2. ...Qui ne garantit plus l'autonomie fiscale et financière des collectivités locales
a) Un renforcement de la compétence législative
En dépit de la règle procédurale posée tant par l'article 34 que par l'article 72 de la Constitution, très peu de compétences locales avaient été à proprement parler définies par la loi jusqu'en 1983.
Jusqu'à cette date, la répartition des compétences reposait sur la combinaison de la " clause générale " de compétences, reconnue aux communes et aux départements, et de la pratique de la tutelle qui permettait à l'Etat d'ajuster au coup par coup les compétences locales.
Face aux transferts de charges subis par les collectivités locales, la notion d'" affaires locales " à laquelle renvoyaient en fait les grandes lois de 1871 pour le département et de 1884 pour la commune, s'était révélée peu protectrice. Ce constat avait pleinement justifié la demande pressante et légitime des élus locaux d'une clarification des relations financières entre l'Etat et les collectivités locales.
Pour parvenir à cette clarification, le rôle de la loi était apparue comme prédominant. C'est ainsi que le rapport " Vivre ensemble ", établi en 1976 par M. Olivier Guichard, constatait que " seule la loi peut intervenir pour déplacer entre l'Etat et les collectivités locales les responsabilités et les moyens de les exercer ".
Ce rôle privilégié du législateur résultait également de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Celui-ci avait affirmé cette compétence pour créer ou supprimer des ressources locales ( décision n° 68-35 DC du 30 janvier 1968 ) ou encore pour transférer à l'Etat des compétences jusque là exercées par une collectivité locale ( décisions n° 70-63 L du 9 juillet 1970 et n° 71-70 L du 23 avril 1971 ).
Traduisant cette orientation, la loi n° 82-213 du 2 mars 1982 renvoyait à des lois ultérieures le soin de déterminer " la répartition des compétences entre les communes, les départements et les régions, ainsi que la répartition des ressources publiques résultant des nouvelles règles de la fiscalité locale et des transferts de crédits de l'Etat aux collectivités territoriales (...) ".
Les lois n° 83-8 et 83-663 des 7 janvier et 22 juillet 1983 ont concrétisé ces dispositions en ce qui concerne les compétences. En revanche, comme votre rapporteur l'a déjà souligné, la réforme de la fiscalité locale, toujours différée, a cédé la place à un processus de démantèlement progressif de celle-ci.
En théorie, l'affirmation de la compétence législative aurait pu apparaître comme une garantie suffisante pour prémunir les collectivités locales contre des transferts de charges non prévus et non compensés et pour préserver leur financement prioritaire par la fiscalité locale.
L'expérience a mis en lumière que cette protection était insuffisante, la loi ordinaire -dans le silence de la Constitution- pouvant défaire ce qu'elle a elle-même prescrit.
b) Une protection insuffisante
Dès 1976, le rapport " Vivre ensemble " s'était interrogé sur le point de savoir si le développement des responsabilités locales ne devait pas être garanti par la Constitution, à travers une modification des articles 34 et 72.
Après avoir consacré la valeur constitutionnelle du principe de libre administration, sans se référer à une disposition constitutionnelle précise ( décision n° 79-104 DC du 23 mai 1979 ), le Conseil constitutionnel a veillé au respect de ce principe au cas par cas.
Il a ainsi précisé que le principe de libre administration impliquait que chaque collectivité territoriale " dispose d'un conseil élu doté d'attributions effectives " ( décisions n° 85-196 DC du 8 août 1985 et n° 87-241 du 19 janvier 1988 ).
Le Conseil constitutionnel a également considéré que le législateur ne pouvait imposer aux collectivités locales des contraintes excessives ( décisions n° 83-168 DC du 20 janvier 1984 et n° 98-407 DC du 15 janvier 1998) et qu'il ne pouvait rester en-deçà de ses compétences en renvoyant à une convention conclue entre collectivités le soin de fixer les conditions d'exercice des compétences ( décision n° 95-358 DC du 26 janvier 1995 ). Il a estimé que la liberté contractuelle des autorités locales ne pouvait subir " sans justification appropriée, une contrainte excessive " ( décision n° 92-316 DC du 20 janvier 1993 ). Il a jugé non conforme la faculté reconnue au représentant de l'Etat de provoquer la suspension des actes des collectivités locales pendant trois mois (décision n° 92-316 DC du 20 janvier 1993 ).
