IV. ASPECTS SECTORIELS
Compte tenu de la place dévolue dans ce rapport à la mise en oeuvre de la loi organique du 1 er août 2001 relative aux lois de finances, votre rapporteur spécial ne consacrera que peu de développements à l'exposé des politiques sectorielles du ministère de la culture. Il a notamment renoncé à évoquer la politique du livre, en dépit de la priorité dont elle bénéficie dans le présent budget, et la politique des musées malgré l'importance de la réforme entreprise par le présent gouvernement.
Il se contentera ici de rendre compte, d'une part, d'un contrôle sur place qu'il a effectuée en Corse en application de l'article 57 de la LOLF du 8 octobre 2003 pour y constater la façon dont s'effectuait la décentralisation en matière de patrimoine monumental, et d'autre part, de reprendre l'étude très intéressante consacrée par le Contrôle d'Etat à la fréquentation des théâtres nationaux. Cette initiative lui est apparue significative et porteuse d'une évolution du rôle de cet organe qui devrait le faire passer d'une fonction de contrôle a priori vers un rôle d'audit a posteriori , susceptible d'apporter des éléments d'information objectifs sur un certain nombre de résultats de gestion.
Enfin, il a paru difficile à votre rapporteur spécial de ne pas évoquer la question des intermittents du spectacle en dépit de son faible impact budgétaire. Telle est la raison pour laquelle il a joint à son rapport le rappel de la situation et du contenu des accords passés entre les partenaires sociaux.
A. LA DÉCENTRALISATION DU PATRIMOINE EN CORSE
Au moment où le Parlement examinait le projet de loi relatif aux responsabilités locales qui comporte trois articles traitant du patrimoine, il a paru intéressant à votre rapporteur spécial de se rendre en Corse 9 ( * ) pour voir comment s'étaient passés les transferts de compétences prévus par le statut Joxe de 1991.
La Corse est à l'avant-garde du processus de décentralisation. La question est de savoir si son expérience est transposable.
1. Le cadre juridique
Trois modifications ont été apportées à l'article 56 du statut par la loi du 22 janvier 2002 sans que celles-ci ne bouleversent fondamentalement l'équilibre des pouvoirs du statut de 1991 :
- la collectivité territoriale de Corse -CTC- devient l'acteur de référence, puisqu'elle définit et surtout « met en oeuvre la politique culturelle en Corse » ;
- elle est chargée d'élaborer cette politique culturelle en concertation avec les départements et les communes et non plus, simplement, « au vu des propositions » que ces collectivités leur adressent ;
- une convention doit être passée entre la CTC et l'Etat, qui conserve une compétence générale mais résiduelle pour « les actions relevant de la politique nationale ».
Ce transfert vient parachever l'évolution amorcée depuis 1991. Le décret concernant les transferts de monuments a franchi l'étape du Conseil d'Etat ; il est maintenant dans la dans le circuit des signatures.
L'Etat ne possèdera plus en Corse que deux monuments historiques : la maison Bonaparte à Ajaccio, qui est un musée relevant de la direction des musées de France, en application du principe de non-transfert des immeubles occupés par les services de l'État ; la chapelle impériale, qui est une donation à l'Etat.
A titre d'éléments de contexte, on peut rappeler qu'il est relativement peu de monuments classés ou inscrits en Corse (au nombre d'à peine trois cents) et qu'il s'agit, pour l'essentiel, de monuments publics.
On peut apporter une précision complémentaire, relevée d'ailleurs par la commission présidée par M. René Rémond : la cathédrale d'Ajaccio est transférée à la CTC, ce qui constituera une exception au principe défini pour les autres régions et, en tout cas, une exception au principe vénérable résultant d'un avis du Conseil d'Etat du 2 pluviôse An XIII selon lequel les cathédrales sont la propriété de l'État et les églises celle des communes.
2. Le constat : vers un certain dépérissement de l'Etat-culture ?
Sans doute préoccupés par un avenir aux contours encore mal définis, les personnels d'Etat sont apparus à votre rapporteur spécial inquiets. Ils sont manifestement soucieux d'être à même de remplir correctement les missions qui leur incombent encore . Par ailleurs, ils expriment, moins une défiance à l'égard de la CTC que le souhait de voir la CTC, définir une véritable politique du patrimoine, politique qui fait actuellement défaut.
L'Etat a perdu toute compétence en matière de maîtrise d'ouvrage :
- dès lors qu'il n'a plus, ou presque, de monuments à gérer, et qu'il ne dispose plus de ligne de crédits pour financer des travaux, l'architecte des bâtiments de France n'a plus de raison et même de possibilité d'intervenir ;
- l'architecte en chef des monuments historiques -ACMH- est lui aussi privé de ses fondements juridiques d'intervention : dès lors qu'il n'y a plus de subvention du ministère de la culture et qu'il n'existe plus que deux monuments propriété de l'Etat/Ministère de la culture.
