III. LES RESTRICTIONS BUDGÉTAIRES DOIVENT CONDUIRE À REPENSER LA STRATÉGIE IMMOBILIÈRE
Le ministère de la justice fait partie des ministères qui possèdent un parc immobilier relativement important avec 4,2 millions de mètres carrés, comparable au ministère de l'économie et de finances mais situé loin derrière les trois grands ministères « immobiliers » (éducation nationale et enseignement supérieur, armées et intérieur)27(*).
Il dispose d'une agence en propre, l'Agence publique pour l'immobilier de la justice (APIJ) pour les grands projets, ainsi que de services propres : antennes immobilières du secrétariat général (conduite d'opérations de taille limitée, gestion technique du patrimoine des juridictions et de la protection judiciaire de la jeunesse), directions interrégionales de la direction de l'administration pénitentiaire.
Au regard de la nature même des métiers de la justice, articulés autour des juridictions, des établissements et centres pénitentiaires ou destinés aux mineurs, l'immobilier est un aspect essentiel pour apprécier la programmation des crédits demandés. Les investissements immobiliers sont d'autant plus importants qu'ils doivent répondre à des besoins croissants, du fait de la hausse des recrutements et du niveau de l'activité juridictionnelle et pénitentiaire.
C'est un domaine dans lequel le ministère de la justice ne se montre pas exemplaire en gestion. Alors que les conférences immobilières prévoient une sanctuarisation de ces dépenses d'investissement, des crédits de paiement d'un montant de 20 millions d'euros ont été redéployés de l'immobilier « propriétaire » vers les frais de justice sur le programme 166 « Justice judiciaire ». De manière encore plus étonnante, à ces 20 millions d'euros s'ajoutent 9 millions d'euros transférés depuis ce poste vers d'autres postes que l'administration n'est pas en mesure d'identifier. Le programme 107 « Administration pénitentiaire », en revanche, a appliqué les consignes de la conférence immobilière28(*).
La mission subit toujours les conséquences des contrats de partenariat public-privé (PPP) en cours, aucun nouveau PPP n'ayant été conclu depuis 2014 par le ministère de la justice. Ces contrats ont pesé sur les marges financières de la mission, en 2023, pour un montant de 267,7 millions d'euros en autorisations d'engagement et 304,7 millions d'euros en crédits de paiement.
A. LE PLAN « 15 000 » DOIT SE POURSUIVRE EN LUI ASSOCIANT UN PILOTAGE PLUS EFFICACE
Le projet de budget pour 2025 prévoit une relative préservation des crédits immobiliers du programme 107 « Administration pénitentiaire », comparativement aux autres programmes de la mission « Justice ».
En matière d'investissement immobilier, le budget pénitentiaire finance deux catégories d'opérations.
En premier lieu, les opérations menées par les services déconcentrées mobilisent, en 2025, 141,5 millions d'euros en autorisations d'engagement et en crédits de paiement, contre 184,5 millions d'euros en autorisations d'engagement et 131,5 millions d'euros en crédits de paiement dans le projet annuel de performances pour 2024. Ces opérations sont surtout dédiées à l'entretien et la maintenance des établissements pénitentiaires.
La seconde catégorie est celle des opérations menées par l'APIJ, qui bénéficient de 264 millions d'euros en autorisations d'engagement et 414,8 millions d'euros en crédits de paiement, après un niveau très élevé d'autorisations d'engagement (528,4 millions d'euros) et moins élevé de crédits de paiement (321,1 millions d'euros) en 2024.
1. La construction de nouveaux établissements est plus que jamais indispensable pour éviter une dégradation supplémentaire de la situation dans les prisons
Ces opérations correspondent notamment au « plan 15 000 ». Ce plan fait l'objet d'une attention particulière du rapporteur spécial, qui lui a consacré l'an dernier un rapport de contrôle budgétaire29(*).
Le plan de création de 15 000 places supplémentaires en établissements pénitentiaires a été annoncé en 2018. C'est le quatrième programme de ce type depuis la fin des années 1980, les programmes précédents n'ayant jamais permis de faire face à l'accroissement du besoin.
Le programme immobilier pénitentiaire doit se poursuivre avec, selon les documents budgétaires, l'accroissement de la capacité de la maison d'arrêt de Nîmes, la création de la structure d'accompagnement à la sortie (SAS) de Ducos, le centre pénitentiaire des Baumettes 3 et la livraison des premières phases des opérations du centre pénitentiaire de Baie-Mahault et de la maison d'arrêt de Basse Terre.
Le rapporteur spécial souligne que la poursuite du plan est absolument nécessaire, en raison de la situation extrêmement préoccupante des prisons françaises : le taux d'occupation dans les maisons d'arrêt, selon l'indicateur 3.1 du projet annuel de performances, était de 142,4 % en 2023 et la cible est 164,3 % en 2025. Or les cibles fixées par les indicateurs de performances sont souvent optimistes, ce qui laisse craindre un taux d'occupation encore plus élevé. La réception des grands établissements, en 2027, permettrait seulement de ramener le taux d'occupation à un niveau de 155 %.
Or la mise en oeuvre du plan est lente. Au 1er juillet 2023, 14 établissements avaient été livrés, représentant 4 281 places brutes mais seulement 2 771 places nettes après prise en compte des fermetures d'établissements. Un an plus tard, au 1er juillet 2024, le nombre d'établissements livrés était égal à 22, pour 6 494 places brutes ou 4 521 places nettes. 8 établissements pénitentiaires étaient en travaux sur les 28 opérations restant à livrer.