En matière financière , le Conseil constitutionnel a posé les limites dans lesquelles le législateur pouvait imposer des charges aux collectivités locales. Il a ainsi précisé que " si le législateur est compétent pour définir les catégories de dépenses qui revêtent pour les collectivités territoriales un caractère obligatoire (...), toutefois les obligations ainsi mises à la charge d'une collectivité territoriale doivent être définies avec précision quant à leur objet et à leur portée et ne sauraient méconnaître la compétence propre des collectivités territoriales ni entraver leur libre administration ".
S'agissant des ressources , le Conseil constitutionnel a établi que " le législateur peut déterminer les limites à l'intérieur desquelles une collectivité territoriale peut être habilitée à fixer elle-même le taux d'une imposition établie en vue de pourvoir à ses dépenses " ( décision n° 90-277 DC du 25 juillet 1990 ).
Il a clairement affirmé que " les règles posées par la loi ne sauraient avoir pour effet de restreindre les ressources fiscales des collectivités territoriales au point d'entraver leur libre administration " ( décision n° 91-298 DC du 24 juillet 1991 ).
La haute juridiction a appliqué cette solution à la ponction pouvant être opérée par l'Etat sur les ressources d'une collectivité au profit d'une autre en énonçant les conditions qui s'imposent au législateur : un tel prélèvement ne peut être opéré " qu'à titre exceptionnel et ne doit concerner qu'une partie de l'impôt local ; il doit être défini avec précision quant à son objet et à sa portée ; il ne doit pas avoir pour conséquence d' entraver la libre administration des collectivités concernées " ( décision n° 91-291 DC du 6 mai 1991 ).
Sa jurisprudence a par ailleurs précisé les conditions dans lesquelles le législateur pouvaient amputer une partie des ressources fiscales des collectivités locales.
La décision n° 91-298 DC du 24 juillet 1991 a admis la suppression de l'affectation à la ville de Paris du prélèvement de 1% sur les sommes engagées au pari mutuel, après avoir constaté " qu'eu égard au montant du prélèvement en cause par rapport à l'ensemble des recettes de fonctionnement du budget de la ville de Paris, sa suppression n'est pas contraire au principe de libre administration des collectivités territoriales ".
La décision n° 98-405 DC du 29 décembre 1998 relative à la loi de finances pour 1999 a écarté en ces termes le grief d'inconstitutionnalité formulé à l'encontre de la suppression de la part " salaires " de la taxe professionnelle, soit le tiers des bases de cette taxe :
" Considérant que si, en vertu de l'article 72 de la Constitution, les collectivités territoriales " s'administrent librement par des conseils élus ", chacune d'elles le fait " dans les conditions prévues par la loi " ; que l'article 34 de la Constitution réserve au législateur la détermination des principes fondamentaux de la libre administration des collectivités locales, de leurs compétences et de leurs ressources, ainsi que la fixation des règles concernant l'assiette, le taux et les modalités de recouvrement des impositions de toute nature ;
" Considérant que, toutefois, les règles posées par la loi, sur le fondement de ces dispositions ne sauraient avoir pour effet de restreindre les ressources fiscales des collectivités territoriales au point d' entraver leur libre administration ;
" Considérant qu'en contrepartie de la suppression progressive de la part salariale de la taxe professionnelle, la loi institue une compensation dont le montant, égal, en 1999, à la perte de recettes pour chaque collectivité locale, sera indexé par la suite sur le taux d'évolution de la dotation globale de fonctionnement, avant d'être intégré dans cette dernière à partir de 2004 et réparti selon les critères de péréquation qui la régissent ; que ces règles n'ont pour effet ni de diminuer les ressources globales des collectivités locales ni de restreindre leurs ressources fiscales au point d'entraver leur libre administration ".
De cette décision, il ressort que le Conseil constitutionnel s'attache à vérifier le maintien des ressources globales , permettant aux collectivités locales d'exercer les compétences qui leur sont dévolues par la loi. Il contrôle l'existence, le quantum et la pérennité de la compensation instituée. Il avait déjà considéré, dans une décision antérieure, que la mise en place d'une compensation des pertes de recettes des collectivités locales qui résulteraient d'une mesure législative n'était pas de nature à entraver leur libre administration ( décision n° 94-358 DC du 26 janvier 1995 ).