Une première conséquence de cette situation est qu'il n'y a plus de dispositif de nature à garantir l'entretien des monuments historiques en Corse : plus de crédits spécifiques, plus de fonctionnaire compétent, tout repose sur le bon vouloir du propriétaire . En outre, les conditions particulières de transmission des patrimoines en Corse rendent la chose encore plus complexe par suite du grand nombre des propriétés en indivision.
Voulu par la loi, il y a naturellement un resserrement des missions et des personnels de la conservation régionale des monuments historiques . Celle-ci a perdu une grande partie de son personnel : stricto sensu, elle représente 1,5 agent , sachant que le conservateur régional des monuments historiques -CRMH- est, en même temps, chef du service régional de l'archéologie.
Pour des raisons apparemment contingentes -l'impossibilité d'occuper l'immeuble prévu- l'installation matérielle des services est à l'image d'un processus , si ce n'est de marginalisation administrative,du moins d'intervention en bout de la chaîne de restauration et d'entretien des monuments historiques : la CRMH reste un partenaire incontournable en termes d'autorisations, de recherche, de validation scientifique et technique.
La DRAC cherche, en matière de patrimoine monumental -car elle est présente sur d'autres dossiers et joue le rôle interface avec le ministère, notamment avec les inspections, dans les domaines de la création- à rebondir sur la base d'un repositionnement qui se veut dynamique, comme en témoigne la fait que le ministère envisage d'installer la DRAC et le SDAP de Corse-du-Sud dans la Villa San Lazaro, ce qui se veut le signe manifeste d'un non-effacement.
L'Etat exerce seulement les prérogatives régaliennes d'autorisation de travaux dans des conditions qui lui laissent peu de possibilités d'intervenir efficacement.
Il faut signaler que, pour des raisons juridiques , c'est seulement en novembre 2002 que l'on a enfin constitué le conseil des sites , qui est sensé assumer en Corse le rôle des commissions régionales du patrimoine et des sites (CRPS) pour les procédures de classement ou d'inscription. En d'autres termes, depuis 1994, il n'a pas été possible de classer ou d'inscrire un nouveau monument. On note, au surplus, que, s'agissant des monuments privés, il arrive fréquemment de rencontrer des difficultés pour connaître l'identité de tous les propriétaires d'un immeuble par suite du grand nombre d'indivisions, ce qui interdit de facto de prendre de mesures de classement.
Par ailleurs, l'article 72 du projet de loi relatif aux responsabilités locales prévoit que la compétence en matière d'inventaire appartient à la collectivité territoriale de Corse. La conduite des opérations d'inventaire sera donc confiée par la CTC aux collectivités territoriales ou aux groupements de collectivités qui en feront la demande.
Comme l'a souligné un des interlocuteurs de votre rapporteur spécial, la Corse est un laboratoire institutionnel mais elle ne l'a jamais demandé. Néanmoins, elle se prépare à assumer la compétence générale que lui donne la loi.
La CTC vient d'ailleurs de créer un poste de directeur du patrimoine, qui a été confié à M. Jean Guibal, directeur du musée dauphinois et directeur du patrimoine du département de l'Isère . Dans ce domaine précis, il a indiqué que la CTC comptait faire mieux que l'État.
La convention prévue à l'article L. 4424-7 du code des collectivités territoriales, qui doit régler les questions de transferts de moyens, est en cours de signature. Elle a été précédée d'une mission conjointe inspection générale des finances/inspection de l'administration, qui a permis au Premier ministre de faire des arbitrages, jugés satisfaisants par la CTC.
En ce qui concerne les ressources, on en serait, du point de vue corse, « au point zéro », vingt mois après la promulgation de la loi . En tout état de cause, le directeur de cabinet du président de l'exécutif de la CTC a laissé entendre que l'effort global serait supérieur : il semblerait qu'aux 7,5 millions d'euros qui seraient prévus par l'Etat, pourraient en effet s'ajouter autour de 4,5 millions d'euros en provenance du budget de la CTC.
La responsable de l'inventaire au sein de la DRAC s'est souciée du risque d'incohérence dans la collecte des données. Il s'agit de préserver la possibilité pour les travaux effectués en Corse d'être versées dans les bases générales de l'inventaire Mérimée et Palissy.
Le CRMH s'est inquiété du risque d'incohérence de la programmation . Il est certain que, actuellement, les travaux aidés par la CTC le sont en fonction des demandes, et non d'un plan préétabli tenant compte de l'état sanitaire des bâtiments.