En conséquence, pour 20 opérations les travaux n'ont pas encore commencé : 5 sont en phase d'études de conception, 10 font l'objet d'un appel d'offres en vue du choix du groupement constructeur et 5 opérations en sont aux études préalables.
Le rapporteur spécial constate que, si certaines opérations rencontrent peu de difficultés d'implantation, d'autres doivent faire à la difficulté de trouver des terrains. Les raisons peuvent être techniques ou environnementales, mais dans certains cas les élus ou les riverains s'opposent à l'installation de prisons sur leur commune. En particulier, des démarches contentieuses retardent les opérations de Muret, de Tremblay-en-France et d'Orléans.
Les retards par rapport au calendrier initial sont conséquents puisque 7 000 places nettes devaient être livrées entre 2017 et 2022, puis 8 000 places entre 2023 et 202730(*). Le garde des sceaux a ainsi reconnu, le 10 novembre, que l'objectif de création nette de 15 000 places ne serait pas tenu en 202731(*).
Les coûts et les délais font ainsi l'objet de dépassements souvent importants, et qui tendent à s'aggraver avec le temps. L'écart entre les coûts révisés et les coûts prévisionnels atteindrait 33,9 % en 2024, contre 17,9 % seulement l'année précédente ; le projet annuel de performances prévoit une diminution au cours des prochaines années. Les retards, qui dépassent 20 %, s'accroîtraient encore en 2025 avant de connaître un léger reflux. Toutefois la baisse en 2025 s'explique en fait par l'intégration d'opérations dans l'actualisation des cibles.
Évolution du respect des coûts des délais des grands projets immobiliers
(en pourcentage de dépassement)
Source : commission des finances, à partir du projet annuel de performances
Les écarts moyens ne donnent toutefois qu'une vision sommaire de la diversité des situations. Les écarts budgétaires dépassent ou s'approchent de 80 % pour certains projets (Noisy, Orléans, Saint-Laurent-du-Maroni).
Le projet annuel de performances n'apporte que des explications sommaires à ces écarts, évoquant pour les écarts calendaires les retards causés par la crise des matériaux.
2. Les retards et les malfaçons reflètent les déficiences de la stratégie et du pilotage
Le rapporteur spécial constate que des réorientations seront sans doute nécessaires face aux difficultés d'avancement de certains projets. Il considère surtout qu'une réflexion est nécessaire sur le pilotage des projets.
L'existence d'une agence spécialisée dans l'immobilier de la justice telle que l'APIJ ne va pas forcément de soi. Une agence plus large, au service de plusieurs ministères, bénéficierait d'effets d'échelle. Or les enjeux du ministère de la justice sont très différents d'une direction à une autre : le programme d'une opération pénitentiaire est extrêmement spécifique et n'a que peu à voir avec celui d'un palais de justice, qui se rapproche plus de celui d'un immeuble de bureaux classique.
Au total, toutefois, l'existence d'une agence spécifique au ministère de la justice permet d'apporter aux équipes de ce ministère un interlocuteur proche, tout en réunissant des compétences spécifiques de gestion de projet.
Le rapporteur spécial constate toutefois que ce mode de gestion ne garantit pas la qualité du résultat produit. De nombreuses malfaçons lui ont été rapportées lors de ses visites dans des établissements ou de ses auditions. Il a ainsi constaté que, deux ans après la livraison du centre pénitentiaire de Mulhouse-Lutterbach, une facture de 600 000 euros avait dû être réglée pour remplacer le châssis de fenêtres insuffisantes pour aérer les locaux et trop faciles à démonter.
Très récemment encore, un bâtiment entièrement rénové à Fleury-Mérogis, pour un coût de 57 millions d'euros, inauguré par le garde des sceaux en 2023, a dû fermer en septembre 2024, six mois après l'installation des détenus, en raison, notamment, de dysfonctionnements des installations d'eau chaude et de chauffage.
Le rapporteur spécial considère que les projets sont construits de manière trop isolée les uns des autres. Les établissements pénitentiaires ont des particularités communes, qui les distinguent très fortement des autres types de construction. En conséquence, il considère qu'un programme général devrait être défini pour ce type d'établissement, qu'il conviendrait ensuite de décliner en fonction du terrain disponible et du type d'établissement à construire. Une plus grande standardisation, sans chercher à tout prix le « geste » architectural, permettrait certainement d'apprendre des erreurs passées et de réduire les risques de malfaçon.
En outre, les équipes qui seront en charge des bâtiments, en l'occurrence les personnels de surveillance, ne sont pas suffisamment associés à la conception des bâtiments. Leur expérience aiderait à éviter des erreurs trop flagrantes qui peuvent concerner non seulement l'utilisation des bâtiments au quotidien, mais aussi leur sécurité.
Il renouvelle en conséquence sa recommandation de mettre en place un comité d'audit auprès de l'APIJ, composé de membres des directions du budget, de l'immobilier de l'État et de l'administration pénitentiaire, ainsi que de professionnels de l'immobilier.
* 27 Inspection générale des finances, Immobilier de l'État : une nouvelle architecture pour professionnaliser, avril 2003.
* 28 Cour des comptes, note d'exécution budgétaire sur la mission « Justice » en 2023.
* 29 15 000 places de détention supplémentaires et 20 nouveaux centres éducatifs fermés en 2027 : mission impossible ?, Rapport d'information n° 37 (2023-2024), fait par Antoine Lefèvre, rapporteur spécial, au nom de la commission des finances du Sénat, déposé le 18 octobre 2023.
* 30 Programme 15 000 places, dossier de presse du ministère de la justice, 2017.
* 31 Didier Migaud, garde des sceaux, entretien sur France Inter, 10 novembre 2024.