registration Act). Cette loi a été votée par le Congrès en 1938 pour contrer les « puissances de l'Axe » de l'époque, notamment la propagande nazie. Cette législation a inspiré plus récemment le Canada, l'Australie en 2018 et le Royaume-Uni en 2023.
Il s'agit de rendre obligatoire l'enregistrement des acteurs influant sur la vie publique française pour le compte d'une puissance étrangère et de les soumettre à une série d'obligations déontologiques. Aux États-Unis, le dernier relevé d'inscription au registre du FARA date de 2021 et fait état de 492 déclarants actifs représentant 749 mandants étrangers. En cas de violation de l'obligation de déclaration, l'agent s'expose à une peine d'emprisonnement de quatre ans et à 250 000 dollars d'amende. Entre 1988 et 2020, le département de la justice américain a engagé 13 procédures pénales contre 14 organisations ou individus, qui se sont conclues par 13 condamnations.
Pour la France, le registre serait tenu par la Haute Autorité pour la transparence de la vie politique (HATVP) dans un registre distinct de celui des lobbyistes prévu par la loi Sapin 2, lequel comportait 2 476 représentants d'intérêts inscrits au répertoire numérique géré par la Haute Autorité en 2021. La proposition de loi punit le manquement à l'obligation d'inscription de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende.
Comme ma collègue Agnès Canayer, je souscris à la nécessité de clarifier l'articulation entre ce répertoire et le dispositif issu de la loi « Sapin 2 », pour mieux distinguer les agents agissant pour le compte d'une puissance étrangère des représentants d'intérêts au sens classique du droit existant. Il doit s'agir de deux registres différents sans risque d'ambiguïté, ce qui n'apparaît pas si clairement dans le texte proposé par l'Assemblée nationale : je présente un amendement en ce sens, commun avec la rapporteure de la commission des lois.
L'article 2 prévoit la remise d'un rapport au Parlement sur l'état des menaces qui pèsent sur la sécurité nationale en raison d'ingérences étrangères. Il a été amendé à l'Assemblée nationale pour prévoir une remise tous les deux ans, et non chaque année. Il pourrait donner lieu à un débat en séance publique, sans vote.
L'article 3 étend aux cas d'ingérence étrangère la technique dite de l'algorithme, jusqu'alors réservée aux services de renseignement dédiés à la prévention du terrorisme. L'Assemblée nationale a allongé la durée de l'expérimentation à quatre ans et a prévu que le rapport d'évaluation de l'expérimentation détaille les conséquences de l'élargissement des finalités justifiant le recours à cette technique.
Deux précisions peuvent être apportées quant à l'évaluation et au contrôle de cette mesure. Premièrement, l'évaluation de l'efficacité de la technique de l'algorithme est en soi une gageure puisqu'elle est classifiée dans leur modus operandi. Le contexte de la loi de 2015 qui a autorisé l'usage de l'analyse algorithmique des données de connexion puis des consultations d'URL en matière de prévention du terrorisme a considérablement changé. En effet, il s'agissait originellement de détecter par la technique de l'algorithme des comportements liés à la menace exogène des retours de terroristes du théâtre syro-irakien. Or les modes opératoires ont évolué vers des profils très variés, avec des individus parfois inconnus des services et parfois déséquilibrés, difficiles à définir et modéliser dans des algorithmes.
Cette technique serait, selon nos auditions, plus adaptée à la détection des opérations d'ingérences qui font appel à des modes opératoires normés et détectables selon les pays d'origine de la menace, qu'il s'agisse d'attaques cyber, de fermes à trolls en matière de désinformation ou encore d'espionnage. Il sera par ailleurs toujours difficile d'en rendre publique l'efficacité, mais, à l'instar de la prévention du terrorisme, il ne fait plus de doute que cyberattaques, manipulation de l'information et menaces hybrides font partie de l'arsenal de puissances étrangères malveillantes qui en veulent à nos intérêts.
Deuxièmement, il est légitime, face à cette situation nouvelle, de se doter de nouveaux outils. À cet égard, il existe un double contrôle sur la validation des algorithmes et la levée de l'anonymat en cas de détection par la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), dont notre collègue Charles Darras est membre.
