EXPOSÉ GÉNÉRAL
Mesdames, Messieurs,
Le Sénat est appelé à réexaminer les modalités d'accueil des gens du voyage sur le territoire national.
Cette catégorie de la population française est déterminée par son mode de vie spécifique : la loi du 5 juillet 2000 la définit comme les personnes « dont l'habitat traditionnel est constitué de résidences mobiles ».
La loi du 3 janvier 1969 relative à l'exercice des activités ambulantes et au régime applicable aux personnes circulant en France sans domicile ni résidence, règle la question de leur domiciliation pour l'exercice de leurs droits civils et politiques et leur impose l'obligation de détenir un titre de circulation. Ces dispositions, dérogatoires du droit commun, accentuent chez les gens du voyage un sentiment de stigmatisation éprouvé par les difficultés engendrées par leur mode de vie pour l'accès à l'éducation et à la santé.
Leur nombre est estimé entre 250 000 et 500 000 sans que tous se consacrent à un nomadisme tout au long de l'année. En effet, certains d'entre eux se sédentarisent, tendance constatée dans les pays voisins de la France, en Allemagne et en Espagne notamment ; d'autres sont des semi-sédentaires. Le souci de scolariser les enfants dans de bonnes conditions, en présentiel, explique en partie cette évolution.
Il est toutefois assez étonnant, alors que les gens du voyage sont soumis à un régime spécifique, de ne pas disposer de données très précises sur leur nombre, la nature et l'évolution de leurs modes de vie, la composition des familles, leur pyramide des âges. Le rapport de la Cour des comptes s'essaye à des estimations, mais les différents rapports publiés au cours des dernières années ne permettent pas d'affiner l'estimation rappelée ci-dessus.
Les difficultés occasionnées par le stationnement des caravanes, la nécessité de l'organiser pour favoriser une coexistence harmonieuse entre les gens du voyage et la population des communes dans lesquelles ils s'installent a conduit le législateur à fixer les conditions de leur accueil.
Un premier dispositif a été créé en 1990. Il reposait sur un équilibre entre le respect mutuel des droits et obligations de chacun : l'obligation d'accueil des collectivités locales, le respect par les gens du voyage des règles collectives, la responsabilité de l'Etat en matière de solidarité nationale et de bon ordre.
En 2000, le législateur est à nouveau intervenu pour adopter un dispositif plus ambitieux, destiné à régler les nombreuses difficultés subsistantes.
Treize ans plus tard, la loi n'est encore que trop imparfaitement mise en oeuvre : les aires d'accueil sont insuffisantes, générant en chaîne occupations illicites de terrains, tensions avec les populations locales, désarroi de nombreux maires. Il est établi que cette situation intervient dans de nombreuses collectivités ayant respecté totalement ou quasi-totalement leurs obligations. Ces installations irrégulières engendrent l'incompréhension des habitants et mettent en porte-à-faux les élus qui ont mis en oeuvre les prescriptions du schéma dans leur commune. Le décalage entre les besoins et la demande, le trop faible nombre d'aires d'accueil et de grand passage conduisent, dans certains cas, le préfet à ne pas recourir à la force publique pour mettre un terme à ces occupations illicites, ce qui accentue le désarroi des élus vertueux. Cette complaisance remet en cause l'autorité de la loi et celle de l'Etat. Elle provoque des tensions qui vont en s'aggravant d'une année sur l'autre.
La proposition de loi de notre collègue Pierre Hérisson prévoit le renforcement des sanctions réprimant les violations, par les gens du voyage, de leurs obligations.
Cette démarche ne serait pas opérante sans une réévaluation des besoins réels et de nouveaux dispositifs pour contraindre les collectivités locales à respecter leurs engagements.
I. LE RÉGIME LÉGISLATIF DE L'ACCUEIL DES GENS DU VOYAGE ET SES INSUFFISANCES
La loi n° 2000-614 du 5 juillet 2000 - dite loi Besson - relative à l'accueil et à l'habitat des gens du voyage fixe le régime des conditions de leur séjour sur le territoire d'une commune.
Elle repose sur un équilibre constitué de droits et d'obligations mutuelles dans le prolongement de la première intervention du législateur dix ans auparavant.