A ces craintes, on peut objecter que la loi mentionne explicitement la notion de contrôle scientifique et technique de l'Etat, mais surtout que la CTC semble déterminée à faire les choses « conformément aux règles de l'art », comme en témoigne la personnalité du responsable qu'elle vient de recruter.
Le nouveau système de travaux sur les monuments historiques s'est mis en place de façon empirique .
Au départ, la CTC avait songé à reproduire le mode de fonctionnement de l'administration d'Etat et à se comporter en maître d'ouvrage délégué. Le modèle n'a pas fonctionné par suite des réticences des communes et de la prise de conscience, par la CTC, des risques liés à la maîtrise d'ouvrage déléguée.
Finalement, la CTC joue à la fois le rôle de conseil aux communes, qui sont juridiquement les seuls maîtres d'ouvrages, et de pourvoyeur de subventions sur la base d'un barème . Celui-ci a dû être réajusté à la hausse pour tenir compte du retrait quasi-total du département en matière patrimoniale.
En définitive, la subvention, définie en fonction du nombre d'habitants, peut aller jusqu'à 85 % du coût des travaux.
Parallèlement, le rôle de l'ACMH a changé- celui-ci semble fort satisfait lui d'une situation où il exerce son activité dans des conditions quasi-libérales-, puisque c'est lui qui, en liaison avec l'architecte conseil de la CTC, joue le rôle d'assistant à maître d'ouvrage. Le système fonctionne parfaitement, même si l'on doit noter que le CRMH dénonce une certaine confusion des genres, en reprochant à l'ACMH d'intervenir à tous les niveaux du dossier, en amont comme en aval.
Aussi, convient-il pour résoudre cette difficulté mais aussi d'une façon générale, d'adapter la mission des inspections en matière de monuments historiques à ce nouvel état de choses dans le souci de trouver le bon équilibre entre le contrôle technique national et l'efficacité opérationnelle.
Les fonctionnaires de la CRMH ont insisté sur le risque, pour l'Etat, de ne pas pouvoir exercer sa mission de protection des monuments historiques, dans la mesure où il serait mis devant le fait accompli : l'autorisation de travaux intervient de plus en plus lorsque le dossier est « bouclé » et même, le plus souvent, les appels d'offres lancés. Or, c'est en amont, au niveau de l'étude préalable, qu'il convient d'intervenir pour éviter d'éventuels dérapages.
D'autres personnes ont attiré l'attention sur les risques inflationnistes que comportait le confinement de l'Etat aux seules tâches régaliennes de prescription et de contrôle : dès lors qu'il ne participe pas au financement de l'opération, il n'y a plus d'élément modérateur et l'Etat peut être tenté d'imposer des prescriptions irréalistes.
L'esprit des lois de décentralisation est de procéder par transfert de blocs de compétences. Le principe est simple, la mise en oeuvre est plus délicate. D'une part, certaines politiques n'ont pas été déconcentrées et sont restées nationales pour des raisons tout à fait contingentes ; d'autre part, les élus ont tendance à vouloir l'autonomie mais aussi l'argent de l'Etat en s'appuyant sur une logique de contractualisation. Telle est la raison pour laquelle beaucoup d'entre eux souhaitent poursuivre une politique de contrat de plan.
Une autre situation complexe à gérer résulte de l'apparition de politiques qui n'existaient pas au moment du transfert . Un bon exemple en est fourni avec l'aide aux intermittents du spectacle, qui pourrait conduire l'Etat à intervenir dans un domaine théoriquement transféré.
Le secrétaire général de la préfecture de Corse a signalé qu'il était difficile de faire accepter aux fonctionnaires d'Etat qu'ils soient les seuls à souffrir des restrictions budgétaires.
Dans le même esprit on pourrait ajouter un autre paradoxe, même s'il est la conséquence normale du processus de décentralisation : le transfert de compétences et de moyens aux collectivités territoriales va faire échapper certains secteurs aux exigences de transparence affirmées par la LOLF.
* 9 Le rapporteur spécial a notamment rencontré :
- Lundi 13 octobre, à Ajaccio : M. Jean-Louis Leprêtre, DRAC, et ses collaborateurs de la CRMH, M. Pierre-André Durand, secrétaire général de la préfecture de Corse, M. José Colombani, directeur de cabinet du président de la collectivité territoriale de Corse (CTC), M. Jean Baggione, M. Pierre-René Lemas, préfet de Corse ;
- Mardi 14 octobre, à Bastia : les maires d'Alesani et de la de la communauté de communes, Mme Maestracci, chef du service du patrimoine à la mairie de Bastia ainsi que M. Jacques Moulin, ACMH.