Mais sa jurisprudence fait également clairement ressortir qu'il existe une limite à la restriction des ressources fiscales par le législateur.
Les collectivités doivent disposer d'une marge de manoeuvre dans la fixation du montant de leurs recettes. Elles doivent pouvoir moduler ces dernières par le vote du taux des impôts qui leur sont affectés.
Le Conseil constitutionnel écarte donc la thèse soutenue par le Gouvernement dans ses observations sur la saisine de la loi de finances pour 1999, thèse selon laquelle " la libre administration repose essentiellement, pour être effective, sur la libre disposition des sommes nécessaires à l'exercice de leurs compétences par les collectivités locales. Aucune règle constitutionnelle n'implique de privilégier une catégorie de ressources par rapport à une autre ".
La décision n° 2000-432 DC du 12 juillet 2000 relative à la loi de finances rectificative pour 2000, qui n'a pas considéré que la suppression de la part régionale de la taxe d'habitation constituait une entrave à la libre administration, a donné un nouvel éclairage sur la portée du dispositif constitutionnel relatif à la libre administration des collectivités territoriales. Après un considérant qui rappelle les dispositions constitutionnelles applicables dans les mêmes termes que la décision du 29 décembre 1998 précitée, elle établit que :
" Considérant, toutefois, que les règles posées par la loi sur le fondement de ces dispositions ne sauraient avoir pour effet de diminuer les ressources globales des collectivités territoriales ou de réduire la part de leurs recettes fiscales dans ces ressources au point d'entraver leur libre administration ;
" Considérant qu'en contrepartie de la suppression, à compter de 2001, de la part régionale de la taxe d'habitation, la loi prévoit une compensation , par le budget de l'Etat, de la perte de recettes supportée par les régions ; qu'il est précisé au 2 du I de l'article 11 que " Cette compensation est égale au produit des rôles généraux de taxe d'habitation ou de taxe spéciale d'équipement additionnelle à la taxe d'habitation émis au profit de chaque région et de la collectivité territoriale de Corse en 2000 revalorisé en fonction du taux d'évolution de la dotation globale de fonctionnement " et que, " à compter de 2002, le montant de cette compensation évolue chaque année comme la dotation globale de fonctionnement " ; que les dispositions critiquées, si elles réduisent de nouveau la part des recettes fiscales des régions dans l'ensemble de leurs ressources, n'ont pour effet ni de restreindre la part de ces recettes ni de diminuer les ressources globales des régions au point d'entraver leur libre administration ".
Plus précisément que dans ses décisions antérieures, le Conseil constitutionnel spécifie que le législateur ne peut diminuer la part des recettes fiscales dans les ressources globales des collectivités territoriales au point d'entraver leur libre administration. La libre administration implique non seulement l'existence d'une fiscalité locale mais aussi que cette fiscalité représente une part suffisante des ressources globales des collectivités territoriales. En deçà d'un certain seuil, la libre administration serait entravée.
Cependant dans le silence du texte constitutionnel, la jurisprudence du Conseil constitutionnel ne définit pas le seuil en deçà duquel toute nouvelle suppression de recettes fiscales serait considérée comme une entrave à la libre administration.
On peut donc légitimement craindre que seule une réduction des recettes fiscales qui conféreraient à ces dernières une part négligeable dans les ressources globales des collectivités locales pourrait être considérée comme violant la norme suprême.
Force est donc de constater que le cadre constitutionnel ne prémunit pas les collectivités locales contre une amputation significative de leurs recettes fiscales par la loi ordinaire . La réforme de la taxe professionnelle les a privées du sixième de leur pouvoir fiscal. La suppression de la part régionale de la taxe d'habitation ampute de 22,5% les recettes de fiscalité directe perçues par les régions.
Seules des garanties supplémentaires inscrites dans le texte constitutionnel apparaissent de nature à mettre un coup d'arrêt à la remise en cause de la fiscalité locale qui porte une atteinte grave à l'esprit même de la décentralisation.