L'article 4 prévoit la possibilité de procéder au gel des fonds et des ressources économiques des personnes se livrant à des actes d'ingérence. Il s'agit d'une mesure administrative nationale qui existe déjà en matière de terrorisme. L'étendre au domaine des ingérences soulève des réticences compréhensibles en termes d'attractivité bancaire de la France. Toutefois, le signal politique fort d'une telle mesure doit être soutenu, au même titre que les sanctions européennes de gel des avoirs russes ou encore de ceux des membres des gardiens de la révolution en Iran.
En outre, deux articles additionnels ont été adoptés par l'Assemblée nationale : un article 1er bis impose aux laboratoires d'idées - think tanks - de déclarer les dons et versements étrangers, tandis qu'un article 5 prévoit les modalités d'application des dispositions de la proposition de loi en Polynésie française, en Nouvelle-Calédonie et dans les îles Wallis et Futuna. Ils se justifient et n'appellent pas d'observation de ma part.
Sur l'économie générale de ce texte, je veux rappeler qu'il s'agit de mesures ciblées et relativement limitées. Ce texte n'épuise pas le sujet, ni au sens de la fonction d'influence appelée à devenir un objectif stratégique tel que défini par la revue nationale stratégique de 2022, ni au sens des recommandations de plusieurs rapports du Sénat comme de l'Assemblée nationale. Je pense, d'une part, au rapport d'information Gattolin sur les influences étrangères dans le milieu académique et universitaire, dont la DPR reprend de nombreuses propositions pour renforcer la protection du patrimoine scientifique et technologique de la Nation, ou de la commission d'enquête sur l'utilisation du réseau social TikTok dont j'ai été le rapporteur, sous la présidence de notre collègue Mickaël Vallet. À l'Assemblée nationale, le rapport de Constance Le Grip a également proposé des recommandations sur le thème des ingérences étrangères.
D'autre part, sur l'initiative de notre collègue Rachid Temal et du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, le Sénat a lancé une commission d'enquête sur les politiques publiques face aux opérations d'influences étrangères visant notre vie démocratique, notre économie et les intérêts de la France sur le territoire national et à l'étranger, afin de doter notre législation et nos pratiques de moyens d'entraves efficients pour contrecarrer les actions hostiles à notre souveraineté. Là encore, cette proposition de loi ne me semble pas préempter ces travaux et les recommandations qui en résulteront : je ne doute pas que ces dernières embrasseront un champ plus large.
Je vous propose en conséquence d'émettre un avis favorable à la proposition de loi, sous réserve de l'adoption de trois amendements communs avec ceux de la rapporteure de la commission des lois et en rappelant que la rédaction qui sera soumise au Sénat sera celle qui sera adoptée demain par la commission des lois.
EXAMEN DES ARTICLES
Article 1er
M. Claude Malhuret, rapporteur pour avis. - L'amendement ETRD.4 vise à distinguer plus clairement le nouveau répertoire propre aux activités d'influence étrangère par opposition au répertoire existant institué par la loi dite « Sapin 2 », en supprimant systématiquement la référence à la notion de « représentant d'intérêts », qui n'est pas adaptée à la qualification d'activités d'influence étrangère.
L'amendement ETRD.4 est adopté.
M. Claude Malhuret, rapporteur pour avis. - L'amendement ETRD.5 vise à adapter et à étendre la liste des personnes avec lesquelles l'entrée en communication de l'agent d'influence donne lieu à obligation déclarative, en ajoutant aux représentants d'intérêts de la loi Sapin 2 les anciens Présidents de la République, les anciens membres du Gouvernement et les anciens députés ou anciens sénateurs, pour une durée limitée à cinq ans après l'expiration de leur mandat.
Par ailleurs, il a pour objet d'abaisser de 100 000 habitants à 20 000 habitants le seuil au-delà duquel l'entrée en contact avec les élus locaux des collectivités comme des groupements déclenche ces mêmes obligations. Enfin, il est proposé d'ajouter à cette même liste les candidats déclarés à une élection nationale - les élections législatives ou l'élection présidentielle - à compter de la publication officielle des listes des candidats déclarés, ainsi que les dirigeants de partis politiques.
M. Pascal Allizard. - Pourquoi ne pas avoir mentionné les députés européens ?
M. Claude Malhuret, rapporteur pour avis. - Il me semble que la formule « anciens députés » englobe les députés européens.