A. LA CONSTRUCTION D'UN DISPOSITIF LÉGISLATIF ÉQUILIBRÉ
Le droit positif s'est construit à partir d'une obligation jurisprudentielle.
1. La mise en place progressive d'un cadre juridique
La première étape de l'encadrement des conditions d'accueil des gens du voyage est jurisprudentielle. En 1983, le Conseil d'État leur reconnaît un droit de passage et de stationnement sur le territoire communal : dans le cadre de ses pouvoirs de police, le maire peut « réglementer les conditions de circulation et de séjour des nomades pour éviter qu'elles ne créent un danger pour la salubrité, la sécurité ou la tranquillité publique ». Cependant, les mesures correspondantes « ne sauraient légalement ni comporter une interdiction totale de stationnement et de séjour ni aboutir en fait à une impossibilité pour les nomades de stationner pendant le temps minimum qui leur est nécessaire » 1 ( * ) .
Dans le cadre de la loi du 31 mai 1990 visant à la mise en oeuvre du droit au logement, le Parlement avait adopté dans son article 28 un dispositif moins abouti que celui en vigueur : création d'un schéma départemental et obligation pour les communes de plus de 5 000 habitants de réaliser des aires d'accueil, le cas échéant en se groupant avec d'autres communes. Une fois cette obligation mise en oeuvre, les maires concernés pouvaient interdire le stationnement des gens du voyage sur le reste du territoire communal 2 ( * ) . Mais ces dispositions n'ont été que très partiellement appliquées.
Un dispositif insuffisamment encadré, un engagement financier de l'État trop faible et des règles mal adaptées pour permettre aux maires de mettre fin à la violation de l'interdiction, ont empêché le succès de la mise en oeuvre de ces dispositions.
Constatant des problèmes persistants, le Sénat a adopté le 6 novembre 1997, sur le rapport de notre ancien collègue Jean-Paul Delevoye, une proposition de loi pour y remédier en créant un schéma national identifiant les grands passages traditionnels et en confiant aux préfets de département le soin de coordonner l'organisation entre les différentes aires du département. Privilégiant un cadre conventionnel réunissant les différentes parties intéressées - État, région, départements, communes et intercommunalités - pour la mise en oeuvre du schéma, la proposition de loi renforçait parallèlement les prérogatives des maires en instituant notamment un référé devant le tribunal de grande instance pour permettre l'évacuation des caravanes stationnées irrégulièrement sur un terrain privé et qui causeraient une atteinte à l'ordre public 3 ( * ) .
Cette proposition de loi ne fut jamais inscrite à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale.
2. L'équilibre arrêté en 2000
Sur le constat du relatif échec de la loi du 31 mai 1990 - 47 schémas départementaux, moins d'un quart des communes en règle, un tiers seulement des places nécessaires disponibles -, l'objectif premier assigné à la loi du 5 juillet 2000 était de « définir un équilibre satisfaisant entre, d'une part, la liberté constitutionnelle d'aller et de venir et l'aspiration légitime des gens du voyage à pouvoir stationner dans des conditions décentes et, d'autre part, le souci également légitime des élus locaux d'éviter des installations illicites qui occasionnent des difficultés de coexistence avec leurs administrés » 4 ( * ) .
La loi confie aux communes 5 ( * ) la responsabilité de créer des aires d'accueil, attribue à celles qui la respectent des moyens renforcés pour lutter contre les stationnements illicites et investit l'État comme garant de cet équilibre tout en lui imposant une contribution financière à la réalisation des emplacements.
* 1 Cf. Conseil d'État, 2 décembre 1983, ville de Lille (n° 13 205).
* 2 Cf. article 28 de la loi n° 90-449 du 31 mai 1990 visant à la mise en oeuvre du droit au logement.
* 3 Cf. proposition de loi relative aux conditions de stationnement des gens du voyage (TA 32, 1997-1998).
* 4 Cf. exposé des motifs du projet de loi n° 1598 AN (XI ème législature).
* 5 Cette responsabilité est obligatoire pour les communes de plus de 5 000 habitants (cf infra).