B. UNE INCONSTITUTIONNALITÉ QUI RESTE SUJETTE À DÉBAT

1. Une prérogative exclusive de l'exécutif ?

Or, s'agissant du candidat aux fonctions de membre de la Commission européenne, cette analyse ne convainc pas totalement.

Le secrétariat général du gouvernement soutient que « la décision par laquelle les autorités françaises arrêtent le choix d'un candidat constitue une décision individuelle, prise en considération de la personnalité et des qualités d'un candidat pour exercer des fonctions identifiées, et concluant l'étape nationale de la procédure de nomination », ce qui l'assimilerait à un acte de nomination, dont la compétence appartient exclusivement à l'exécutif.

La compétence de nomination de la Commission européenne ne figure toutefois pas dans la Constitution mais dans le traité sur l'Union européenne. Tandis que les membres de la Cour des comptes européenne sont nommés collégialement par le Conseil, après consultation du Parlement européen, « conformément aux propositions faites par chaque État membre »13(*), et que les juges et les avocats généraux du Tribunal et de la Cour de justice de l'Union européenne sont « nommés d'un commun accord par les gouvernements des États membres pour six ans »14(*), les membres de la Commission européenne sont choisis par le Conseil et le président élu de la Commission sur la base des « suggestions faites par les États membres » ; le Conseil n'est ensuite titulaire que de la faculté de proposer un collège à l'approbation du Parlement européen, approbation sur la base de laquelle la Commission est nommée effectivement par le Conseil européen15(*).

La manifestation de volonté contenue dans le choix d'un candidat à un poste de commissaire semble emporter trop peu de conséquences certaines pour que l'on puisse y voir le support d'un acte de nomination, si du moins l'on s'en tient à la doctrine administrativiste française qui, depuis l'école de Bordeaux, définit une nomination comme un « acte individuel attributif d'une situation générale et impersonnelle »16(*).

Le candidat italien Rocco Buttiglione avait ainsi été poussé à la démission avant le vote du Parlement européen en 2004, de même que la candidate bulgare Roumiana Jeleva en 2009, la candidate slovène Alenka Bratuek en 2014, ou la candidate française Sylvie Goulard en 2019. Que l'on puisse interpréter largement la notion de « suggestions faites par les États membres », on s'en convaincra en observant qu'en juillet 2024, les gouvernement irlandais et bulgares ont été pressés par la présidente réélue de la Commission de proposer une liste contenant au moins deux candidats, dont un homme et une femme, au sein de laquelle elle se réservait la possibilité de choisir, afin de garantir la parité du futur collège.

L'emploi que le candidat est appelé à exercer n'est pas, non plus, facilement rattachable aux catégories contenues dans la Constitution. L'article 13 donne en effet au président de la République une compétence de principe de nommer « aux emplois civils et militaires de l'État » ; l'article 21 confie au Premier ministre la compétence résiduelle de nommer « aux emplois civils et militaires ». Cette dernière compétence est un corollaire de sa mission générale de diriger l'action du gouvernement, lequel détermine et conduit la politique de la Nation, et dispose pour ce faire de l'administration.

Le SGG admet que, les fonctions visées par le texte n'étant pas des emplois « de l'État », la compétence du Premier ministre se justifierait, mais que, « au moins équivalentes en termes de prérogatives et de responsabilités » à celles qui font l'objet de nominations en conseil des ministres ou par décret présidentiel, elles appellent plutôt la compétence du Président de la République. Cette question a son importance, notamment dans les périodes de cohabitation, et même si l'histoire récente a, dans toutes les configurations, témoigné de la bonne collaboration fonctionnelle des deux têtes de l'exécutif pour le choix d'un candidat.

2. Une procédure ad hoc ?

Mais le fait que le commissaire européen ne soit pas un emploi « de l'État » est, bien davantage, un argument au soutien du caractère ad hoc de cette procédure.