M. Mickaël Vallet. - Je me demande s'ils ne sont pas considérés comme des représentants de la France au Parlement européen et non pas comme des députés - sans minorer l'importance de leur mandat.
Mme Agnès Canayer, rapporteur de la commission des lois. - Les critères permettant de définir un acteur d'influence intègrent un élément intentionnel, à savoir le fait d'agir auprès d'une autorité publique ou sur la conduite d'une politique publique ou d'agir sur l'édiction d'une loi, d'un règlement ou d'une décision individuelle. Je pense que les députés européens sont exclus de cette définition puisqu'ils n'interviennent pas directement dans l'édiction de la loi.
M. Bruno Sido. - Je ne partage pas cet avis : la politique agricole est européenne et des agents peuvent fort bien tenter d'influencer les députés européens afin de l'orienter, par exemple vers une réduction de la production de blé qui pourrait profiter à la Russie.
M. Claude Malhuret, rapporteur pour avis. - Nous sommes d'accord sur le principe et l'essentiel des catégories visées. Je vous propose donc de voter l'amendement actuel et que la commission des lois approfondisse ce point demain. De plus, des amendements de séance pourront introduire des changements si besoin.
Mme Annick Girardin. - Vous avez évoqué une durée de cinq ans, alors que la HATVP applique la plupart du temps une durée de trois ans pour les ministres en matière de conflits d'intérêts : ne pourrions-nous pas harmoniser les dispositifs ?
Mme Agnès Canayer, rapporteur de la commission des lois. - Une durée de trois ans est fixée en matière de déontologie, tandis qu'elle est de cinq ans pour les ingérences étrangères. Selon Didier Migaud, il s'agit de la période durant laquelle les responsables politiques peuvent encore exercer une influence.
Mme Gisèle Jourda. - Nous exprimons les plus vives réserves sur cet amendement, qui entre en collision avec l'un des amendements que nous déposerons. Nous ne participerons donc pas au vote sur cet amendement.
L'amendement ETRD.5 est adopté.
Article 4
M. Claude Malhuret, rapporteur pour avis. - L'amendement ETRD.6 que je vous soumets, toujours en commun avec Agnès Canayer, vise à recentrer le champ d'application du gel des avoirs et des actifs prévu par la proposition de loi. Il s'agit de conserver un dispositif administratif, lequel sera complété par un dispositif pénal sous forme d'un article additionnel que la commission des lois examinera.
L'amendement ETRD.6 est adopté.
M. Jean-Baptiste Lemoyne. - Je reviens sur la remise au Parlement d'un rapport sur l'état des menaces prévu à l'article 2. Il s'agit là aussi de s'inspirer des pratiques d'outre-Atlantique et plus précisément du rapport ATA (Annual Threat Assessment). La mesure faisait également partie des recommandations issues des travaux de la commission des affaires économiques consacrés l'année dernière à l'intelligence économique.
D'ici à la séance, nous vous proposerons peut-être d'intégrer une autre recommandation de cette mission d'information visant à ce que le rapport du Gouvernement consacré au contrôle des investissements étrangers en France puisse donner lieu à un débat parlementaire. Nous nous livrerons d'ailleurs à cet exercice en avant-première le 29 mai prochain, puisque ce point est inscrit à l'ordre du jour de nos travaux en séance publique. Les menaces économiques, technologiques ou scientifiques qui pèsent notamment sur notre patrimoine industriel sont liées à cet article 2.
M. Cédric Perrin, président. - Je remercie les rapporteurs. Fortement préoccupée par les ingérences étrangères, la DPR a remis un rapport sur ce sujet l'an dernier. Le fait que l'Assemblée nationale ait pris cette initiative sans concertation avec le Sénat est contraire à l'usage, s'agissant de la DPR et m'a donc conduit à saisir le président de la commission des lois de l'Assemblée nationale sur ce point : en effet, il est d'usage que les travaux de la DPR soient conduits de manière collégiale, en associant députés et sénateurs et tel n'a pas été le cas pour les suites données à ce rapport, ce dont nous nous sommes fortement émus.
La commission émet un avis favorable à l'adoption de la proposition de loi, sous réserve de l'adoption de ses amendements.
La réunion est close à 17 h 55.