Le pouvoir de nomination appartient à l'exécutif car, depuis l'âge classique, les juristes y voient l'une des plus importantes marques de souveraineté. L'exécutif en dispose car, juridiquement, il dirige l'administration et, politiquement, il exerce une magistrature d'influence ou un pouvoir de contrôle de secteurs clés au sein de l'État17(*).

Or le commissaire européen occupe la fonction où s'incarne par hypothèse la perte de souveraineté. La Commission européenne « promeut l'intérêt général de l'Union », exerce « ses responsabilités en pleine indépendance », ses membres ne sollicitent ni n'acceptent « d'instructions d'aucun gouvernement, institution, organe ou organisme »18(*), et détient seule l'initiative du droit matériel qui s'impose ensuite aux États membres, contraignant la fonction législative du Parlement dans de très nombreux domaines. La science politique n'a en conséquence pas cessé de documenter la transformation progressive de la fonction de commissaire européen : naguère technocrate discret, ce sont désormais de véritables responsables politiques chargés de ce qui ressemble toujours plus à un programme de gouvernement19(*).

C'est pourquoi ranger à toute force le choix du commissaire européen dans les cases de l'article 13 pour conforter la prérogative présidentielle a quelque chose de paradoxal.

À tout prendre, compte tenu de la distance de ces considérations à la volonté du constituant de 1958 et de la discrétion de la doctrine publiciste sur cette question précise20(*), il ne serait pas moins fondé de prétendre asseoir la procédure de choix du commissaire européen sur l'article 88-1 de la Constitution, qui dispose que « la République participe à l'Union européenne », et sur son article 5, qui fait du président de la République le gardien du respect des traités. Celui-conserverait ainsi sa faculté formelle de décision, mais au terme d'une procédure qui pourrait associer le Parlement.

Pourrait même ainsi perdurer l'usage qui veut que son courrier informant le président élu de la Commission européenne du choix d'un candidat porte la formule « La France désigne... », et ce, avec davantage de légitimité.


* 13 Article 286, paragraphe 2, du TFUE.

* 14 Article 19, paragraphe 2, du TUE.

* 15 Article 17, paragraphe 7, du TUE : « le Conseil, d'un commun accord avec le président élu [de la Commission européenne], adopte la liste des autres personnalités qu'il propose de nommer membres de la Commission. Le choix de celles-ci s'effectue, sur la base des suggestions faites par les États membres. [...] Le président, le haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité et les autres membres de la Commission sont soumis, en tant que collège, à un vote d'approbation du Parlement européen. Sur la base de cette approbation, la Commission est nommée par le Conseil européen, statuant à la majorité qualifiée. »

* 16 LAUBADERE A. [de], Traité de droit administratif, § 29, LGDJ, 1992, 9e éd., t. II, p. 30, cité par Benoît Montay, Le pouvoir de nomination de l'Exécutif sous la Ve République, mémoire publié sur Jus Politicum, 2013, p. 7.

* 17 Voir notamment Benoît Montay, Le pouvoir de nomination de l'Exécutif sous la Ve République, mémoire publié sur Jus Politicum, 2013.

* 18 Article 17, paragraphe 3, du TUE.

* 19 Voir notamment : J. Joana et A. Smith, Les commissaires européens. Technocrates, diplomates ou politiques ?, Paris, Presses de Sciences Po, 2002 ; ou encore Le Commissaire européen. Un responsable politique de l'Union européenne, thèse soutenue en novembre 2014 à l'université de Montpellier par Benoît de la Lande de Calan sous la direction de Christophe Maubernard (non consultée).

* 20 Il est par exemple intéressant d'observer que les travaux universitaires récents sur les pouvoirs de nomination n'évoquent quasiment pas le choix du commissaire européen. Voir le mémoire de Benoît Montay précité, ou la thèse de Lucie Sponchiado sur « la compétence de nomination du Président de la République », soutenue en juillet 2015 à l'université Paris 1 Panthéon Sorbonne.

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